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Full text of "Le Conservateur littéraire, 1819-1821"

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LE 

CONSERVATEUR LITTÉRAIRE 

1 819- 182 1 



SOCIÉTÉ DES TEXTES FRANÇAIS MODERNES 



LE 

CONSERVATEUR 

LITTÉRAIRE 

1819-182I 



ÉDITION CRITIQUE 



PUBLIEE PAR 



JULES MARSAN 

TOME I 

PREMIÈRE PARTIE 




PARIS 

LIBRAIRIE HACHETTE 

BOULEVARD SAINT-GBRMAIN, 79 
1922 




V 



PQ 

1136 

# '// 



INTRODUCTION' 



Le Conservateur littéraire des frères Hugo donna sa 
première livraison au commencement de décembre 1819. 
Le Conservateur politique attendit jusqu'au 3 mars pour 
annoncer la publication. F. Agier se chargea des souhaits 
de bienvenue; le grand journal accordait — d'un peu 
haut — son patronage à la revue naissante : « ... Il y a 
dans cette honorable entreprise quelque chose de plus 
intéressant, de plus touchant encore, c'est son motif... 
L'éducation de ces intéressants jeunes gens a été dirigée 



I. Bibliographie générale : R^cjicils des Jeux Flrjraux. — 
Annales romantiques. — V. Hugo, Odes et poésies diverses, édit. 
de 1822, édit. de 1S29, édit. G. Simon (Impr. nationale); 
Lettres à la fiancée ; Littérature et philosophie mêlées, exem- 
plaire de Juliette Drouet avec des notes manuscrites de 
V. Hugo (Collection L. Barthou); Victor Hugo raconté... — 
Sainte-Beuve, Portraits contemporains. — L. Véron. Mémoires 
d'un bourgeois de Paris. — Labouïsse-Rochefort, Souvenirs ; 
Papiers m a nu. se ri ts (biblioth. de Saint-Girons). — Quérard, 
La France littéraire. — Catalogue Noilly. — Ch-M. Desgran- 
ges, La presse littéraire sous la Restauration. — E. Biré, 
V. Hugo avant i83o. — L. Séché. Le cénacle de la Muse fran- 
çaise ; Annales romantiques. — E. Dupuy, La jeunesse des 
romantiques; A. de Vigny, ses amitiés... — M. Souriau, La 
préface de Cromwell. — P. Lafond, L'aube romantique. — 
P. Dufay, V. Hugo à vingt ans. — L. Belton, V. Hugo et son 
père. — G. Simon, L'enfance de V. Hugo. — Abbé Dubois, 
V. Hugo, ses idées religieuses ; Biobibliographie de V. Hugo. — 
J. Dedieu, A. Soumet. 



VI INTRODUCTION. 

par une mère distinguée qui a pensé de bonne heure que 
de bons principes et des talents formaient la seule fortune 
qui pût être à l'abri des révolutions, la seule arme avec 
laquelle on pût ne pas se défendre de l'envie, de la ca- 
lomnie, mais la braver. Maintenant, fils reconnaissants, 
ils essaient d'acquitter une dette aussi sacrée que douce. 
Ils doivent à leur mère une seconde vie : ils veulent sou- 
tenir, embellir la sienne; et, pour y parvenir, ils unissent 
la fraternité du talent à la fraternité du sang. Heureux 
jeunes gens d'avoir une mère qui ait senti le pri.x de 
l'éducation! Heureuse mère de voir ainsi couronner ses 
soins I Outre l'utilité et la bonne rédaction du Conserva- 
teur littéraire, c'est donc la piété filiale et maternelle qui 
le recommande à tous les amis des lettres et du bien. » 

Agier se plaît à ce petit tableau attendrissant. Peut-être 
son enthousiasme serait-il moins vif, s'il connaissait les 
idées véritables de Sophie Trébuchet et ses principes sur 
l'éducation... 

La mère de Hugo — « ma mère vendéenne! » — ne 
ressemble pas à la mère de Lamartine, ou à celle de 
Vigny; on l'a fait remarquer souvent, pour le lui repro- 
cher. Elle ne réalise en aucune façon le type conven- 
tionnel de la Mère de poète; mais son action personnelle 
n'en est pas moins profonde. Élevée à l'école du dix-hui- 
tième siècle, c'est une femme à l'esprit net, à la volonté 
ferme; sa passion pour les romans ne l'a pas rendue 
romanesque. Sainte-Beuve en a tracé un portrait singu- 
lièrement vivant : « M"'" Hugo, femme supérieure, d'un 
caractère viril et royal, comme dirait Platon, s'était déci- 
dée à ne pas voir le monde et à vivre retirée dans une 
maison située au fond du cul-de-sac des Feuillantines, 
faubourg Saint-Jacques, pour mieux vaquer à l'éducation 
de ses fils. Une tendresse austère et réservée, une disci- 
pline régulière, impérieuse, peu de familiarité, nul mys- 
ticisme, des entretiens suivis, instructifs et plus sérieux 
que l'enfance, tels étaient les grands traits de cet amour 



INTRODUCTION. VII 

maternel si profond, si dévoué, si vigilant*... » Dans 
cette éducation, un grand souci de l'ordre, mais point de 
contrainte. Elle ne fait aucun effort pour conduire ses 
enfants vers la carrière des armes. La poésie ne Teffraye 
pas; elle partage leurs goûts, encourage avec orgueil 
leurs premiers essais littéraires. Suivre le libre dévelop- 
pement de ces jeunes esprits, à l'abri des exigences pa- 
ternelles, c'est pour elle une consolation, et c'est aussi 
une manière de revanche à ses déceptions de femme. 

D'ailleurs, le général semble se soucier assez peu 
d'exercer ses droits. A son passage à Paris, après la 
reddition de Thionville, il a exigé qu'Eugène et Victor 
entrent à la pension Cordier pour se préparer à l'École 
polytechnique ; mais il s'en tient à cet acte d'autorité. 
Des soucis d'un autre ordre l'attendent à Blois, où il doit 
vivre désormais avec ses maigres ressources de demi- 
solde. C'est le temps où commence sa liaison avec 
M""" d'Almeg, et il est occupé â'elle plus que de sa femme 
et de ses enfants. Enfin, le 3 février 1818, une séparation 
de corps, obtenue sur la demande de M'"" Hugo, lui ren- 
dra sa liberté complète "^ 

Quels ont été, durant ces trois ans, les rapports du gé- 
néral avec sa famille, c'est ce que nous ne savons pas 
exactement. Le Victor Hugo raconté... s'en tient à des 
formules assez vagues. Voici quelques lettres cependant 
qui nous éclairent sur sa façon de comprendre le devoir 
paternel. La première est datée du 24 octobre 18 16; elle 
est de la main d'Eugène et porte la signature des deux 
frères, ornée de paraphes savamment compliqués : 

Mon cher papa, 

Nous ne voulons pas t'importuner et, sans doute, nous n'en 
avons pas besoin : mais notre oncle nous a conseillé de 



1. Portraits contemporains. T. I; p. 391. 

2. Voy. E. Dupuy, La jeunesse des romantiques. — Pierre 
Dufay, Victor Hugo à vingt ans (Annales 7-omantiques, 1907). 



VIII INTRODUCTION. 

t'écrire une seconde fois et de te réitérer nos demandes. Si 
elles sont pressantes, nos besoins le sont davantage. Nous 
allons quatre fois par jour au collège, par la pluie et par la 
neige; tu sens qu'il faut bien laisser à nos habits, à nos sou- 
liers le temps de sécher : comment le faire, si nous n'avons 
pas de quoi changer? 

M. de Cotte nous a acheté tous les livres nécessaires pour 
les cours de mathématiques, à l'exception de la statique qui 
eût coûté trop cher. Nous ne savons pas encore quels seront 
les livres pour la philosophie : une indisposition du profes- 
seur a fait remettre l'ouverture du cours à la Toussaint. 

Adieu, mon cher papa, nous espérons que tu te porteras 
toujours bien et que tu n'oublieras pas 

E. Hugo. — Victor. 
24 octobre 1816*. 

Cette lettre était assez pressante. Sur l'original, le père 
a écrit, de son écriture énergique : « Répondu le 3o oc- 
tobre 1816, » La réponse ne dut pas être ce qu'attendaient 
les enfants, à en juger par une réplique du 12 novembre,, 
passée en vente publique il y a quelques années : 

... Quant à la lin de ta lettre, nous ne pouvons te cacher 
qu'il nous est extrêmement pénible de voir traiter notre mère 
de malheureuse, et cela dans une lettre ouverte qui ne nous 
a été remise qu'après avoir été lue. Nous avons vu ta corres- 
pondance avec maman. Qu'aurais-tu fait dans ces temps où 
tu la connaissais, où tu te plai-sais à trouver le bonheur près 
d'elle, qu'aurais-tu fait à la personne assez osée pour tenir un 
pareil langage? Elle est toujours, elle a toujours été la même, 
et nous penserons toujours d'elle comme tvi en pensais alors'.. 

Pourtant, ce n'est pas encore la rupture. Le 19 juin 1817, 
Abel remercie son père d'un envoi d'argent et de livres. 
Plus âgé que ses frères, c'est à lui que revient l'emploi 



1. Lettre inédite. 

2. Celle-ci est de la main d'Eugène et signée de lui seul. 
(Vente du 3o nov. 1912.) 



INTRODUCTION. IX 

de chef de famille et il s'en acquitte avec un soin tou- 
chant : 

Mon cher papa, 

J'ai bien reçu ta lettre du lo courant, et les !00 francs qu'elle 
m'annonçait pour le mois de mai me sont bien pai^enus, 
ainsi que les 20 francs de supplément pour le mois de jan- 
vier. J'ai remis le tout à maman. 

Mes frères doivent te répondre et te remercier des divers 
objets que tu leur as envoyés. Le traité de perspective ne 
pourra leur servir parce que les planches manquent. Voici 
bientôt deux ou trois mois qu'ils n'ont pas reçu l'argent que 
tu leur avais promis pour leurs petites dépenses mensuelles, 
et cependant il est impossible qu'ils n'aient pas besoin de 
quelques sous, ne fût-ce que pour payer leurs chaises à la 
messe, quelques livres de haute littérature qui leur sont né- 
cessaires, etc. Je leur ai fait la petite avance dont ils ont eu 
besoin et qu'ils me doivent rembourser sur le premier argent 
qu'ils recevront. Si l'envoi de ces sommes partielles chaque 
mois te gênait quelque peu à cause de leur exiguïté, je te prie- 
rais de les joindre à l'argent que tu m'envoies tous les mois 
pour maman. Nous sommes maintenant dans la saison des 
bainsen rivière, il serait bon que Victor en profitât pour appren- 
dre à nager. Eugène pourrait bien lui donner des leçons, mais 
comment le faire si on ne les laisse pas sortir pour aller se bai- 
gner et s'ils n'ont pas d'argent pour payer les bains? Je te 
demanderais la permission de les aller chercher quelquefois 
le matin à 5 ou 6 heures pour les mener avec moi à l'école 
de natation. Tu me feras un grand plaisir en accédant à ma 
prière et en écrivant à M. Cordier pour le prévenir de ta dé- 
termination. 

Le temps est magnifique et promet une abondante récolle... 
Paris n'a pas cessé d'être un moment tranquille. Tu ne me 
dis plus où en est ton ouvrage? Est-ce que tu l'aurais laissé 
de côté pour quelque temps? Il faut cependant te dépêcher 
et profiter du moment où les Chambres ne sont pas rassem- 
blées. Autrement, il est bien difficile d'attirer sur soi l'atten- 
tion publique. 

M. Badia et sa famille, Théophile, notre respectable gou- 
verneur des Pages M. Rancaûo, me chargent de leurs compli- 
ments pour toi. Théophile se recommande surtout à ton bon 



X INTRODUCTION. 

souvenir. Il est employé à la Caisse d'amortissement, et au 
besoin ses services te sont tout dévoués. 

Je t'embrasse de tout mon cœur et te prie de croire à l'inal- 
térable attachement de ton fils respectueux et dévoué. 

Abel. 

Si tu m'accordes la permission que je te demande, n'attends 
pas, je te prie, le mois prochain pour me répondre'. 

Après le jugement de séparation, il semble bien que 
tous rapports directs soient interrompus entre le général 
Hugo et ses fils. Tout au plus daigne-t-il s'informer de 
leur travail. Dans une lettre du 28 avril 1820 au doyen de 
la Faculté de droit de Paris, il exprime la crainte « qu'une 
entreprise littéraire dont il a entendu parler [le Conser- 
vateur littéraire] ne fasse tort à leurs études et à leur 
bourse* »... Mais sa sollicitude ne va pas plus loin. Il né- 
glige même de leur faire connaître son second mariage, 
contracté le 6 septembre 1821, deux mois après la mort 
de sa première femme. C'est seulement en mars 1822 
qu'ils en sont instruits, quand Victor, sur les instances 
de sa fiancée, se décide à communiquer à son père ses 
projets personnels. A cette date, d'ailleurs, la nouvelle 
ne surprend pas le jeune poète autant qu'on pourrait le 
croire. La même lettre lui a apporté le consentement 
qu'il sollicitait, et c'est l'essentiel. « C'est le bonheur qui 
vient, il n'y a qu'un nuage*... » Un nuage, ce n'est pas 
beaucoup dire. Mais il est tout à son amour et à ses 
rêves. 

Le coup fut plus rude pour Eugène. Son cerveau de 
malade lui dicta même une démarche assez singulière, 
on dirait presque un acte de folie... Pendant un mois, il 
est hanté du souvenir de sa mère; puis, un jour, au début 



1. Inédit. De la main du général : a R. le n juillet. 

2. Catalogue Noilly, n° 84. 

3. Lettres à la fiancée, p. 280. 



INTRODUCTION. XI 

d'avril, sans prévenir personne, sans argent ni papiers, 
il se met en route, à pied. Il veut aller à Blois, se rendre 
ojmpte, voir par lui-même. Le 12, il écrit de Chartres, 
où son voyage a été interrompu brusquement, — et l'écri- 
ture de la lettre est étrange, irrégulière, heurtée, sans 
rapports avec son écriture d'autrefois : 

Mon cher papa, 

Tu sais que j'étais resté long'temp.s sans répondre à la let- 
tre que tu avais écrite à Victor. 

Cette lettre exigeait de longues méditations. Enfin, je 
t'avouerai qu'avant de te répondre, j'avais voulu m'assurer 
par moi-même si ce que tu nous disais était irrévocablement 
achevé. 

J'étais parti poui' Blois atin de savoir si tu étais réellement 
marié. 

Malheureusement, n'ayant pas de papiers, j'ai été arrêté en 
route, à 21 lieues de Paris. 

Je te prie d'écrire à M. le Procureur du Roi à Chartres pour 
déclarer que je suis ton fils et me réclamer. 

Le billet que nous avons payé à M. Blot était de 889 fr. 10 
et non pas de 362 francs, comme tu nous l'avais marqué. 

Si tu peux m'envoyer ce que nous avons payé en surplus à 
Chartres, tu me feras réellement plaisir. 

Adieu, mon cher papa, porte-toi bien, permets-moi de t'em- 
brasser et de me dire, avec une affection véritable, 
ton fils soumis et respectueux. 

Eugène Hrco '. 

Ces dissentiments avaient de bonne heure créé aux 
trois frères des devoirs impérieux. C'est surtout au début 
de 1818, à la veille du procès en séparation, qu'ils en eu- 
rent conscience. Leur mère avait besoin de leur secours. 
Déjà le talent de Victor avait fait ses preuves; mais il ne 



I. Inédite. — « N'oublie pas qu'Eugène était un peu fou 
quand il t'a écrit », dira Victor le 18 septembre i-S22. (Lettre 
publiée par M. P. Dufay.) 



XII INTRODUCTION. 

suffisait plus de s'amuser à quelques traductions, ou de 
copier sur des cahiers jalousement conservés de nobles 
alexandrins. Pour s'imposer, un journal aurait un autre 
pouvoir... 

Le 25 janvier, Abel, Eugène et Victor sigrnèrent avec 
J.-J. Adcr et L.-A. Marteau un acte d'association. Il 
s'agissait de publier, sous le titre de Lettres b7-etonnes, un 
recueil hebdomadaire « sur les événements politiques et 
littéraires dignes de fi.xer l'attention du public ». Voici, 
d'après M. G. Simon, la distribution de la matière, sem- 
blable à peu près à ce qu'elle sera dans le Conservateur : 
« Politique spéciale, sciences, questions politiques. — 
Littérature. — Moeurs. — Spectacles et nouvelles théâ- 
trales. — Variétés, chronique et nouvelles du jour. — 
Poésie'. )) 

Les difficultés commencèrent quand il fallut trouver 
un éditeur. Abel avait une certaine expérience en la ma- 
tière. En janvier 1817, il avait publié avec Ader et Mali- 
tourne cet amusant Traité du mélodrame qui est déjà 
comme une parodie de la future doctrine romantique; il 
croyait pouvoir compter sur son ancien imprimeur. Mais 
celui-ci, sans doute, se déroba et les Lettres bretonnes ne 
furent jamais offertes à l'admiration des foules. 

Le petit groupe cependant ne voulut pas se dissoudre. 
Eugène et Victor ayant quitté le collège en août, on or- 
ganisa une série de réunions périodiques. Ce fut le Ban- 
quet littéraire... Médiocres banquets, à vrai dire, — 2 francs 
par tête, au restaurant Edon, rue de l'Ancienne-Comédie. 
Mais des lectures accompagnaient les repas et c'était, au 
sens propre du mot, une manière de Cénacle. Le D"' Vé- 
ron se souvient avoir assisté à l'une de ces fêtes*. 

Le Banquet littéraire semble avoir vécu jusqu'aux pre- 
miers jours de 1819. — 1819, l'année, pour Victor, des 



1. Edition des Odes (notes de l'éditeur, p. 528). 

2. Mémoires d'un bourgeois de Paris, I, p. 239. 



INTRODUCTION. XIII 

débuts triomphants! En mai, il obtient ses premiers suc- 
cès aux Jeux Floraux, soulignés en juillet par l'article du 
Lycée français. En septembre, l'ode les Destins de la 
Vendée soulève les colères du Coui-rier et de la Renom- 
mée*. Mais le poète n'est pas ému de quelques railleries; 
il réplique en octobre par la satire le Télégraphe. « Voici 
un jeune homme, écrit La Quotidienne, qui ne se laisse 
pas effrayer par le discrédit où est tombée la poésie. Il 
entre dans la carrière en brave chevalier et armé de toutes 
pièces... M. Hugo annonce de grandes dispositions et un 
véritable talent pour la poésie; nous l'engageons à pour- 
suivre; les bons vers et les nobles sentiments, quoi qu'en 
puissent dire MM. les libéraux, seront toujours bien reçus 
en France^... » Déjà Victor Hugo a pris position comme 
poète, il a choisi son parti, il a soulevé des polémiques. 
Le Conservateur littéraire, en décembre, ne peut passer 
inaperçu. 

Et c'est l'année encore des belles espérances d'amour. 
On connaît les débuts de l'idylle et comment Adèle et 
Victor se sont trouvés engagés l'un à l'autre. Le 26 avril, 
les paroles décisives ont été prononcées, — avec quelle 
émotion presque religieuse! « Je ne vis au bonheur et au 
malheur que depuis ce moment-là », dira-t-il deux ans 
plus tard*. Durant les soirées silencieuses de l'hôtel Tou- 
louse, le jeune poète s'abandonne à ses rêves d'avenir. 
Il a désormais une raison nouvelle — plus puissante — 
de conquérir la gloire. Des difficultés sont à surmonter, 
mais son courage ne s'effraie pas. Sa jeune revue lui 
sera précieuse encore pour en imposera l'humeur un peu 



1. Tant que M. Hugo chantera sur ce ton, il ne fera la 
réputation de personne, pas même la sienne. La trompette 
de M. Hugo n'est pas celle du jugement dernier; nous la 
croyons propre à endormir les vivants, mais non pas à ré- 
veiller les morts... » {La Renoinmàe, 3 octobre 1819.) 

2. La Quotidienne, 3o octobre 1819. 

3. Lettres à la fiancée, p. 5? (26 avril 1821). 



XIV INTRODUCTION. 

revêche de M. Foucher, pour flatter à l'occasion ses ma- 
nies d'écrivain, surtout pour correspondre sans danger 
avec celle qu'il aime : 

Bientôt... lis sans retard, lis, ô vierge adorée, 
Ce que trace ma main par mes pleurs égarée... 

Dans les plaintes de Raymond d'Ascoli, la jeune fille 
entendra des aveux qu'elle seule pourra comprendre'. 



Le 4 décembre, le Journal de la Librairie fait con- 
naître les conditions de la publication : tous les trois 
mois, un volume de 400 pages, paraissant par livraisons; 
le prix est fixé à 10 francs par volume, à i fr. 5o par li- 
vraison*. Les numéros se succèdent assez régulièrement. 
En voici la liste, toujours d'après le Journal de la Li- 
brairie : 

Tome I 

1" livraison annoncée le 11 décembre 1819. 

•~ — 25 » 

;•■' — i5 janvier 1820. 

4' — 29 » 

-' — 5 février. 

< ' - 12 » 

'1' — 4 mars. 

^' — 25 » 

ç,' — 1" avril. 

10" — i5 » 

Tome II 

II' — 6 mai. 

12' — 20 mai. 

I?' — 3 juin. 



1. Le jeune banni (Raymond à Emma), t. II. i6* livr. 

2. Sur la couverture du tome III, l'indication du prix de la 
livraison a été supprimée. 



INTRODUCTION. XV 

14* livraison annoncée le 10 juin. 
15" — 17 » 

i6' — 1" juillet. 

17" — 22 » 

18" — 5 août. 

19' — 19 » 



20* 


Tome III 


2 septembre. 


21* 


— 


9 » 


22* 


— 


7 octobre. 


2?,' 


— 


21 » 


24' 


— 


4 novembre. 


■2b' 


— 


18 » 


2tV 


— 


9 décembre. 


27' 


— 


6 janvier 1821 


28' 


— 


20 » 


29' 


— 


17 février. 


3o' 


— 


3i mars. 



En épigraphe les vers d'Horace : 

... Fungar vice colis, actUiim 
Reddere guœ ferrum valet, exsors ipsa secatnfi. 

Tout d'abord, les tendances littéraires de la revue n'ap- 
parurent pas très nettement. Le 8 novembre, un mois 
avant sa naissance, le Journal des Débals lui prêtait déjà, 
sur la foi de son titre, les intentions les plus orthodoxes : 
« Voici un nouveau recueil qui va paraître... Les auteurs, 
négligeant leur gloire personnelle, n'ont en vue que l'in- 
térêt général de la littérature. C'est une sainte alliance 
formée par quelques jeunes gens contre cet esprit nova- 
teur qui envahit le Parnasse pour le bouleverser. » Le 
20 décembre, il revient sur le même sujet, avec une égale 
bienveillance, mais sans préciser davantage : « Il est 
pourtant encore quelques-uns de ces amants intrépides 
des lettres que l'indifférence générale pour la littérature 
n'a pu décourager. Quand ils ont vu le domaine des 



XVI INTRODUCTION. 

muses envahi par la politique, ils se sont retirés dans la 
solitude de leur cabinet... Parmi ces âmes fortes, il faut 
sans doute placer au premier rang les éditeurs du Con- 
servateur littéraire. Vainement leur criait-on de toute 
part : Vous voulez faire paraître un nouvel écrit périodi- 
que; qu'il traite de politique ou vous ne serez pas lus... 
Ils sont restés fermes au milieu de la corruption et leur 
Conservateur est tout littéraire'. » 

Prudent, le Conservateur politique mêla, le 3 mars, 
quelques restrictions à ses éloges^. Ces néophytes l'in- 
quiétaient un peu. Leur doctrine certes était inattaquable, 
mais la jeunesse a toutes les audaces; ils en prenaient à 
l'aise avec les gloires consacrées ; Ancelot méritait plus 
de respect... Sur Victor Hugo, cette prophétie : « C'est 
surtout vers la satire que son talent parait se porter. » 

Il est naturel qu'Agier goûte particulièrement la verve 
antilibérale de l'Enrôleur. Sur ce terrain, ces jeunes gens 
se font les humbles servants de la grande revue royaliste. 
Leur fermeté politique ne se dément pas. Tout leur est 
occasion de proclamer leur foi : grand royaliste, grand 
chrétien, grand écrivain, ce sont là pour eux des qualités 
solidaires. Le culte qu'ils professent pour Chateaubriand 
s'adresse aux idées qu'il représente, plus encore qu'à lui- 
même. Les Mémoires sur le duc de Berry apparaissent le 
couronnement de son œuvre entier^ 

Par contre, en matière d'art, ils évitent de se prononcer. 
Les premières polémiques du romantisme les trouvent 
défiants*. Ils se gardent de tout parti pris; aucun pro- 



1. Articles sig:nés R. 

2. Article cité d'Agier. 

3. Article de V. Hugo, t. II, livr. 14. 

4. « On disait autour de nous, au théâtre, que cette tragé- 
die [la Marie Stuart de Lebrun] n'était pas du genre classique 
mais du genre romantique; nous n'avons jamais compris 
cette distinction. Les pièces de Shakespeare et de Schiller 
ne dififèrent des pièces de Corneille et de Racine qu'en ce 



INTRODUCTION. XVll 

gramme ambitieux. Pour rencontrer une déclaration de 
principes un peu nette, il faut arriver à la dix-septième li- 
vraison*. Dès les premières pages cependant, un air de 
jeunesse et de vivacité, quelque chose de libre, de spon- 
tané, de généreux aussi. S'ils ne se sont pas attachés à 
une doctrine, on sent à merveille ce qu'ils ont en aver- 
sion : la médiocrité sous toutes ses formes, la solennité 
pédante, la rhétorique surannée de l'école impériale avec 
ses exclamations, ses métaphores, ses enthousiasmes 
figés, son « ramage mélodieux- ». A cette élégance ba- 
nale ils préfèrent la brutalité, même triviale, mais vivante'. 
Certaines affirmations reviennent avec insistance : dés 
vers durs plutôt que des vers faibles ; — un versificateur 
n'est pas un poète; — le génie peut être monstrueux et 
ridicule, non pas médiocre; — toute passion est élo- 
quente ; — « les grandes passions font les grands hommes. . . 
de même qu'il y a des passions plus ou moins fortes, de 
même il existe divers degrés de génie... » ; — « la poésie 
ne vit que de sentiments et de transports... »♦. 

Il est facile de reconnaître ici l'influence de Rousseau, 
« si éloquent, si malheureux, si noblement trompé" », — 
de Rousseau dont la revue ne parle guère qu'avec 



qu'elles sont plus défectueuses... » (Article de V. Hugo, t. I, 
livr. 9.) 

1. « On veut du romantique en vers et en prose. Les classi- 
ques désespérés, chassés de position en position, vont être 
avant peu forcés dans leurs derniers retranchements. La crise 
est imminente; ils le sentent, et chaque jour, en signe de dé- 
tresse, ils tirent le canon d'alarme... » (Article signé S. sur 
Arindal ou les Bardes... par M. Auguste Bernède.) 

2. Articles d'Abel Hugo sur la Jérusalem délivrée de 
Baour-Lormian, 2' et 4' livr. 

3. Article de Victor Hugo .sur André Chénier, i" livr. 

4. Voy. articles de Victor Hugo sur le Lo«w AV d'Ancelot, 
4* livr. — Du génie, 4* livr. — Article signé S. (Biscarrat?) sur 
les Ages de l'homme de Boissières, 12° livr. 

5. Article sur Lamennais, i" livraison. 



1. Œuvres posthumes de J. Delille, art. de Victor Hugo, t. II, 
2» livraison. — Dans la livraison suivante, l'article sur les 
Ages de l'homme est beaucoup plus catégorique : « La poésie 
ne fut plus que la peinture froide et muette d'une nature ina- 
nimée. Savoir décrire fut la seule qualité qu'on exigea du 
poète et tout le secret du style consista dans une routine qu'on 
appela fastueusement l'art de peindre... » 



XVIH INTRODUCTION. 

prudence, mais à qui elle conserve une secrète sym- 
pathie, v 

De cela surtout, à cette date, il faut leur savoir gré. t 

Non qu'ils échappent tout à fait aux préjugés de leur v 

temps. En 1820, Victor Hugo est persuadé encore que -' 

Delille, royaliste fidèle, fut un grand poète; mais il aper- ' 

çoit déjà que son école est dangereuse et que « la mé- 
diocrité y trouvera un refuge* ». A ces jeunes poètes, il i 
faut des maîtres plus puissants. Leur admiration ne s'égare * 
pas à l'aventure ; d'instinct, elle va aux oeuvres les plus 
riches d'avenir. Le premier volume s'ouvre sur deux 
grands articles de critique : Essai sur l'indifférence de 
Lamennais ; Œuvres complètes d'André de Chénier. Il 
s'achève sur un éloge émouvant de Lamartine : « J'ai 
cherché jusqu'ici autour de moi un poète... » Ces trois 
noms valent un programme. 

A cet égard, la Muse française marquera un recul. 
De 1820 à 1823, des préjugés se sont fait jour, de fausses 
gloires s'imposent. Par une aberration singulière, Sou- 
met, Guiraud, les deux Alexandres, font figure de nova- 
teurs, et on ne s'aviserait plus de trouver ennuyeuse une 
tragédie d'Ancelot. C'est le règne de l'idylle douceâtre, de 
la banalité pleurarde, des effusions, des Petits Savoyay'ds 
et des Pauvres filles,... et si ces faux-maîtres ne trouvaient 
bon eux-mêmes d'abandonner leurs disciples, la jeune 
poésie serait en danger. — Les rédacteurs du Conserva- 
teur littéraire ont encore, et c'est là le premier mérite du 
recueil, toute leur spontanéité franche. 



INTRODUCTION. XIX 

Durant les premiers mois de la publication, la revue 
est exclusivement entre les mains des trois frères, ou, 
pour être plus exact, d'Abel et de Victor. On ne peut 
attribuer à Eugène avec certitude que les Stances à Tha- 
liarque dans la 3*= livraison (i5 janvier), dans la 5' (5 fé- 
vrier; le Duel du précipice et dans la <f (i" avril) la Mort 
du duc d'Enghien. Peut-être quelques lignes encore de 
l'article sur la Marie Stuart de Lebrun (g" livr.). Mais déjà, 
il n'y a plus collaboration véritable ; une note parue dans 
le numéro précédent (25 mars) a annoncé sa retraite : 
« Il n'est pas inutile d'observer que deux de ces messieurs 
seulement, l'ainé et le plus jeune, comptent parmi les 
rédacteurs. » Eugène pourtant ne se désintéresse pas de 
la revue, et il ne faudrait pas conclure de ces lignes à un 
désaccord réel et durable. Dans une de ses lettres à 
Adolphe Trébuchet (4 août 1820) : « Écris-nous si tu ne 
reçois pas exactement le Conservateur littéraire. Nous 
vous envoyons six exemplaires d'une ode que Victor 
vient d'adresser à M. de Chateaubriand; elle a été insé- 
rée dans le Conservateur, mais il en a fait tirer quelques 
exemplaires pour ses amis et les académiciens de sa 
connaissance'. » 

Le rôle d'Abel est beaucoup plus considérable. Sans 
parler de la part qu'il prend à la direction de l'œuvre 
commune', il se plie, comme rédacteur, à toutes les be- 



1. Lettre publ. par l'abbé Dubois, Biobibliographie de 
V. Hugo, Paris, Champion. igi3, p. 218. 

2. Par exemple, en ce qui concerne le ser\-ice des envois. 
Voy. les lettres à Adolphe Trébuchet du 20 avril 1820 : « J'écris 
à mon oncle pour le prier d'accepter aussi un exemplaire du 
Conservateur... », et du 25 mai : « Je t'ai envoyé un exem- 
plaire du premier volume, et si je ne t'ai point encore adressé 
des livraisons du second, c'est qu'il faut que j'attende la fin 
du volume pour en faire partir par la poste de non timbrées. » 
(Publ. par l'abbé Dubois). — Voici encore une lettre à Népo- 
mucène Lemercier : « Monsieur, j'ai reçu la lettre que vous 
m'avez fait l'honneur de m'écrire le 22 courant. Les rédac- 



XX INTRODUCTION. 

sognes du journalisme : petites pièces de vers, comptes 
rendus, nouvelles et récits. Travailleur patient, il discute 
les mérites de poèmes épiques d'une majestueuse pesan- 
teur, la Jérusalem délivrée de Baour-Lormian, VOrléanide 
de Lebrun de Charmettes, la M assiliade de S. Marin : 
tâche sans gaieté! Entre temps, quelques-unes de ces 
études espagnoles ou italiennes qui resteront son domaine 
propre*... 

Mais c'est peu de chose encore auprès de la contribu- 
tion de Victor. Celui-ci est vraiment l'âme de la revue. 
A lui seul, il suffirait à tout. Il se multiplie, il tient tous 
les emplois. Ses pseudonymes déroutent la curiosité des 
lecteurs; il a le goût des travestissements, jusqu'à se 
présenter à l'occasion sous les espèces d'un vieil érudit 
perclus de rhumatismes. 

Pendant six mois, il est presque seul à alimenter la 
rubrique des Poésies : il lui suffit d'ailleurs de puiser dans 
ses cahiers ou dans les recueils des Jeux Floraux. Prosa- 



teurs du Conservateur litiéraire s'étant imposé l'oblig^ation de 
ne point se faire connaître, je suis privé du plaisir de répon- 
dre à votre obligeante demande. J"ai communiqué votre lettre 
au rédacteur de Tarticle sur la Panhypocrisiade [il n'a pas eu 
grand'peine, car l'article est de lui] ; il a été heureux d'avoir 
deviné les secrets sentiments d'un de nos poètes célèbres, et 
la justice qu'il vous a rendue était due à l'auteur d'Agamem- 
non et de Clovis. Je suis particulièrement flatté que cette 
circonstance m'ait fourni une occasion de correspondre avec 
vous, et vous priant d'agréer l'assurance de mon profond 
respect, j'ai l'honneur d'être... — 25 janvier 1820. i" Inédit. 

I. a Cette nouvelle, dit une note du Coîiservateur à son 
dernier article (le Carnaval de Venise) est extraite d'une suite 
de compositions dans lesquelles l'auteur s'est proposé de 
retracer, d'une manière dramatique, les coutumes de quel- 
ques peuples. » (T. III, 3o« liv.) — En 1821-22, il donne des 
leçons de littérature espagnole à la Société des Bonnes-lettres 
et annonce une série de traductions de Lope de Vega, Cal- 
deron..., sous ce titre : le Génie du tfiéâlre espagnol. (Voy. 
27* liv.) — En 1822, Romances historiques traduites de l'espa- 



INTRODUCTION. XXI 

leur, i! est inépuisable, et il a tous les tons : éloquence, 
raillerie boufifonne, gravité, fantaisie. Avec une verve 
joyeuse, il mène la lutte contre le libéralisme; il passe 
d'une étude puissante à des Variétés spirituelles, de la 
critique d'art à sa chronique des spectacles. Tout lui est 
sujet d'article : il compare les mérites de l'Art du tour, 
poème en 4 chants de M. Ch. Lebois, et de l'École dti ca- 
valier, poème didactique et militaire du chef d'escadron 
Millet'. Il célèbre jusqu'à un Manuel du recrutement : il 
est vrai que l'auteur en est M. Foucher, chef de bureau 
au Ministère de la Guerre, père redouté de certaine jeune 
fille V.. 

Tout cela d'une abondance, d'une verve, d'une variété 
de moyens incroyable. H y a dans ces trois volumes tout 
un Hugo qui mérite certes de ne pas être oublié. Lui- 
même ne s'est pas résigné à voir périr ces productions 
de sa jeunesse. Le Victor Hugo raconté reprendra plu- 
sieurs des poèmes du Conservateur; un bon nombre de 
ses articles critiques ou politiques deviendront, en 1834, 
le Journal d'un jeune Jacobite de Littérature et philoso- 
phie mêlées. 

On sait les transformations qu'ils ont subies, et com- 
ment l'auteur les a maquillés pour les adapter â ses con- 
victions nouvelles*. Tantôt ce sont de larges fragments 
qui survivent; tantôt une simple phrase, encastrée dans 
un développement nouveau. Un même article (sur l'Of- 



gnol (i vol. in-12), l'Heure de l.i mort, nouvelle espagnole, 
publiée dans la Foudre, et la Vengeance de la Madone, trad. 
de ritalien... A cet égard, Abel Hugo est le précurseur et 
peut-être l'initiateur d'E. Deschamps. — En 1823, il s'oriente 
vers les études historiques, tout en s'essayant au théâtre avec 
ses collaborateurs Romieu, Ader, Vulpian... 
j. Tome I, 8" livraison. 

2. Tome II, 20* livr. — Voy. la réponse de Foucher : Lettres 
à la fiancée, p. 40. 

3. Voy. Biré, Victor Hugo avant i83o. 



XXn INTRODUCTION. 

flcier de /orltim de V/. Scott, sur Vllistoire de France 
de Vély, sur la Marie Sluart de Lebrun) est découpé en 
une série de morceaux dispersés à dessein. Ailleurs, une 
retouche ingénieuse modifie de façon absolue le sens 
d'un développement. « Je n'aime pas qu'un historien soit 
cosmopolite », disait-il en 1821 '. Il corrige en 1804 : 
« Bien que l'historien cosmopolite soit plus grand et plus 
à mon gré... » C'est ce qu'il appelle reproduire un article 
sans y rien changer^. D'une étude smt Ivanhoé, il reste 
un paragraphe sur la condition des Juifs au Moyen âge. 
L'éloge d'une traduction d'Homère se transforme en une 
diatribe contre les traducteurs. L'analyse du Phocioft de 
Corentin Royou devient un Plan de tragédie faite au 
collège : il a suffi de supprimer les citations et le nom de 
l'auteur. A quoi bon se mettre en frais pour un poète ou- 
blié? Mieux vaut se parer de ses dépouilles. Victor Hugo 
connaît les droits du génie et il en use — largement. 

En face de ces textes maquillés, coupés, antidatés, il 
n'est pas sans intérêt de rétablir la leçon primitive. La 
plus grande partie de ces articles, d'ailleurs, n'a jamais 
été reproduite et demeure ensevelie dans la collection, 
presque introuvable, du Conservateur. 

Une note de la 8° livraison informe le public que 
« MM. Hugo frères ne sont pas les seuls auteurs de la 
Revue ». Ils comptent plusieurs collaborateurs dont les 
articles ne sont soumis, comme les leurs, qu'à la censure 
du Conseil de rédaction composé de la réunion de tous 
les rédacteurs... » Voilà qui donne l'impression d'une 
revue solide et puissamment organisée. Mais, en vérité, 
ce grand con.îez7 de rédaction ne doit pas tenir des assises 
bien solennelles et l'on a vite dressé le compte de tous 
les rédacteurs : J.-J. Ader, un des collaborateurs d'Abel 



1. Tome III, 28« livraison. 

2. Préface de Littérature et philoso^Jhie mêlées. 



INTRODUCTION. XXIH 

pour son Traité du mélodrame^; — le comte François 
de Neufchâteau, « de l'Académie française, etc. », heu- 
reux d'apporter à son jeune ami Victor le prestige de sa 
situation et de ses titres"; — Gh. de Saint-Maurice, futur 
dramaturge, en quête pour l'instant de lauriers académi- 
ques'; — peut-être Biscarrat, l'ancien maître d'études de 
la pension CordierV.. C'est tout pour le premier volume. 

Après quelques mois, le cercle s'élargit. Le printemps 
de 1820 amène au Conservateur des amis nouveaux. Les 
deux frères, d'ailleurs, n'ont rien négligé pour sa diffu- 
sion. 

Certains milieux sont particulièrement favorables, — 
ceux où les premiers succès de Victor ont fait le plus de 
bruit et où l'on attend le plus de sa jeune gloire. La Bre- 
tagne d'abord. Les tribulations et les soucis de son exis- 
tence n'ont pas permis à Sophie Trébuchet de rester en 
relations étroites avec sa famille nantaise. Un moment, 
des oppositions d'intérêt sont intervenues ; elle-même, 



1. Le Bayonnais J.-J. Ader qui, plus tard, comptera parmi 
les collaborateurs libéraux du Mercure du dix-7i2uvième siècle 
et de la Pandore, — et écrira avec Léonard Detcheverry la 
satire antiromantique : Les deux écoles (Odéon, i3 août 1825). 

2. Ministre sous le Directoire, imbu des idées du dix-hui- 
tième siècle, Neufchâteau abandonne la politique sous la 
Restauration pour se consacrer aux lettres, sans être en au- 
cune façon un ennemi du régime nouveau. A partir de 1817. 
il est en relations avec Victor Hugo qui collabore à son Le- 
sage. Le Conservateur littéraire ne perd pas une occasion de 
faire son éloge. Il appartiendra au Mercure du dix-neuviéme 
siècle. 

3. Charles de Saint-Maurice, couronné en 1819 par la So- 
ciété des arts et lettres d'Arras pour une Ode sur la délivrance 
d'Arras par Turenne, — et en 1820 par les Jeux Floraux {Épitre 
sur le suicide) et par l'Académie française {Institution du jury), 
mention honorable. Le prix fut remporté par E. Mennechet. 

4. Du moins d'après Quérard dont le témoignage ne peut 
être contrôlé. 



XXIV INTRODUCTION. 

sauf en ce qui concerne ses fils, est de caractère un peu 
négligent et, à deux reprises, en i8i3 et 1814, son 
frère a dû faire des démarches pour savoir ce qu'il adve- 
nait d'elle et du général*. Mais, en 1820, le moment 
semble venu pour un rapprochement dont le Conserva- 
teur littéraire sera l'occasion. Ses enfants, d'ailleurs, la 
dispensent de toute démarche. Le 20 avril, Abel écrit à 
son cousin Adolphe, en lui envoyant le premier volume: 
« Nous avons toujours désiré beaucoup connaître des pa- 
rents dont notre mère ne nous a jamais parlé qu'avec 
éloge, et tu ne nous aurais pas écrit le premier que nous 
aurions saisi l'occasion du Conservateur pour faire con- 
naissance avec toi ; on est si heureux de trouver des amis 
parmi les personnes qu'attachent déjà à nous les liens 
du sang... » Victor, le même jour : « Je désire que le 
Conservateur soit lu avec quelque indulgence par nos 
bons parents de Nantes et j'espère que tu ne tarderas pas 
à nous donner des nouvelles de toute la famille... » 

Dès lors, la correspondance continue sur le ton le plus 
affectueux, toute familière de la partd'Abel et de Victor, 
— un peu plus cérémonieuse, plus exaltée aussi, quand 
Eugène tient la plume. Et ce sont des causeries sur tous 
les sujets. Le jeune Nantais est ravi de cette intimité flat- 
teuse. Il prend modèle sur ses cousins; il partage leurs 
opinions politiques, il partage leurs goûts. Les études de 
droit auxquelles on le destine l'intéressent bien moins 
que les lettres ; il brûle de montrer ce dont il est capable. 
Il se risque à des descriptions de paysages, à des récits 
d'excursions, et ses premiers essais sont accueillis avec 
cette bonne volonté attendrie qui sera à la mode dans le 
Cénacle. L'un d'eux surtout a été goûté : une description 
de l'abbaye de La Meilleraye. A l'unisson, les trois frères 
prodiguent des encouragements : « Continue toujours... 
(Abel.) — Continue, mon cher Adolphe, à nous donner 



1. Voy. les lettres publ. par l'abbé Dubois, liv. cit. 



INTRODUCTION. XXV 

ainsi des détails... (Eugrène.) — Continue, mon cher Adol- 
phe, à nous mettre de moidé dans tes courses. (Victor.) » 
Touchante harmonie ! Un mois plus tard (2 septembre), 
la lettre sur la Trappe paraît dans le Conservateur. Cela, 
c'est la consécration suprême : Adolphe Trébuchet est 
désormais le quatrième frère. Venu à Paris pour l'ouver- 
ture des cours de droit, il partagera la vie de ses cousins'. 

Dans les milieux toulousains encore, le Conservateur a 
trouvé sans peine des sympathies. Victor a remporté ses 
premiers succès aux Jeux Floraux et ils lui en gardent 
une reconnaissance : ce sera leur meilleur titre de gloire. 
Ajoutez que, pour eux, il se met en frais de coquetterie ; 
il est déjà expert dans l'art de cultiver les amitiés utiles 
et l'on ne résiste pas aux charmes de ses lettres... 

Pour les poètes du midi, ce sera une bonne fortune de 
collaborer à une revue parisienne et ils seront accueillis 
volontiers. Ils se présentent au second volume. M"" Tastu 
figure à la treizièrpc livraison avec une pièce couronnée 
aux Jeux Floraux"; — la comtesse d'Hautpoul gémit, 
après quelques autres, sur l'assassinat du duc de Berry'; 



1. L'article sur la Trappe a été reproduit dans les Débats 
(voy. la lettre du i" nov. 1821, publ. par Tabbé Dubois). — 
Plus tard. Ad. Trébuchet deviendra chef de bureau des éta- 
blissements insalubres à la préfecture de police et se consa- 
crera à des études d'hyg-iène publique et de police médicale. 

2. Sabine, Casimire, Amable Voiart, mariée en 1816 avec 
Joseph Tastu, imprimeur à Perpignan. 

3. La comiesse d'Hautpoul est d'origrine parisienne; veuve 
du comte de Beaufort, elle épousa en secondes noces Charles 
d'Hautpoul. — Ses premiers succès aux Jeux PToraux datent 
des dernières années du dix-huitième siècle. En 1820, un vo- 
lume de Poésies diverses dédié au roi ; dans les années sui- 
vantes, d'abondantes productions « à l'usage des demoi- 
selles ». — A cette date, la comtesse d'Hautpoul qui a déjà 
publié de nombreux volumes est un peu découragée. Dans 
une lettre du 17 juillet 1821 : « Je n'ai pas fait un vers depuis 
huit mois, pas un seul. Je suis découragée de ne rien obte- 



XXVI INTRODUCTION. 

— Labouisse-Rochefort, poète des joies conjugales', en- 
voie des vers posthumes de son ami Kerivalant et s'amuse, 
pour son compte, à des imitations de poètes latins*. 



nir que des compliments et des promesses. Cependant, la 
duchesse de Berry m'a donné un bracelet d\m goût exquis 
représentant le duc de Bordeaux et elle-même ; elle a mis à 
ce don précieux beaucoup de grâces. Mais j'avais la pro- 
messe d'une pension qui a été donnée à un autre; j'avais 
aussi dû compter sur M. de Lauriston. Tout cela a manqué à 
la fois. Je suis dégoûtée et n'ai plus de verve... » (Inédit.) 

1. Labouisse-Rochefort, né à Saverdun (Ariège) en 1778, 
royaliste convaincu, écrivain intarissable, membre d'une 
foule de Sociétés savantes. La plus grande partie de son 
oeuvre poétique célèbre les vertus de son Éléonore. Ses Sou- 
venirs, publiés à Toulouse, donnent quelques détails intéres- 
sants perdus dans un fouillis d'anecdotes. Ce fut aussi un 
grand collectionneur d'autographes. (Sur lui, voy. Duclos, 
Histoire des Ariégeois, t. VL — Les papiers inédits de La- 
bouisse ont été légués par Duclos à la ville de Saint-Girons; 
ce dépôt, précieux pour l'étude de la littérature provinciale, 
m'a été signalé par M. Rozès de Brousse, mainteneur des 
Jeux Floraux.) 

2. N. Ledeist de Kerivalant, né à Nantes, ancien maître des 
comptes de la province de Bretagne, mort en i8r5. — La- 
bouisse, qui se fît son éditeur, écrit, le 3 janvier 1820, au 
libraire Michaud : « Je pourrai vous fournir une notice sur 
feu M. de Kerivalant qui m'a légué tous ses papiers. Je viens 
de publier des imitations d'un Choix d'éplgrammes d'Owen 
qui sera bientôt suivi d'un Choix d'Ausone en vers français. 
Je publierai aussi de lui un recueil très intéressantde poésies 
de différents genres : des contes, des fables, des épîtres ou 
des imitations d'Horace, de TibuUe, de Catulle, de Properce, 
d'Ovide, de plusieurs poètes anglais et italiens, mais surtout 
un Martial en vers... » (Inédit.) Dans le second volume du 
Conservateur figurent encore : Ch. dlvry, un correspondant 
d'occasion. — Saint-Félix, qu'il ne faut pas confondre avec 
Jules de Saint-Félix, alors âgé de quatorze ans, — l'ancien 
abbé Lafont d'Aussonne, personnage équivoque dont le nom 
sera mêlé plus tard à d'étranges aventures. — Plus régulière, 
la collaboration de Tézenas de Montbrison et de L.-Th. Peli- 



INTRODUCTION. XXVII 

Mais, à cet égard, l'événement le plus considérable, le 
plus riche de conséquences surtout, est l'entrée en scène 
d'A. Soumet. Parmi les protecteurs toulousains de Victor, 
celui-ci est un personnage d'importance : bientôt, il sera 
un demi-Dieu. En août 1820, le Conservateur littéraire 
qui avait déjà rendu hommage à son talent' annonce 
comme un événement solennel son arrivée à Paris : 
« M. A. Soumet, de l'Académie des Jeux Floraux, vient 
d'arriver à Paris. Cet enfant d'Isaure, qui occupe un rang 
si distingué parmi nos jeunes poètes, rapporte dans la 
capitale des ouvrages longtemps médités dans la patrie 
des troubadours. On sait qu'il travaille à une épopée sur 
Jeanne d'Arc et que l'une de ses tragédies {Cléopâtre) est 
reçue au Théâtre-Français. Comme M. de Lamartine, il 
est l'auteur d'un Oreste et d'un Saiil... » 

Déjà en relations avec le père d'Emile et Antoni Des- 
champs, Soumet prit rang aussitôt parmi les intimes réu- 



cier, qui commence en juillet une série d'adaptations et de 
traductions en prose. 

I. Dans le t. I, 7' livraison, Abel Hugo avertit Lebrun des 
Charmettes, auteur d'une Orléanide, qu'il « trouvera une con- 
currence redoutable dans le talent de M. Soumet, jeune poète 
qui, au milieu de nos discordes politiques, semble s'être ré- 
fugié dans le temple de la fondatrice des arts, pour y célé- 
brer plus à loisir la libératrice de la patrie ». — Déjà, en 1808, 
lors d'un premier voyage à Paris, Soumet avait fait grande 
impression. Dans une lettre de la comtesse d'Hautpoul (20 fé- 
vrier 1808) : « J'ai vu quelquefois chez moi et chez M"' de La- 
tour d'Auvergne un jeune homme de Castelnaudary, nommé 
Alexandre Soumet, qui a bien le germe du talent et qui m'a 
lu de fort bons vers qui m'ont causé un vrai plaisir, et un 
dithyrambe plein de verve et d'élégance. Je trouve à ses vers 
toute la chaleur de ses vingt ans et non pas le désordre de 
cet âge. S'il suit de bons modèles et si ses talents ne l'enivrent 
pas et qu'on ne le gâte pas avant qu'il soit mûr, je pense qu'il 
ira fort loin dans la carrière littéraire. Peu d'hommes de 
vingt ans auraient fait ses vers. » (Inédit.) 



XXVI II INTRODUCTION. 

nis autour de l'aimable vieillard, — petit cénacle dont 
biendes poètes g-arderont un souvenir ému '. On peut sup- 
poser avec assez de vraisemblance qu'il servit d'intermé- 
diaire entre ces jeunes écrivains et les frères Hugo. Du 
moins est-ce le moment précis où les deux groupes se 
rapprochent. Victor va trouver là les éléments de sa fu- 
ture armée : ceux qui le suivront à la Muse française, — 
et certains aussi, comme Latouche, qui se dégageront 
assez rudement. 

Dans une lettre à J. de Rességuier, Soumet fait con- 
naître ses impressions des premiers jours : « J'ai re- 
trouvé ici votre souvenir; vous faites presque partie de 
notre cercle poétique; l'éloge de Clémence Isaure a ré- 
vélé partout le troubadour et vous avez gardé pour vous 
plus d'une fleur de sa corbeille. J'ai entendu des vers 
ravissants d'un jeune homme, M. de Vigny; c'est une 
élégie intitulée La Somnambule... Le jeune Hugo vous 
adresse mille expressions de sa reconnaissance; je lui 
ai promis de vous les faire parvenir. Cet enfant a une 
tête bien remarquable, une véritable étude de Lavatc:'. » 
Le 20 décembre, à Alexandre Guiraud : « Tous nos a;T;ii 
te disent mille choses. Je suis allé l'autre jour passer la 
soirée chez l'oncle, où je les ai tous rencontrés'... -> 

Dès lors, l'école est virtuellement constituée et le 
Conservateur littéraire devient son premier organe offi- 
ciel. Là 8st l'intérêt du tome l\l. Victor et Abel Hugo y 
conservent leur situation éminente; leur contribution est 
plus iiTiportante que jamais; mais de précieux concours 



i. Lui-même fera dans le Conservateur (t. III, 28* livraison) 
l'éloge du père Deschamps : « Restée jeune à quatre- 
vingts ans, son âme, comme trempée au feu des Muses, 
semble puiser une vie nouvelle dans l'admiration que lui 
inspirent les chefs-d'œuvre de la poésie antique et mo- 
derne... it 

2. Cité par Biré. 

?. Cité par L. Séché, Le cénacle de la muse française , p. 3i. 



INTRODUCTION'. XXIX 

s'offrent à eux. Il ne s'agit plus seulement, comme au 
cours du second volume, de quelques adhésions particu- 
lières. C'est toute une rédaction nouvelle, animée des 
mêmes espérances et du même esprit. 

Cet élargissement se manifeste dès la fin de 1820. En 
décembre, Vigny donne son article sur Byron, un article 
qui a la valeur d'un programme, et Victor Hugo con- 
sacre à un Dithyrambe de G. de Pons un compte rendu 
élogieux'. D'une livraison à l'autre, une série de noms 
nouveaux viennentenrichir la rubriquedes poésies (Vigny, 
Saint- Valry, E. Deschamps à la 27"^; — J. de Rességuier et 
J. Lefèvre à la 2fs'; — à la 29', Soumet et France d'Hou- 
detot), cependant que les Variétés, avec une complai- 
sance non dissimulée, font connaître les projets littéraires 
des adhérents-. 

Entre ces jeunes gens, l'amitié a été facile et rapide. 
Victor Hugo suit les efforts de tous. Il les encourage et, 
s'il est nécessaire, il les soutient. Ainsi, il est l'âme du 
petit groupe. A Alfred de Vigny, le 21 avril 1821 : « Le- 
fèvre est encore dans l'incertitude. Soumet fait des vers 
superbes, Pichat cache son manuscrit, Emile nous promet 
le Fou du Roi, Gaspard rit à Versailles, Rocher pleure à 
Grenoble près de son père dangereusement malade. 



1. L'article d'Abel, au premier volume, sur Constant et Dis- 
crète était beaucoup plus réservé que celui-ci. — Voy. au 
t. III des Adieux poétiques de G. de Pons (p. i65) l'épître qu'il 
adresse à Victor Hugo en novembre 1820 et la réponse de Hugo 
(11 nov.). Cette réponse a été reprise dans le V. Hugo raconté. 

2. La 26' livraison annonce la traduction d'Horace d'E. Des- 
champs, le Pelage d'A. Guiraud, Montmartre d'A. de Vigny 
{Montmartre est le premier titre de l'élévation Paris publiée 
dix ans plus tard). — La 27' annonce Turnus et Léonidas de 
Pichat, le Génie du théâtre espagnol d'Abel Hugo, les projets 
dramatiques de Soumet. — La 29*, la Clytemnestre de J. Le- 
fèvre et un poème héroï-comique de J.-J. Ader. ~ La 3o*. 
la Cléopâtre et la Clytemnestre d'A. Soumet. 



XXX INTRODUCTION. 

Saint-Valry fait sespâques à Montfort : tous vous aiment, 
vous embrassent, mais pas plus tendrement que moi '. » 
Pour eux, il ambitionne les succès qui furent, quelques 
années plus tôt, ses premières joies de poète et, le mo- 
ment venu où se distribuent les récompenses des Jeux 
Floraux, il intervient : « Permettez à un vieux combattant 
réformé de vous recommander des athlètes en présence 
desquels il n'aurait sans doute pas vaincu. J'appellerai 
votre attention sur l'élégie de Symetha d'un jeune poète 
dont Soumet vous a sans doute parlé, de notre ami Al- 
fred de Vigny; sur celle du Convoi de l'émigré par 
M. Saint-Valr}--... » 

Mais, de jour en jour, l'influence de Soumet grandit 
auprès de la sienne. Le Conservateur est devenu sa chose. 
Il parle et décide au nom de tous; il procure de nouveaux 
collaborateurs, il reçoit des articles — et n'hésite pas à les 
corriger. Il s'entraîne à cette maîtrise qu'il exercera sans 
conteste au temps de la Musefrançaise. Il a déjà — sans 
affectation — ce ton doctoral, cette bienveillance condes- 
cendante, même avec ses amis les plus familiers. Au 
début de 1821, J. de Rességuier a envoyé deux pièces de 
vers couronnées aux Jeux Floraux; Soumet lui répond : 
« Le Conservateur littéraire vous dira ce que nous en 
pensons [de Glorvina]. J'en dispose comme démon bien; 
me le pardonnerez-vous? Me pardonnerez-vous de trouver 
vos vers délicieux et d'avoir pour vous des sentiments de 
prédilection poétique que je veux que le public par- 
tage ' >... ) — J en dispose comme de mon bien : euphé- 



). Publ. par E. Dupuy, Aljred de W^'ny, ses amitiés..., t. I, 
p. 119. 

■2. Lettre du 21 mars 1821. Publ. par Biré, p. i33. 

3. Publ. par P. Lafond, L'Aube romantique, p. 6:-!. Glorvina 
paraît avec une note flatteuse dans la 28' livraison (20 jan- 
vier 1821). La lettre classée inexactement par M. Lafond, ne 
peut donc être postérieure aux premiers jours de janvier. — 
Quant à la seconde pièce envoyée par Rességuier, elle ne fut 



INTRODUCTION. XXXI 

misme charmant, à recommander aux directeurs de re- 
vues. Entendez que Soumet a retouché les vers de son 
ami ; et, comme Rességuier n'a pas trouvé la chose tout 
à fait à son goût, il s'en excuse : « Victor Hugo vient de 
me montrer votre dernière lettre et je suis confus de l'ex- 
trême douceur avec laquelle vous vous plaignez de moi, 
dont vous avez tant à vous plaindre. Mon premier tort a 
été de retrancher un seul vers de votre élégie de Glor- 
vina; mais il m'a fallu céder aux exigences de tous vos 
amis de Paris qui chérissent votre talent et que l'aigle de 
votre charmante Écossaise avait un peu blessés'... » 

Personnellement, d'ailleurs, Soumet est loin de fournir 
une collaboration très active : seulement une élégie et 
deux ou trois articles... Son prestige lui permet de se ré- 
server, et il est tout entier à ses préoccupations dramati- 
ques. Sa grande ambition est de voir sur la scène Saûl, 
Cléopâtre ou Clytemnestre. Or cela ne va pas sans diffi- 
cultés. A sa dernière page, le Conservateur annonce la 
réception de Clytemnestre au Théâtre-Français. Mais ce 
n'est encore que le début d'une longue série d'ennuis. 
« J'ai été abreuvé de tous les dégoûts imaginables », dira- 
t-il à Guiraud*. Et quand viendra le jour du triomphe 
(novembre 1822), le Conservateur littéraire aura depuis 
longtemps cessé de vivre... 

La publication fut interrompue en mars 182 1, après la 



pas insérée. « La mort d'une jeune fille est à refaire, prononce 
Soumet, quoiqu'elle renferme une foule de vers charmants. 
En général, les imitations portent malheur. Tout ce que j'ai 
cherché à imiter a été trouvé mauvais par nos grands amis. 
Livrez-vous à votre inspiration. Glorvina est une élégie fort 
remarquable. Je vous écrirai avec plus de détails en vous 
envoyant le numéro du Conservateur où votre élégie sera im- 
primée. » ("ibid.j 

1. Lettre d'avril 1821, publ. par M. Lafond, p. 68. 

2. Publ. par Léon Séché, liv. cit., p. 37. 



XXXH INTRODUCTION. 

3o' livraison, à la fin du troisième volume. Cela, très brus- 
quement et pour des raisons que nous ne connaissons pas. 
Par l'intermédiaire de Soumet encore, J. de Rességuier 
avait envoyé une élégie nouvelle, la Consolation d'une 
mère. Hugo s'excuse, le 17 avril, de ne pouvoir l'imprimer, 
comme il l'aurait désiré : « Cette jolie pièce était destinée 
au Conservateur littéraire, à ce que m'a dit Alexandre ; 
mais comme le Conservateur s'est réuni aux Annales, ces 
dernières en hériteront et, en ma qualité d'ancien rédac- 
teur du Conservateur,]e. suis un peu jaloux des>l n«a/e^*. » 
D'ailleurs, il semble se consoler aisément de la dispari- 
tion de sa revue : « Cette réunion des deux recueils m'a 
fait plaisir, en me débarrassant d'un travail permanent 
qui me fatiguait depuis longtemps; d'un autre côté, je 
n'aurai plus un journal à la disposition de mes amis, 
comme Tétait le Conservateur, et cette privation com- 
pensera, de reste, le plaisir-. » 

Quant aux Annales de la littérature et des arts, elles 
annoncèrent la fusion par une note du 7 avril 1821 : « Réu- 
nion du Conservateur littéraire aux Annales. Des travaux 
littéraires commencés depuis longtemps et auxquels 
MM. Hugo désirent se livrer presque exclusivement ne 
leur permettant plus de consacrer au journal qu'ils ont 
fondé le temps et les soins que demande une pareille en- 
treprise, ils nous ont offert de réunir leur recueil aux 
Annales et de prendre part, avec nos collaborateurs, à la 
rédaction de ces dernières. Les talents de MM. Hugo, 
l'identité de leurs doctrines politiques et littéraires avec 



1. Lettre du 17 avril, publiée par M. Lafond, p. 6:. — Voy. 
aussi la lettre de Soumet : « Nous voulions tous que le feuil- 
leton qui interprète votre nouvelle élégie, supérieure à celle 
de Glorvina, eût passé par le dernier numéro du Conservateur 
littéraire. Le Conservateur littéraire avait son dernier numéro 
pris. Nous la ferons insérer dans les Annales... » {Ibid., p. 69.) 

2. Lettre du 17 avril, publiée par M. Lafond, p. 61. 



INTRODUCTION. XXXIII 

celles que nous professons nous ont fait accepter leur 
proposition avec autant d'empressement que de plaisir. 
Nous avons regretté que les rangs complets de notre ré- 
daction ne nous permettent pas de donner dans les An- 
nales à tous les émigrants du Conservateur littéraire la 
place qu'ils méritent d'y occuper. Nous espérons cepen- 
dant ne pas être privés de toute coopération de leur part 
et nous comptons bien qu'ils nous aideront à jeter dans 
notre journal une variété de tons et de matières que les 
lecteurs ont le droit d'exiger dans un ouvrage qui n'a 
pour objet que de les distraire*. » 

Quelques dissentiments ne tardèrent pas à se produire. 
C'est du moins ce qui ressort d'une lettre de Victor Hugo à 
son oncle Trébuchet, le 3 octobre 1821 : « Nous sommes, 
depuis deux mois, ouvertement brouillés avec les Artnales 
dont le directeur a ouvertement abusé de notre bonne 
foi ; nos intérêts ont été froissés d'une manière criante et 
notre rupture va être enfin décidée par arbitrage*... » 
Mais les choses s'arrangèrent sans doute, puisque la col- 
laboration, assez irrégulière d'abord, des deux frères, de 
Vigny, de Deschamps, de Saint- Valry se prolongea en 1822 
et 1823, — et jusqu'au moment où, le besoin se faisant à 
nouveau sentir pour Hugo d'avoir un organe bien à lui, 
la Muse/rançaise prit la place du Conservateur. 



11 est malaisé de déterminer avec certitude la part qui 



1. Cité par Ch.-M. Desgranges, La presse littéraire sous la 
Restauration, p. 100. — Les Annales avaient été fondées, le 
I*' octobre 1820, par Quatremère, Nodier, Ancelot, etc. En 
tête du troisième volume, les noms de V. Hugo, Malitourne, 
A. Hugo s'ajoutent, sur la feuille de titre, à ceux des fonda- 
teurs. 

2. Pub. par M. Tourneux dans l'Amateur d'autographes^ 
févr. 1902. 



XXXIV INTRODUCTION. 

revient dans le recueil aux divers collaborateurs'. Or, 
c'est là le problème essentiel. 

Les indications manuscrites laissées par P. Lacroix sont 
de pure fantaisie et peuvent être négligées. Beaucoup 
plus sérieuse, la notice écrite par M. Em. Paul pour le 
catalogue Noilly* ne risque aucune attribution hardie et 
a le mérite de préciser assez exactement l'apport de Vic- 
tor Hugo. Elle a servi de base à tous les travaux posté- 
rieurs et n'a guère été discutée. Dans l'ensemble, d'ail- 
leurs, elle mérite toute confiance. Pourtant, un document 
que je dois à l'obligeance de M. L. Barthou permet de la 
compléter sur certains points. 

C'est un exemplaire du Conservateur donné par Victor 
Hugo à Juliette Drouet. Sur la feuille de garde, le poète 
a écrit quelques vers et une date : 

Oh ! Je suis le regard et vous êt-s l'étoile ! 

Je contemple et vous reluisez ! 
Je suis la barque errante et vous êtes la voile ! 

Je flotte et vous me conduisez ! 
Près de vous qui brillez, je marche triste et sombre. 
Car le jour radieux touche aux nuits sans clarté. 

Et, comme après le corps vient l'ombre, 

L'amour pensif suit la beauté ! 

20 août i833, minuit. 
Au faux titre, cette dédicace : 

Exemplaire unique 
A ma Juliette bien-aimée. V. H. 



1. Voy. la note qui termine la 7* livrai.=on : « Les rédacteurs 
du Conservateur littéraire, s'étant fait une loi de l'impartialité 
la plus rigoureuse, ont senti qu'il était nécessaire de garder 
l'anonyme pour éviter, non les menaces mais les politesses 
intéressées de MM. les auteurs... y> 

2. Paris, V" Labitte, 1886. — Voyez ensuite E. Dupuy, La 
Jeunesse des romantiques; M.Souriau,La Préface de Cromwell; 
Gh.-M. Desgranges, La Presse littéraire sous la Restauration ; 
abbé Dubois, Biobibliographie de V. Hugo. 



INTRODUCTION. XXXV 

A celte date de i833, Victor Hugo préparait son recueil 
de Littérature et philosophie mêlées, et c'est précisément 
sur cet exemplaire qu'il a commencé son travail. On y 
trouve de fréquentes retouches autographes ; certaines 
études (sur le Phocion de Royou au i" volume, sur le 
Jeajt de Bourgogne de Formont au 3") sont transformées 
déjà comme elles le seront dans le recueil. Ailleurs, ce 
sont de sommaires indications marginales, des ratures 
ou des surcharges. A la table enfin, un grand nombre 
d'articles — dans lesquels il reconnaît son bien — sont 
marqués d'une croix. 

A vrai dire, cela ne donne pas la solution complète du 
problème. Plus de dix ans après, Victor Hugo a pu quel- 
quefois se tromper et il lui arrive d'être distrait... C'est 
ainsi que, par erreur, il semble réclamer un article d'Al- 
fred de Vigny'. Par contre, il en néglige d'autres qui 
évidemment lui appartiennent, et cela s'explique, son 
intention n'étant pas de nous sigmalcr tout ce qu'il a écrit 
personnellement, maisseulementde faire, pour lui-même, 
un premier choix qui n'a rien de définitif. Cet exemplaire 
n'en est pas moins, joint au recueil de i834, un précieux 
instrument de contrôle. 

Outre les pièces qui portent le nom de Victor Hugo, 
quelques signatures lui appartiennent sans conteste : 
V.d'Auverney-, —Aristide, — *•••», — PublicolaPetissot', 
— Sainte-Marie'. Il convient de lui attribuer encore les 
initiales V, M, B, E, H, U. 



1. Le fameux article, sur Byron. 

2. Sans doute un souvenir d'Auverney, où sa mère, dans sa 
jeunesse, avait fait de fréquents séjours. Abel donne aussi, 
dans le Conservateur (Tome III), le récit d'un voyage à Au- 
verney. 

3. L'abbé Dubois hésite pour celle-ci. Mais l'exemplaire de 
Juliette Drouet l'attribue à Victor Hugo. 

4. L'Ode à Lydie, publiée sous cette signatiue, est reprise 
dans le Victor Hugo raconté. 



XXXVl INTRODUCTION. 

Pour les trois premières, aucune hésitation n'est pos- 
sible; il suffit de se reporter au premier volume de Litté- 
rature et philosophie mêlées. Ces trois lettres, d'ailleurs, 
semblent, au moins dans le premier volume, correspondre 
à trois séries d'articles distincts, V étant réservé surtout 
à la critique littéraire, — M à la critique d'art, à la litté- 
rature étrangère, aux comptes rendus académiques, — 
B aux articles de morale et de politique *, 

Pour la signature E la solution est moins simple. On la 
trouve à la fin de 7 articles : 

Tome I : r Œuvres complètes cl' A. de Chènier. 

•1' Du génie. 

y Le duel du précipice. 

4' Histoire de France par Vély, Villarel.... 

5° Clovis, tragédie par N. L. Lemercier. 

G" Marie Stuart, tragédie par Lebrun. 
Tome III : 7° Jean de Bourgogne, tragédie par Formant. 

Le n° 3 a toujours été attribué à Eugène Hugo. Par 
contre, Victor a revendiqué les six autres en 1834. Mais 
le n° 1 se retrouve encore, et cette fois sous le nom 
d'Eugène Hugo, en tête de l'édition de Chénier, chez 
Gosselin, en 1840.,. Quant au n" 6, Victor le donne bien 
comme lui appartenant dans Littérature et philosophie 
mêlées, mais il met le dernier paragraphe entre guille- 
mets et le fait précéder de cette mention : « E. vient 
d'écrire ceci aujourd'hui. 25 avril 181 5 »'-. Est-ce simple- 
ment pour piquer la curiosité?... Ou veut-il dater le mor- 



1. Ceci n'est pas très rigoureux. La signature B di.sparaît à 
partir du tome II et plusieurs articles de politique figurent 
avec la lettre V. Le compte rendu de VOfJicier de fortune est 
signé M au i" volume ; celui d'/va«/ioé, au second, est signé V. 
Hugo est arrivé assez vite à user indifféremment de l'une ou 
l'autre de ces initiales, sans autre souci que de varier les si- 
gnatures dans une même livraison. 

2. Cette mention ne se retrouve pas dans le Victor Hugo 
raconté... qui attribue l'article entier à Victor Hugo. 



INTRODUCTION. XXXVII 

ceau?... Ou faut-il admettre une collaboration des deux 
frères? Mais une note de la 8' livraison (et cet article 
appartient à la 9") déclare qu'Eugène n'est plus au nombre 
des collaborateurs. 

Restent les initiales H (Spectacles) et U (Revue litté- 
raire). Ici, il n'y a rien à conclure du recueil de 1884 qui 
conserve seulement un article signé H, quelques lignes 
signées U (Extrait de la Revue poétique de la 17° livraison) 
et sacrifie tout le reste. M. Em. Paul accorde cependant 
à V. Hugo — non sans hésiter — la première de ces 
deux signatures, mais lui refuse la seconde. L'exemplaire 
de Juliette Drouet tranche la difficulté et nous autorise à 
lui rendre l'une et l'autre. 

Il faut ajouter enfin certains morceaux anonymes et, 
sans doute, la plus grande partie des Variétés. Voici 
donc, dans l'ordre des livraisons, la liste des articles que 
l'on peut, avec certitude, lui attribuer. Je marque d'un 
astérisque tous ceux que signale l'exemplaire de Juliette 
Drouet, soit à la table, soit, dans le courant des volumes, 
par des corrections ou indications marginales : 



Tome I 

I" livr. : I L'enrôleur politique. Satire (Sig-n. V. M. Huoro). 
*2 Œuvres complètes d'André de Cfienier (Sig"n. E.). 
*3 Première représentation du Frondeur, comédie en 

I acte et en vers de M. Royoïi (Sig-n. H.). 
2° l'ivr. : 4 Les vierges de Verdun, Ode.. (Sign. V. M. Hugo). 
*5 L'avarice et l'envie. Coule (Sign. V. d'Auver- 

ney). 
*6 Walter Scott. L'officier de fortune. La fiancée de 

Lammermoor (Sign. M.). 
*7 Les Vêpres siciliennes, trag. par M. C. Delavi- 

gne. Louis IX, trag. par M. Ancelot. Premier 

article (Sign. V.). 
*8 Spectacles Un moment d'imprudence, com... par 

MM. Wafjlard et Fulgence. La Somnambule, 



XXXVllI INTRODUCTION. 

vaudeville... par MM. Scribe et A. Delavigne. 
Caddt-Roussel Procida, parodie des Vêpres sici- 
liennesparMM. Dupin et Carmouche (Si gn. U.). 
*9 Les Irois nuits d'un goutteux, poème par M. le 
comte F. de Neufcfiateau (Sign. à la table U.). 
3* livr. : *io Épitre à Brutus. Les Vous et les Tu (Sign. Aris- 
tide). 

*i I L'esprit du grand Corneille par M. le comte F. de 
Neufchateau (Sign. M.). 
12 De l'éloquence politique et de son influence dans 
les gouvernements populaires et représentatifs, 
par M. P. -S. Laurenlie. Premier article 
(Sign. B.). 

*i3 Spectacles. Olympie, trag. lyr. en 3 actes, paroles 
de MM. Brifaut et Dieulafoy, musique de 
M. Spontini, ballets de M. Gardel. Le marquis 
de Pomenars, com. en i acte et en prose 
(Sign. H.). 

*I4 Constant et Discrète, poème... par le comte Gas- 
pard de Pons (Sign. à la table V.). 

*i5 Le dix-neuvième siècle. Épitre... par M. Rosset 
(Sign. à la table U.). 
.4* livr. : *!6 Cacus... (Sign. V. d'Auverney). 

*i7 Du génie (Sign. E.). 

*i8 Les Vêpres siciliennes, trag. par M. C. Delavigne. 
Louis IX, trag. par M. Ancelot. Deuxième et 
dernier article (Sign. V.). 

*i9 Réflexions morales et politiques sur les avantages 
de la monarchie, par M"' C. de M... Premier 
article (Sign. B.). 

*20 Première représentation des Comédiens, com... de 
M. C. Delavigne (Sign. H.). 
5* livr. : 21 Lesdestitisde la Vendée. Ode...(S[gn.Y.M..liugo). 

*22 Histoire générale de France, par MM. Vély, Vil- 
laret, Garnier et Diifau... Premier article 
(Sign. E.). 

*23 La famille Lillers ou Scènes de la vie, par 
M. J. C. Saint-Prosper (Sign. M.). 

*24 Phocion, trag... par J. C Royou... (Sign. M.). 
6" livr. : *25 Achétnénide (Sign. V. d'Auverney). 

*26 Clovis, trag... par M. Népotnacène L. Lemercier 
(Sign. E.). 



INTRODUCTION. XXXIX 

*27 Correspondance. A MM. les rédacteurs du Conser- 
vateur littéraird (Sign. Publicola Petissot). 
7' livr. : 28 Ode sur la mort de S. A. R. Charles-Ferdinand 
d'Artois, duc de Berry, fils de France (Sign. 
V. M. Hugo). 

*29 Trois clianls de l'Iliade traduits en vers français 
par M. Bignan... (Sign. V,). 

*3o Correspondance. A MM. les rédacteurs du Conser- 
vateur littéraire. Deuxième lettre (Sign. Publi- 
cola Petissot). 

*3i Charles de France, duc de Berri, ou Sa vie et sa 
mort, par M*** (Sign. V.). 

*32 Oraison funèbre de S. A. R. Mgr le duc de Berri... 
par un jeune séminariste (Sign. M.). 
8* livr. : 33 Les derniers Bardes. Poème ossianique (Sign. 
V. M. Hugo). 
34 Annales du musée et de l'école moderne des beaux- 
arts. Salon de 181 9, par C. P. Landon{Sign.M.). 

*35 L'école du cavalier... parle chef d'escadron Millet... 
L'art du tour... par Ch. Lebois... (Sign. V.). 

*36 Charles de Navarre, Ira g... par M. Brifaut 
(Sign. H.). 

♦37 Dithyrambe sur l'assassinat de S. A. R. .Mgr le 
duc de Berri, par M. Tczenas de Montbri.wti... 
(Sign. à la table U.). 

*38 Ode ou Chant funèbre sur la mort de S. A. R. 
Mgr le Duc de Berri, par Lebrun de Char- 
mettes (Sign. à la table U.). 

*39 La France royaliste aux mânes de Mgr le Duc de 
Berri, par A. J. C. Saint-Prosper (Sign. U.). 
9* livr. : *40 L'antre des Cyclopes (Sign. V. d'Auverney). 

*4i Vie privée de Voltaire et de M" du Chalelet...par 
l'auteur des Lettres pérttviennes... (Sign. V.). 

*42 Réflexions morales et politiques sur les avantages 
de la monarchie, par M"" C. de M***. Deuxième 
article (Sign. B.). 

*43 Marie Stuart, tragédie par M. Lebrun (S'\gn . E.). 
10' livr. : *44 César passe le Rubicon (Sign. V. d'Auverney). 
45 Imitation d'Owen (Sign. V. Sainte-Marie). 

*46 Méditations poétiques (Sign. V.). 

*47 Charles de Navarre, tiag... par M. Brifaut. 
2° article (Sign. H.). 



INTRODUCTION. 

*48 Êpîlre à un honnête homme qui veut devenir 
intriguant, par M"' la Princesse C. de S. 
(Sign. à la table U.). 

*49 Berriana... parA.J. C. Saint-Prosper {S\gn.\} .). 



Tome II. 

Il* livr. : 5o Le Rétablissement de la statue de Henri IV. Ode 
(Sign. V. M. Hugo). 

*5i Œuvres poslliumes de Jacques Delille (Sign. V.). 
52 Bug Jargal. Extrait d'un ouvrage inédit intitulé : 
les Contes sous la tente (La publication con- 
tinue à la 12% i3% 14* et i5' livr. A la fin la 
la signature M-). 

*53 Spectacles. — Le flatteur, corn, en 5 actes et en 
veis, par M. Gosse. — L'homme poli, com. en 
5 actes et en vers, de M. Merville (Sign. H.). 
!•_>' livr. : 54 A Lydie. Ot/e (Sign. J. Sainte-Marie). 

«55 Ivanhoé ou le Retour du croisé, par Walter Scott 
(Sign. V.). 

*50 Institut royal de France. Séance publique annuelle 
des 4 académies (Sign. M.). 

*57 Conradin et Frédéric, trag. en 5 actes par 
M. Liadières (Sign. H.). 
i!^' livr. : *58 Les plaisirs de Clichy... (Sign. U.). 

*59 Lithographie morale et politique de MM. les 
membres de la chambre des députés. ..(SignU.). 
14" livr. : 60 ..'V/o/.se sur le Nil. Ode (Sign. V. M. Hugo). 

*6i Mémoires, lettres et pièces authentiques, touchant 
la vie et la mort de S. A. R. Mgr Charles- 
Ferdinand d'Artois, fils de France, duc de 
Berri, par M. le Vicomte de Chateaubriand 
(Sign. V.). 

'G2 Démétrius, trag. en 5 actes, par M. Delrieu 
(Sign. H.). 

*63 La Dame noire, com. en 3 actes et en prose 
(Sign. M.). 

*&4 Nuits françaises sur l'attentat du i3 février 1820. 
par A. d'Egvilly (Sign. à la table U.). 

*65 Nos regrets, héroïde par M. le Chev. de Port de 
Guy (Sign. U.). 



INTRODUCTION. XLI 

i5' livr. : 66 Ce que j'aime. Vers faits à un dessert (Sign. 
V. d'Auverney). 

*67 Lalla Roukh ou la princesse Mogole, par Thomas 
Moore (Sign. V.). 
i6* livr. : 68 Le jeune banni. Raymond à Emma. Élégie 
(Sign. V. M. Hugo). 

*69 Spectacles. Le folliculaire, corn, en 5 actes et en 
vers, par M. Delaville de Mirmont. L'artiste 
ambitieux, com. en 5 actes et en vers, par 
M. Théaulon (Sign. H.). 

*70 Hommage de l'aveugle de Nanterre aux mânes 
de S. A. R. Mgr le duc de Berri (Sign. U.). 

*7i Sur quelques phrases du Défenseur (Sign. : les 
Rédacteurs du Cens. litt.). 
17' livr. : *72 Bévue poétique. MM. de Labouisse — Cipeirel — 
A. Richomme — L. A. de la Villestreux — 
Gasp. Descombes (Sign. U.). 

*73 Mémoires pour servir à l'histoire de la maison 
de Condé... (Sign. V.). 
i8" livr. : 74 Le génie. Ode (Sign. V. M. Hugo). 

*75 Exposition des morceaux de concours pour le 
grand prix de peinture. Portrait de Mgr le 
duc de Berri, par M. Gérard (Sign. M.). 

♦76 Spectacles. Aspasie et Pèriclès, opéra en i acte. 
paroles de M. Viennet... — Une promenade 
dans Paris ou De prés et de loin, com. en 5 ac- 
tes et en prose (Sign. H.). 

*77 Collège royal de France. Clôture du cours de 
poésie latine par M. Tissât (Sign. V.). 
19* livr. : 78 Le vieillard du Galèse (Sign. V. d'Auverney). 

*79 Les psaumes traduits en vers français, pjr 
M. de Sapinaud de Boishuguet... — Élégies 
vendéennes..., par le même (Sign. V.). 

*8o Sur un article des Lettres normandes (non signé). 
30' livr. : 81 Les deux âges (Sign. V. M. Hugo). 

*82 Examen critique et complément des dictionnaires 
historiques les plus répandus..., par l'auteur 
du diction, des ouvrages anonymes et pseudo- 
nymes (Sign. V.). 

*83 Manuel du recrutement oji Recueil des Ordon- 
nances, Instructions approuvées par le Roi, ... 
(Sign. M.). 

*84 Variétés : « La municipalité d'Herespian... » 



XLIl INTRODUCTION. 



Tome III. 

21* livr. : *85 Discours sur les avantages de l'enseignement mu- 
tuel (Sign. ***). 
*86 Histoire de Gil Blas de Santillane, par Lesagc... 
avec un examen préliminaire, de nouveaux 
sommaires des chapitres et des notes histori- 
ques et littéraires, par M. le Comte F. de 
Neufchateaii (Sign. V.). 
*87 Institut royal de France. Académie française. 
Séance publique annuelle de la Saint-Louis 
(Sign. M.). 

22' livr. : *88 Projet de la proposition d'accusation contre M. le 
duc Decazes... à soumettre à la Chambre de 
1820, par M. Clausel de Coussergues... — 
Observations sur l'écrit publié par M. Clausel 
de Coussergues... , par M. le commandant 
d'Argout (Sign. V.). 

23* livr. : 89 Ode sur la naissance de S. A. R. Henri-Charles- 
Ferdinand-Marie Dieudonné d'Artois, duc de 
Bordeaux, petit-flts de France (Sign. V. M. 
Hugo). 
*90 Bévue poétique. MM. Reymond, de Labouisse, G. 
Descombes, Gabriel, A. Richomme (Sign. U.). 
+91 Séance publique de la Société académique du dé- 
partement de ta Loire-Inférieure tenue le 
23 août 1820 (Sign. M.). 

24" livr. : *92 Mémoire pour le vicomte Donnadieu... sur la 
plainte en calomnie par lui portée contre les 
sieurs Bey, Cazenave et Régnier... — Ré- 
ponse au mémoire de M. Berryer pour M. le 
général Donnadieu, par M. le Comte de Saint- 
Aulaire (Sign. V.). 
*93 Exposition des morceau.v de peinture, de sculp- 
ture... couronnés à Paris et envoyés de Rome. 
Portrait de M°" la Duchesse de Berri par 
M. Kinson (Sign. M.). 
*94 Correspondance. A M.M. les Rédacteurs du Con- 
servateur littéraire. [Sur Le crime du 16 octo- 
bre..., poème de Lafont d'Aussonne.J (Sign. 
V. M. Hugo). 



INTRODUCTION. XLIII 

25' livr. : *95 CLovis. tragédie en 5 actes, par M. Viennet 

(Sign. H.). 
26* livr. : '96 Le 4 novembre 1S20. Saint- Charles. Stances 
(Sign. V. M. Hugo). 
*97 Annales du Musée. Salon de iSig, par C. P. 

Landon (Sign. M.). 
*<)8 Louis XVII au berceau d'Henri V..., par te 

comte G. de Pons (Sign. à la table U.). 
*99 Èpitre à Dieu, par M. le C/iev. de Port de Guy 
(Sign. U.). 
*ioo A S. A. R. M" la Duchesse de Berri..., par 
M. Berenger de Labaume (Sign. U.). 
27« livr. : '101 L'observateur au XIX' siècle, par A. J. C Saint- 
Prosper (Sign. V.). 
*i02 Jean de Bourgogne, trag. en S actes, par M. de 

Formant (Sign. E.). 
*io3 Eugène et Guillaume, corn, en 4 actes et en prose 

(Sign. H.). 
'104 Don Carlos, trag. en 5 actes, par feu M. Lefèvre 
(Sign. M.). 
28* livr. : ^io5 Histoire générale de France, depuis le règne de 
Chartes IX, jusqu'à la paix générale en i8i5, 
par M. Du/au (Sign. V.). 
29* livr. : *to6 Poésies de M°" Desbordes Valmore (Sign. V.). 

*I07 La matinée du 29 septembre ou ta naissance de 
Mgr le Duc de Bordeaux. Poétne par M. de 
Tatagral (Sign. U.). 
3o' livr. : *io8 L'émigré en 1794 ou une scène de la Terreur, 
drame en 5 actes et en prose (Sign. V.). 
'■109 Odes par Antoine Charles (Sign. M.). 
*i 10 Mémoires de la Société d'émulation de Cambrai 

(Sign. U.). 
*in A MM. les Rédacteurs du Conservateur littéraire 
sur la biographie nouvelle des contemporains, 
par MM. Arnault, ,îay , Jouy et Norvins 
(Sign. Victor-Marie Hugo). 

J. Abel Hugo, le frère aîné et le principal collaborateur 
de Victor, signe à l'ordinaire de ses initiales : A des 
articles de critique, et J des articles divers (mélanges, 
traductions, nouvelles). C'est à lui qu'appartiennent encore 



XLIV INTRODUCTION. 

six articles signés A. H., un article signé J. A. (Voyage 
à Auverney, t. III), un article signé A. B. à la table du 
tome II, et trois pièces de vers qui portent son pseudo- 
nyme D. Monières*. M. Em. Paul se demande s'il ne 
faudrait pas le reconnaître aussi sous la lettre F. Il est 
bien difficile de l'affirmer. Nous avons pourtant au tome III, 
sous cette signature, des déclarations antilibérales qui 
traduisent assez bien ses sentiments personnels (25° livr.). 
Au moins est-il certain que cette initiale ne peut, comme 
le voudrait Paul Lacroix, être celle de Paul Fouchcr, alors 
âgé de 10 ans. 

Quant aux autres rédacteurs, on peut lever le masque 
pour quelques-uns : 

J. J. Reda et J. J. A. : Ader. 

C. S' M. : Charles Saint-Maurice. 

S. : Biscarrat (d'après Quérard, dont le témoignage ne 
peut être contrôlé. L'abbé Dedieu, dans son 
étude sur Soumet, — Rev. des Pyrénées, 1912- 
1913, — lui attribue cette signature; mais on la 
rencontre dans le i" volume, et la collabora- 
tion de Soumet commence au 3°). 

A. ï-t : Adolphe ïrébuchet. 

L. T.. T. et T. D. M. : Tézenas de Montbrison. 

X. et A. S. : Soumet (France littéraire, IX, p. 23o). 

A. de V. : Alfred de Vigny. 

G. de P. : Gaspard de Pons. 

J. L. : Jules Lefèvre. 

L. M-D-G. B. L. N. : Le maréchal de camp Lenoir. 

L. D. A. : Lafont d'Aussonne. 

L. Th. P. : L. Th. Pelicier et non, comme on l'a dit sou- 
vent, Th. Pavie (Voy.dans les Annales roman- 



I. Sur cette signature, voy. Quérard, Supercheries, II, 
p. 1182. 



INTRODUCTION. XLV 

tiques de 1823 la réimpression, sous son nom, 
de deux pièces, le Uhlan et le Cimetière de 
Luben, parues au t. II du Cotiservateur, la pre- 
mière avec ces initiales, la seconde sans signa- 
ture. Un troisième morceau du même volume 
signé C. D., — la Veuve du soldat, traduit de 
l'allemand, — présente avec ceux-ci une grande 
analogie. Peut-être est-il du même auteur r...). 
L. D.V...n: Louis-Désiré Véron, le futur docteur, créa- 
teur de la Revue de Paris et directeur de 
l'Opéra. Dans ses Mémoires d'un bourgeois de 
Paris (I, p. 236), lui-même déclare avoir colla- 
boré au Conservateur littéraire. 

Il est possible, mais douteux, que A. D. désigne Antoni 
Deschamps. Peut-être aussi A. M. : Armand Malitourne, 
un des collaborateurs d'Abel, que le D' Véron cite au 
nombre des rédacteurs. 

Enfin, on ne peut risquer même une hypothèse pour 
D. B., — D. R., — F. de B., et il est à souhaiter que ce 
mystère soit éclairci, surtout pour la première de ces 
signatures qui n'apparaît qu'une fois, dans la première 
livraison, mais à la fin d'un article essentiel sur Lamen- 
nais. 

Cette édition est établie sur le même plan que l'édition 
précédemment publiée de la Muse française. Elle repro- 
duit fidèlement l'original dont les chiffres entre crochets, 
placés dans la marge de droite, indiquent la pagination. 
Toutefois, étant donné l'abondance des matières, chacun 
des trois volumes a été divisé en deux tomes. Les notes 
qui appartiennent au Conservateur littéraire sont mar- 
qués des initiales C. L. Les livraisons sont datées d'après 
leur inscription au Journal de la Librairie. 

Je tiens, en terminant, à remercier M. G. Simon, 
qui m'a donné de bonne grâce les autorisations néces- 
saires, et M. L. Barthou, possesseur du précieux exem- 



XLVl INTRODUCTION. 

plaire de Littérature et philosophie mêlées dédié à 
Juliette Drouet. On sait l'érudition de M. Barthou et ce 
que lui doivent les amis du romantisme; il n'est pas 
de ces collectionneurs qui, jalousement, enterrent leurs 
trésors. 

(1918.) 



PREMIERE LIVRAISON 

(Décembre 1819.) 



[3] 

POÉSIE 



L'ENROLEUR POLITIQUE 



SATIRE 



Et la lumière a lui dans les ténèbres, 
et les ténèbres ne l'onl pas comprise. 



L ADEPTIi: 

Non, tous vos beaux discours ne m'ont point converti. 
Et pourquoi voulez-vous que j'embrasse un parti? 
N'est-ce donc point assez que d'insolents libraires 
Préfèrent des pamphlets à mes œuvres légères > 
Est-ce trop peu déjà qu'un stupide mépris 
Proscrive ces beaux-arts dont mon cœur est épris. 
Et que le Pinde, grâce au nom de République. 
Voie en ses verds bosquets régner la politique? 
Faut-il passer partout pour esprit de travers. 
Ou m'unir aux ingrats qui font fî de mes vers. 
Et, pour rester Français, titre qu'on me refuse, 
Sous le joug libéral dois-je courber ma muse? 
Ahl je veux être un sot, et, loin de vos drapeaux, 
Rimer sans auditeurs, mais rimer en repos ; 
Je veux, ainsi qu'un ours, dans mon trou solitaire, 
Penser avec Pascal et rire avec Voltaire; 



Réimprimé dan? Victor Hugo raconté par un témoin de sa 
vie, avec quelques corrections seulement; les notes entre 
crochets ont été supprimées. 



4 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

Vivre, ignoré du monde, avec mes vieux auteurs. 
Qui devaient craindre peu d'être un jour sans lecteurs; 
Et, fuyant ces salons où la nullité règne, 
20 Consoler de l'oubli les arts qu'on y dédaigne. 

l'enrôleur [A] 

Tout beau (ces jeunes gens ont grand besoin d'avis 1) : 

Tu connais donc bien peu l'heureux siècle où tu vis? 

L'on dédaigne les arts, et cent routes nouvelles 

S'ouvrent aux vrais talents pour fuir les vieux modèles. 
25 Voyons : quel est ton genre? Écoute : et tu vas voir 

Qu'en travaillant un peu l'or sur toi va pleuvoir. 

Es-tu peintre? Transmets à la lithographie 

Nos modernes exploits que Clio te confie. 

Pour éclipser les faits du preux de Roncevaux, 
3o Le brasseur Rossignol t'offre ses grands travaux. 

Crois-tu que ces guerriers, tous morts aux Thermopyles, 

Près de nos fédérés auraient dormi tranquilles? 

Et que ce général qui battit du tambour. 

Ne vaut pas bien Condé sous les murs de Fribourg? 
35 Réponds : mais, je le vois, peu sensible à la gloire. 

Tu ne peux t'élever aux grands tableaux d'histoire ; 

Descends donc aux portraits. D'un grand homme ignoré 

Peins-nous le noble front de rayons entouré; 

Ou, moderne Callot, dévoue au ridicule 
40 Ces vieux sujets du Roi, dont la France pullule. 

Fous qui, dans leurs aïeux, osent encor vanter 

De gothiques vertus qu'ils surent imiter. 

Crois-moi : suis mes conseils; dans peu de temps sans doute 

Tu seras de ces gens qu'on flatte et qu'on redoute; 
45 Et ton nom, étalé dans plus d'un cabinet, 

Deviendra quelque jour fameux chez Martinet. 



36 travaux d'histoire 



r* LIVRAISON. — POESIE. 

Es-tu littérateur? Une plus vaste arène 

Semble encore appeler ta muse citoyenne. 

Tu peux des esprits forts fabriquer les anas, 
5o Ou toi-même inventer de nouveaux almanachs. 

Ainsi, dans chaque mois, grâce à de doctes plumes, 

Nous voyons les guerriers succéder aux légumes ' ; 

La botanique, hier, fut à l'ordre du jour, [5] 

Il est juste aujourd'hui que l'histoire ait son tour. 
55 Vois ce livre, heureux fruit d'un siècle de lumière; 

II montre au bon bourgeois l'éloquence guerrière. 

Fais-m'en donc un pareil : mêle, choisis en gros 

Le cri d'un soldat ivre et le mot d'un héros ; 

Et donne au bon Henri quelque place modeste 
6o Entre deux bulletins, ou près d'un manifeste. 

Surtout, si tu décris nos revers, nos succès. 

Songe qu'un Vendéen ne peut être Français, 

Songe encor que ce roi, d'orgueilleuse mémoire, 

Louis n'a jamais su ce que c'est que la gloire; 
65 Que Vendôme et Villars, qu'on se plaît à vanter. 

Sont loin de maint héros que tu pourrais citer. 

Luxembourg comptait-il ses soldats morts par mille? 

Qu'est-ce que Catinat? brûla-t-il une ville? 

Une fois, il est vrai, surpassant Catinat, 
70 Turenne mit en feu tout le Palatinat. 

Mais tout cela n'est rien : qu'on songe à la Vendée, 

Et d'un bel incendie on aura quelqu'idée; 

Vois Moscow, vois Berlin, et du Sud jusqu'au Nord 

De cent vastes cités les murs fumants encor... 

[i. VAlmanachdes Braves, une Victoire par jour , de la Gloire 
tous les jours, et ce tas de petits recueils de fêtes, sœurs 
puînées des sans-culot tides, sont trop connus pour les rappeler 
ici. La réputation des autres ouvrages dont parle l'auteur, 
dans le courant de cette satire, est assez européenne pour 
qu'on puisse se passer de notes.] (C. L.) 

58 ou le mot 



O LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

75 Qu'en dis-tu?... Prouve aussi que, bien qu'il fût despote, 
Ce Louis, après tout, n'était pas patriote. 
A-t-il, pour mériter qu'on lui fût si soumis. 
Construit une colonne en canons ennemis ? 
A cet enseignement, dont notre âge raffole, 

80 Jamais ce prince ignare ouvrit-il une école * ?... 
Il est bon, vois-tu bien, d'avoir à rapporter 
Des faits sûrs, de ces faits qu'on ne peut contester. 
Ne crains pas les braillards, car toujours la Minerve [6] 

Tiendra pour te défendre une lance en réserve ; 

85 Et si tu sais venger d'une odieuse loi 

Ces innocents bannis qui n'ont tué qu'un roi ; 
Si tu sais, du parti digne et généreux membre. 
En citoyen zélé chérir l'tieureux septembre. 
On te verra dans peu, de tes mâles écrits, 

90 A la face du monde enrichir V Homme gris; 

Et, grâce aux souscripteurs, affrontant les amendes, 
Saper les vieux abus dans les Lettres normandes. 
Est-ce assez? 

l'adepte 

Il suffît : pour rester en repos. 

Je vais, par un fait seul, vous répondre à propos. 
95 Hier, manquant d'argent, vint s'asseoir à ma table 

Macer, cet ami sûr, ce parfait pauvre diable. 

« Ah 1 mon cher, me dit-il, je n'ai plus d'avenir. 

Un jeune homme en nos jours ne saurait parvenir. 

Tu sais que, préférant l'or à la renommée, 
[oo De nos indépendants j'ai dû grossir l'armée. 

[1. Nous ne prétendons pas condamner renseignement 
mutuel. Cette méthode peut être utile : il y a du ridicule à la 
trouver admirable ; 

Et le malheur de ce qu'on vante 

Est d'être ensuite rabaissé. 

Le temps jugera, et il jugera bien ; car c'est lui qui nous a 
fait connaître Texcellence des écoles chrétiennes.] (C. L.) 



r* LIVRAISON. — POÉSIE. 7 

Cherchant donc à paraître, en un pamphlet du jour, 

Je voulus, l'autre mois, me produire à mon tour. 

D'abord, pillant partout des phrases rajeunies, 

Je m'étais fait un fonds de quelques calomnies; 

Puis je citais sans crainte, en termes absolus. 

Et Voltaire et Rousseau, que je n'ai jamais lus. 

J'invoquais nos grands mots : la vertu, la victoire; 

Et je crois même aussi que je parlais d'histoire. 

Ajoute à ce mélange un morceau fort adroit, 

Où je prouvais que Dieu n'a sur nous aucun droit. 

Où même, pour montrer mon âme libre et fîère, 

Je jetais loin de moi le joug de la grammaire. 

Croirais-tu qu'un discours si fort et si rusé 

Pour le susdit pamphlet fut trouvé trop usé ? 

Que je perdis mon temps, mes frais, mon éloquence? 

Et que, de m'enrichir m'ôtant toute espérance. 

Le grossier rédacteur m'envoya sans façon 

A ce journal sans sel où l'on singe Adisson *?... » 

Macer a répondu : pour moi, je dois me taire. [7] 

Sans savoir le citer, je sais lire Voltaire; 

Je hais la calomnie; enfin mon esprit lourd 

Ne saurait s'élever à la hauteur du jour. 

l'enrôleur 

Jeune homme, tu te perds. Écoute-moi, de grâce : 
Si d'un vrai citoyen ton cœur n'a point l'audace, 

[i. On a pu s'apercevoir que, depuis l'époque où cette satire 
a été faite, si les noms ont changé, les choses sont restées les 
mêmes. Cependant la justice exige une exception en faveur 
du Spectateur. La plupart de ses rédacteurs étaient des 
hommes fort estimables, qui se sont arrêtés, sitôt qu'ils se 
sont aperçus qu'ils suivaient la fausse route. M. Campenon, 
poète aimable, M. Laya. poète courageux, honoraient trop le 
ministérialistne.] (CL) • 



124 n'a pas l'audace. 



a LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

125 Tu peux, quittant le fouet et prenant l'encensoir, 
Sans renoncer à nous, ramper sous le pouvoir. 
Le ministre, crois-moi, saura payer le zèle 
D'un auteur qui pour lui veut bien faire un libelle. 
On voit, dans les honneurs, plus d'un homme prudent, 

i3o Que le premier revers peut rendre indépendant ; 
La girouette reste au haut de l'édifice : 
Je pourrais te citer... 



L ADEPTE 



Non, rendez-moi justice. 

Je n'imiterai point ces vils caméléons, 

Qu'un jour la guillotine eut pour Anacréons, 
i35 Et qui, du plus puissant servant toujours la cause. 

Se font aujourd'hui plats, pour être quelque chose. 

J'aimais la gloire, hélas! mais dans ce siècle impur. 

Quand le crime est fameux , la gloire est d'être obscur. 

Vous qui m'auriez fait grand, arts divins, arts que j'aime, 
140 Vous êtes oubliés, je veux l'être moi-même. 

Racine, est-il bien vrai, dis, qu'ils m'ont excité 

A blasphémer ces temps où ta muse a chanté? 

Vandales! quelle est donc leur aveugle furie? 

Ils proscrivent ton siècle et parlent de patrie ! 
145 O Molière! ô Boileau 1 pourquoi, nobles esprits, [8] 

Nous léguer des lauriers que nous avons flétris? 

Temps qu'on ne verra plus, seul je vous rends hommage. 

Du moins, tâchons encor d'en retrouver l'image. 

Si jamais, je le crains, des orages nouveaux 
i5o Me viennent, malgré moi, ravir à mes travaux. 

Vous qui voulez la paix, ô Fitz-Jame, ô Villèle, 

Chateaubriand, je veux imiter votre zèle ; 

Je veux puiser en vous, citoyens généreux, 

L'espoir de voir un jour les Français plus heureux... 



i" livraison. — poesie. 9 

l'enrôleur 
i55 Cet homme est un ultra... 

l'adepte 

Je suis un homme. 

l'enrôleur 

A d'autres I 
Ces royalistes-là font tous les bons apôtres : 
Tu n'étais, disais-tu, d'aucun parti : fort bien! 
Tu ne te trompais pas, que sont tes pareils? Rien. 
Ce n'est plus un parti. 



Non, c'est la France entière. 

l'enrôleur 

i6o Fait, que nos électeurs prouvent à leur manière, 
Et que voulaient sans doute attester certains cris 
Dont t'ont dû réjouir nos fidèles conscrits. 



Il est vrai : l'anarchie, aux têtes renaissantes. 
S'éveille, et rouvre encor ^es gueules menaçantes; 
i65 Le trône, sous ses coups, commence à chanceler; 
Mais, pour le soutenir, on nous verra voler. 
Nous saurons oublier, dans ces moments d'épreuve, 
Les dégoûts dont la haine à dessein nous abreuve. 



10 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

Moi-même, lui gardant et mon bras et ma foi, [9] 

Dans l'exil, s'il le faut, j'irai suivre mon roi; 

Dussé-je, pour avoir servi la dynastie, 

Me voir, à mon retour, puni d'une amnistie. 

Et si, dans mes vieux jours, comme un vil condamné, 

Au fond d'un noir cachot je me voyais traîné. 

Sous le harnois guerrier si ma tête blanchie 

D'un indigne soupçon n'était point affranchie. 

Si j'étais accusé sans même être entendu, 

D'avoir trahi ce roi que j'aurais défendu, 

Montrant mon corps brisé, mes cicatrices vaines. 

Et ce reste de sang, déjà froid dans mes veines. 

J'irais dire à mon roi, s'il voulait l'épuiser : 

« Sire, il est tout à vous, vous le pouvez verser. » 

V.-M. Hugo. 



LITTÉRATURE FRANÇAISE 



ESSAI SUR L'INDIFFÉRENCE 

EN MATIÈRE DE RELIGION 

Par m. l'Abbé F. DE LA MENNAIS. 
(Cinquième édition.) 

Dans l'ivresse d'une philosophie trompeuse, la 
société repousse les croyances divines, seules ca- 
pables de la défendre contre les opinions poli- 
tiques qui menacent de la dévorer. Les autels 
5 n'obtiennent déjà plus nos haines; les prêtres nos 
proscriptions; la religion et ses ministres ont enfin 
reçu de nous l'indulgence du dédain et le repos du 
mépris. La dissolution du corps social^ commencée 
par Tindifférence religieuse, s'achèvera par le délire 

10 populaire. N'entendez-vous pas déjà rugir cette 
démocratie furieuse, qui tout à l'heure n'était que 
sourdement émue.^ Notre | vieille Europe s'est en- [10] 
dormie dans les bras de la philosophie, et voilà 
que le bruit des révolutions qui s'avancent agite 

i5 son sommeil. Mais les convulsions qui suivent 
l'abattement sont celles qui précèdent la mort. Un 
auteur religieux est venu réveiller la conscience 
des peuples et la sagesse des rois, par un livre 
effrayant d'avenir : à tant de maux il ne montre 



12 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

20 qu'un remède; mais c'est la foi, la foi qui a pu 
déjà, chassant devant elle les dieux des passions 
humaines, détrôner une religion de voluptés, pour 
planter avec sa croix une religion de souffrances. 
Confiant en ses armes, il tient d'une main l'Évan- 

25 gile, les livres de Bossuet et de Pascal, ces subli- 
mes interprètes du texte sacré; et de l'autre, les 
écrits des Diderot, des Helvétius, froids commen- 
tateurs du néant. C'est ainsi que s'est présenté de- 
vant un siècle orgueilleux de ses crimes, un noble 

3o adversaire pour défier ses doctrines et les appeler 
au combat. Jusqu'ici les doctrines du siècle sont 
restées muettes de stupeur. 

La destinée de ce livre a été singulière; son objet 
est sacré et les temps sont profanes; il est souvent 

35 théologique, et la plupart des esprits ne sont pas 
même religieux; il parle de foi à des incrédules, de 
morale à la place de l'immoralité; il venge la mé- 
moire d'un passé qu'on outrage, et nie les bienfaits 
d'un présent dont on raffole ; et cependant ses pages 

40 sévères ont vaincu la frivolité, et le dix-neuvième 
siècle aura vu un ouvrage religieux et profond, plus 
acheté, plus lu et plus admiré qu'un roman immo- 
ral, ou qu'un pamphlet incendiaire. 

L'auteur de ce livre singulier n'était point connu ; 

45 aujourd'hui d'imposants hommages l'entourent, et 
demain la foule se pressera autour de sa gloire. Un 
pareil succès peut | calmer un moment les pieuses [il] 
inquiétudes que l'audace des doctrines antireli- 
gieuses éveille chaque jour davantage. 

5o L'analyse du bel ouvrage de M. de La Mennais 
est peu difficile à faire pour qui veut en lire de 
bonne foi les pages éloquentes. Il prend son en- 



r' LIVRAISON, — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l3 

nemi corps à corps pour le terrasser; il attaque 
l'indifférence sous toutes ses faces, car toutes ses 

55 conséquences sont terribles; il la poursuit dans 
l'ordre moral comme dans l'ordre politique, car 
elle tue l'homme comme individu et comme so- 
ciété. Déroulant successivement la chaîne de tous 
les sophismes dont la philosophie nous amuse, sa 

60 raison les brise tour à tour, et pour hasarder quel- 
que critique au milieu de tant d'éloges mérités, 
j'oserai dire que M. de La Mennais porte dans sa 
dialectique une rigueur peut-être trop impitoyable. 
Comme il puise ses opinions à la source la plus 

65 pure, il les présente avec fierté et avec chaleur; 
mais entraîné quelquefois par le mouvement impé- 
tueux de sa conviction, il pousse les principes qu'il 
défend jusqu'à des conséquences extrêmes. Il tou- 
che alors à un esprit de prosélytisme qu'on ne doit 

70 pas craindre, car il n'est que l'accent de la bonne 
foi, mais qu'on ne peut approuver entièrement, 
car il n'est déjà plus l'expression parfaite de la vé- 
rité. 
Nous n'émettons cette idée qu'en tremblant, 

75 parce que nous n'avons pas la prétention d'entrer 
en lice avec un si rude jouteur. Nous devons même 
à notre respect pour les suffrages honorables qu'a 
reçus cette production extraordinaire, de ne pas 
mêler notre voix mondaine à ce concert d'appro- 

80 bâtions imposantes, et surtout de ne point débattre 
plus longtemps des questions que nous avons abor- 
dées, il faut bien l'avouer, avec les préventions de 
notre siècle et de notre âge. 

L'Essai sur r indi^fféi'ence religieuse est jugé sous [12] 

85 le rapport des doctrines, il ne nous appartient plus 



14 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

que de l'apprécier sous le rapport littéraire. Dans 
nos jours de discordes on juge tout avec des ar- 
rière-pensées politiques, et les arrêts que l'on pro- 
nonce sur le mérite d'un livre ne sont guère que 

90 des formules banales de blâme ou d'éloge diverse- 
ment appliquées selon l'opinion de l'auteur. M. de 
La Mennais a eu le bonheur d'échapper au sort 
commun : ceux-là même qui ont poursuivi le chré- 
tien de leurs sarcasmes, n'ont pu refuser un tribut 

95 d'admiration à l'écrivain. Et, en effet, où trouver 
ailleurs que dans Bossuet et dans Pascal, cette 
élévation d'idées, cette fermeté de dialectique, cette 
raison éloquente et passionnée qui caractérise cet 
Essai sur l'indifférence ? 

100 Ce qui me paraît dominer dans M. de La Men- 
nais, c'est une franchise hardie dans les idées, et 
une familiarité énergique dans les expressions ; 
c'est le cachet des grands maîtres. Pour l'art d'en- 
chaîner les preuves et pour le génie d'ensemble, il 

io5 rappelle la manière de Pascal, auquel il ressemble 
encore par un fond de tristesse et de mélancolie 
produit peut-être par les mêmes causes. De là ces 
traits d'une ironie accablante, et d'un mépris quel- 
quefois sublime pour nos misères. M. de La Men- 

no nais attaque souvent ce J.-J. Rousseau qui fut si 
éloquent, si malheureux et si noblement trompé, 
et dont les erreurs devraient peut-être exciter moins 
l'indignation. M. de La Mennais semble, pour le 
combattre, emprunter ses armes, sa chaleur en- 

ii5 traînante et sa dialectique passionnée; et en appli- 
quant à des idées différentes les mêmes formes de 
langage, M. de La Mennais en acquiert plus d'ori- 
ginalité et d'énergie. 



r° LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l5 

Ce qui a dû contribuer surtout à faire lire son 

I20 livre, c'est | qu'il a su revêtir un sujet abstrait et [131 
sévère d'images brillantes; quelques-unes semblent 
échappées au pinceau de l'auteur des Martyrs. 

Nous ne ferons qu'une citation, parce que l'ou- 
vrage est depuis longtemps sous les yeux de tout 

125 le monde; c'est le tableau des malheurs causés par 

l'athéisme, et de la Convention poussant, pour 

ainsi dire, le cri de détresse, en proclamant Vexis- 

tence de lÊtre suprême. 

« Des athées gouvernèrent la France; et, dans 

j3o l'espace de quelques mois, ils y accumulèrent plus 
de ruines qu'une armée de Tartares n'en aurait pu 
laisser en Europe pendant dix années d'invasion. 
Jamais, depuis l'origine du monde, une telle puis- 
sance de destruction n'avait été donnée à l'homme. 

i35 Dans les révolutions ordinaires, le pouvoir se dé- 
place, mais descend peu. Il n'en fut pas ainsi quand 
l'athéisme triompha ; la force fuyant les hautes par- 
ties du corps social, se précipita entre les mains de 
ses plus vils membres, et leur orgueil, que tout 

140 offensait, n'épargna rien. Ils ne pardonnèrent ni à 
la naissance, parce qu'ils étaient sortis de la boue; 
ni aux richesses, parce qu'ils les avaient longtemps 
enviées; ni aux talents, parce que la nature les leur 
avait tous refusés; ni à la science parce qu'ils se 

145 sentaient profondément ignorants; ni à la vertu, 
parce qu'ils étaient couverts de crimes; ni enfin au 
crime même, lorsqu'il annonça quelque espèce de 
supériorité. Entreprendre de tout ramener à leur 
niveau, c'était s'engager à tout anéantir. Aussi, 

i5o dès lors, gouverner ce fut proscrire, confisquer et 
proscrire encore. On organisa la mort dans chaque 



l6 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

bourgade; et, achevant avec des décrets ce qu'on 
avait commencé avec des poignards, on voua des 
classes | entières de citoyens à l'extermination; on [14] 

i55 ébranla par le divorce le fondement de la famille; 
on attaqua le principe même de la population, en 
accordant des encouragements publics au liberti- 
nage. 

» Cependant la haine de l'ordre, trop à l'étroit 

i6o sur ce vaste théâtre de destruction, franchit les 
frontières, et alla menacer sur leur trône tous les 
souverains de l'Europe. 

» L'athéisme eut ses apôtres, et l'anarchie ses 
séides. La guerre redevenant ce qu'elle est chez les 

i65 sauvages, on arrêta de ne faire aucun prisonnier. 
L'honneur du soldat frémit, et repousse cet ordre 
barbare; mais, hors des camps, l'enfance même ne 
peut désarmer la rage ni attendrir les bourreaux. 
Je me lasse de rappeler tant d'inexpiables horreurs. 

170 La France, couverte de débris, offrait l'image d'un 
immense cimetière, quand, chose étonnante! voilà 
qu'au milieu de ces ruines, les princes même du 
désordre, saisis d'une terreur soudaine, reculent 
épouvantés, comme si le spectre du néant leur eût 

175 apparu. Sentantqu'uneforceirrésistible les entraîne 
eux-mêmes au tombeau, leur orgueil fléchit tout 
à coup. Vaincus d'effroi, ils proclament en hâte 
l'existence de VÊtre suprême et l'immortalité de 
l'âme; et debout sur le cadavre palpitant de la so- 

180 ciété, ils appellent à grands cris le Dieu qui seul 
peut la ranimer. » 

Sans doute le bel ouvrage de M. de La Mennais 
n'avait pas besoin de nos éloges, mais nous qui 
voulons défendre les intérêts de la littérature, nous 



I" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. I7 

i85 avions besoin de rendre ce tardif hommage à celui 
qui vient de prendre place parmi nos premiers 
écrivains, et qui va marcher de front avec nos Fon- 
tanes, nos Chateaubriand et nos Bonald, 

D-B. 



ŒUVRES COMPLÈTES [15] 

D'ANDRÉ DE GHÉNIER 



[Un jeune homme, élevé au milieu du siècle des 
idées nouvelles, de ce siècle remarquable par tant 
d'erreurs brillantes, s'attache servilement sur la 
trace des maîtres. Égaré par un excès de modestie, 

5 comme tant d'autres par un excès d'orgueil, loin 
de chercher une renommée prématurée, il se livre 
à des études solitaires; les encouragements de 
quelques amis lui suffisent : il traverse son siècle 
également inconnu à la gloire et à la critique. 

10 Tout à coup, il tombe avant le temps : je n'ai rien 
fait pour la postérité, dit-il; du moins a-t-il fait 
assez pour sa gloire, en montrant ce qu'il aurait 
pu faire. 



Reproduit dans Littérature et Philosophie mêlées (1884) sous 
la date de 1819 (t. I, p. i3o). Je cite les variantes et mets entre 
crochets les passages supprimés. — Le même article a été 
réimprimé, sous le nom d'Eugène Hugo, en tête de l'édition 
de Chénier (Gosselin, 1840). 

1-16 Début remplacé par celui-ci : Un livre de poésie vient 
de paraître. Et quoique l'auteur soit mort, les critiques pieu- 
vent. Peu d'ouvrages ont été plus rudement traités par les 
connaisseurs que ce livre. Il ne s'agit pas cependant de tor- 
turer un vivant, de décourager un jeune homme, d'éteindre 
un talent naissant, de tuer un avenir, de ternir une aurore. 
Non, cette fois, la critique, chose étrange, s'acharne sur un 
cercueil! Pourquoi? En voici la raison en deux mots : c'est 
que c'est bien un poète mort, il est vrai, mais c'est aussi une 
poésie nouvelle qui vient de naître. Le tombeau du poète 
n'obtient pas grâce pour le berceau de sa muse. Pour nous, 
nous laisserons à d'autres... 



l" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. I9 

Tel fut André de Chénier, jeune homme d'un 

i5 véritable talent, auquel peut-être il n'a manqué 
que des ennemis.] 

Nous laisserons à d'autres le triste courage de 
triompher de ce jeune lion arrêté au milieu du dé- 
veloppement de ses forces. Qu'on méprise ce style 

20 incorrect et parfois barbare, ces idées vagues et 
incohérentes, cette effervescence d'imagination, 
rêves tumultueux du talent qui s'éveille, cette 
manie de mutiler ses phrases, et, pour ainsi dire, 
de les tailler à la grecque, les mots dérivés des lan- 

25 gués anciennes employés dans toute l'étendue de 
leur acception maternelle, des coupes bizarres, 
[aucune connaissance du véritable mécanisme de 
la poésie française; ces défauts sont grands, mais 
ils] ne sont point dangereux : il s'agit de rendre 

3o justice à un homme qui n'a point joui de sa gloire; 
qui osera lui reprocher ses imperfections, lorsque 
la hache révolution |naire repose encore toute san- [i6] 
glante au milieu de ses travaux inachevés? 
Si d'ailleurs l'on vient à considérer quel fut 

35 celui dont nous recueillons aujourd'hui l'héritage, 
nous ne pensons pas que le sourire effleure facile- 
ment les lèvres. On verra un jeune homme d'un 
caractère noble et modeste, enclin à toutes les 
douces affections de l'âme, ami de l'étude, enthou- 

40 siaste de la nature. En ce même temps, la révolu- 
tion est imminente, la renaissance des siècles an- 



19 Qu'on invective ce style — 23-24 la phrase ... de la tailler 
— 26-29 bizarres, etc. Chacun de ces défauts du poète est 
peut-être le germe d'un perfectionnement pour la poésie. En 
tout cas, ces défauts ne sont point — 29 et il s'agit — 3o gloire. 
Qui — 37 ce jeune hommcî 



20 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

tiques est proclamée; »Chénier devait être trompé, 
il le fut : jeunes gens, qui de nous n'aurait point 
voulu l'être? Il suit le fantôme, il se mêle à tout ce 

45 peuple qui marche avec une ivresse délirante par 
le chemin des abîmes. Plus tard, on ouvrit les 
yeux, les hommes égarés tournèrent la tête; il 
n'était plus temps pour revenir en arrière, il était 
encore temps pour mourir avec honneur : plus 

5o heureux que son frère, Chénier vint désavouer son 
siècle sur l'échafaud. 

Il s'était présenté pour défendre Louis XVI, et 
quand le martyr fut-envoyéau ciel, il rédigea cette 
lettre par laquelle la dernière ressource de l'appel 

55 au peuple fut en vain offerte à la conscience des 
bourreaux. 

Cet homme si intéressant n'eut pas le temps de 
devenir un poète parfait; mais en parcourant les 
fragments qu'il nous a laissés, on rencontre des 

60 détails qui font oublier tout ce qui lui manque. 
Nous en allons signaler quelques-uns; voyons 
d'abord le tableau de Thésée tuant un centaure : 

Il va fendre sa tête; 
Soudain le fils d'Egée, invincible, sanglant, 
65 L'aperçoit, à l'autel prend un chêne brûlant, 
Sur sa croupe indomptée, avec un cri terrible. 
S'élance, va saisir sa chevelure horrible. 
L'entraîne, et quand sa bouche ouverte avec effort [17] 

Crie, il y plonge ensemble et la flamme et la mort. 



43 fut. Jeunes gens — 49 honneur. Plus heureux — 5? Cet 
homme si digne de sympathie n'eut pas — 61 Nous allons en 
— 61 uns. Voyons 



r' LIVRAISON. — LITTERATURE FRANÇAISE. 21 

70 Ce morceau présente ce qui constitue l'origina- 
lité des poètes anciens, la trivialité dans la gran- 
deur; d'ailleurs l'action est vive, toutes les cir- 
constances sont bien saisies et les épithètes sont 
pittoresques : que leur manque-t-il? Une coupe 

75 élégante; nous préférons cependant une pareille 
barbarie à ces vers qui n'ont d'autre mérite qu'une 
irréprochable médiocrité. 11 y a dans Ovide : 

Nec dicere Rhoetus 
Plura sinit, rutilasque ferox per aperta loquentis 
80 Condidit ora viri, perque os in pectore flammas. 

C'est ainsi que Chénier imite, en maître. Il avait 
dit des serviles imitateurs : 

La nuit vient, le corps reste, et son ombre s'enfuit. 
Voyez encore ces vers de l'apothéose d'Hercule : 

85 II monte, sous ses pieds 

Étend du vieux lion la dépouille héroïque. 
Et, l'œil au ciel, la main sur la massue antique. 
Attend sa récompense, et l'heure d'être un dieu. 
Le vent souffle et mugit, le bûcher tout en feu 

90 Brille autour du héros, et la flamme rapide 

Porte aux palais divins l'âme du grand Alcide. 

Nous préférons cette image à celle d'Ovide, qui 
peint Hercule, étendu sur son bûcher, avec un 
visage aussi calme que s'il était couché sur le lit 
95 des festins. 



74 pittoresques. Que lui manque-t-il — 75 élégante — 
76 « barbarie » — 8t imite. En maître. — 95 festins. Remar- 
quons seulement que l'image d'Ovide est païenne, celle d'An- 
dré Chénier est chrétienne. Veut-on 



22 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

Veut-on maintenant des vers bien faits, des vers 
où brille le mérite de la difficulté vaincue, tour- 
nons la page, car, pour citer, on n'a guère que 
l'embarras du choix. 

loo Toujours ce souvenir m'attendrit et me touche, [18] 

Quand lui-même appliquant la flûte sur ma bouche, 
Riant et m'asseyant près de lui sur son coeur. 
M'appelait son rival et déjà son vainqueur. 
Il façonnait ma lèvre inhabile et peu sûre, 

io5 A souffler une haleine harmonieuse et pure. 

Et ses savantes mains prenant mes jeunes doigts, 
Les levaient, les baissaient, recommençait vingt fois. 
Leur enseignant ainsi, quoique faibles encore, 
A fermer tour à tour les trous du buis sonore. 

110 Veut-on des images gracieuses? 

J'étais un faible enfant qu'elle était grande et belle, 

Elle me souriait et m'appelait près d'elle. 

Debout, sur ses genoux, mon innocente main 

Parcourait ses cheveux, son visage, son sein; 
ii5 Et sa main quelquefois aimable et caressante, 

Feignait de châtier mon enfance imprudente. 

C'est devant ses amants, auprès d'elle confus. 

Que la fière beauté me caressait le plus. 

Que de fois (mais, hélas, que sent-on à cet âge?) 
120 Que de fois ses baisers ont pressé mon visage I 

Et les bergers disaient, me voyant triomphant, 

O que de biens perdus I ô trop heureux enfant! 

Les idylles de Chénier sont la partie la moins 
travaillée de ses ouvrages, et cependant nous con- 
1^5 naissons peu de poèmes, dans la langue française, 
dont la lecture soit plus attachante; cela tient à 
cette vérité de détails, à cette abondance d'images 
qui caractérisent la poésie antique. On a observé 



1 ' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 23 

que telle églogue de Virgile pourrait fournir des 

i3o sujets à toute une galerie de tableaux. 

Mais c'est surtout dans l'élégie qu'éclate le 
talent d'André de Chénier. C'est là qu'il est origi- 
nal, c'est là qu'il laisse tous ses rivaux en arrière; 
peut-être l'habitude de l'antiquité nous égare, peut- 

i35 être avons-nous lu avec trop de complai | sance les [19] 
premiers essais d'un poète malheureux. Cependant 
nous osons croire, et nous ne craignons pas de le 
dire, que malgré tous ses défauts, André Chénier 
sera regardé parmi nous comme le père et le mo- 

140 dèle de la véritable élégie. 

C'est ici qu'on est saisi d'un profond regret 
en voyant combien ce jeune talent marchait déjà de 
lui-même vers un perfectionnement rapide. En 
effet, élevé au milieu des muses antiques, il ne lui 

145 manquait que la familiarité de sa langue; d'ail- 
leurs, il n'était dépourvu ni de sens, ni de lecture, 
et encore moins de ce goût qui n'est que l'instinct 
du vrai beau. Aussi voit-on ses défauts faire rapi- 
dement place à des beautés hardies, et s'il se dé- 

i5o barrasse encore quelquefois des entraves gramma- 
ticales, ce n'est plus guère qu'à la manière de 
La Fontaine, pour donner à son style plus de mou- 
vement, de grâce ou d'énergie. Nous citerons ces 
vers : 

i55 Et c'est Glycère, amis, chez qui la table est prête? 
Et la belle Amélie est aussi de la fête? 
Et Rose qui jamais ne lasse les désirs. 
Et dont la danse molle aiguillonne aux plaisirs? 



i33 en arrière. Peut-être — iSS André de Chénier — i53 et 
d'énergie 



24 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

J'y consens, avec vous je suis prêt à m'y rendre. 

i6o Allons; mais si Camille, ô dieux I vient à l'apprendre I 
Quel orage suivra ce banquet tant vanté. 
S'il faut qu'à son oreille un mot en soit porté I 
Ohl vous ne savez pas jusqu'où va son empire. 
Si j'ai loué des yeux, une bouche, un sourire; 

i65 Ou si, près d'une belle, assis en un repas, 
Nos lèvres en riant ont murmuré tout bas, 
Elle a tout vu. Bientôt, cris, reproches, injure; 
Un mot, un geste, un rien, tout était un parjure. 
« Chacun pour cette belle avait vu mes égards. 

170 » Je lui parlais des yeux, je cherchais ses regards. » 

Et puis des pleurs, des pleurs... Que Memnon sur sa cendre 
A sa mère immortelle en a moins fait répandre. [20] 

Que dis-je ? sa colère ose en venir aux coups... 

Et ceux-ci, où brille, à un égal degré, la variété 
175 des coupes et la vivacité des tournures : 

Une amante moins belle aime mieux, et du moins 
Humble et timide, â plaire elle est pleine de soins; 
Elle est tendre, elle a peur de pleurer votre absence. 
Fidèle, peu d'amants attaquent sa constance; 

180 Et son égale humeur, sa facile gaîté, 

L'habitude à son front tiennent lieu de beauté. 
Mais celle qui partout fait conquête nouvelle, 
Celle qu'on ne voit point sans dire : qu'elle est belle I 
Insulte en son triomphe aux soupirs de l'amour. 

i85 Souveraine au milieu d'une tremblante cour, 
Dans son léger caprice, inégale et soudaine. 
Tendre et douce aujourd'hui, demain froide et hautaine. 
Si quelqu'un se dérobe à ses enchantements, 
Qu'est-ce enfin qu'un de moins dans un peuple d'amants? 

190 On brigue ses regards, elle s'aime et s'admire. 
Et ne connaît d'amour que celui qu'elle inspire. 



174 où éclatent 



1'° LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 25 

[Contraints de nous renfermer dans les bornes 
d'un article, nous ne pouvons mettre sous les yeux 
de nos lecteurs tous les morceaux qui nous ont 

igb frappés dans ce singulier ouvrage; nous nous con- 
tenterons de leur recommander les 17°, 22' et 89' élé- 
gies dont nous n'avons rien cité.] En général, 
quelle que soit l'inégalité du style de Ghénier, il 
est peu de pages dans lesquelles on ne rencontre 

200 des images pareilles à celle-ci : 

Ohl si tu la voyais cette belle coupable, 
Rougir et s'accuser et se justifier; 
Sans implorer sa grâce, et sans s'humilier I 
Pourtant de l'obtenir doucement inquiète, 
2o5 Et les cheveux épars, immobile, muette. 

Les bras, la gorge nus, en un mol abandon. 
Tourner sur toi des yeux qui demandent pardon. 
Crois qu'abjurant soudain le reproche farouche, 
Tes baisers porteraient le pardon sur sa bouche. 

210 Voici encore un morceau d'un genre différent, 
aussi énergique que celui-là est gracieux ; on croi- 
rait lire des vers de quelqu'un de nos vieux poètes : 

Souvent, las d'être esclave et de boire la lie 

De ce calice amer que l'on nomme la vie. 
21 5 Las du mépris des sots qui suit la pauvreté. 

Je regarde la tombe, asile souhaité; 

Je souris à la mort volontaire et prochaine; 

Je me prie, en pleurant, d'oser rompre ma chaîne. 

Le fer libérateur qui percerait mon sein, 
220 Déjà frappe mes yeux et frémit sous ma main, 

Et puis mon cœur s'écoute et s'ouvre à la faiblesse; 

Mes parents, mes amis, l'avenir, ma jeunesse; 



211 gracieux. On croirait 



26 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Mes écrits imparfaits; car, à ses propres yeux, 
L'homme sait se cacher d'un voile spécieux 

225 A quelque noir destin qu'elle soit asservie. 
D'une étreinte invincible il embrasse la vie, 
Et va chercher bien loin, plutôt que de mourir. 
Quelque prétexte ami de vivre et de souffrir. 
Il a souffert, il souffre, aveugle d'espérance, 

23o II se traîne au tombeau de souffrance en souffrance. 
Et la mort, de nos maux ce remède si doux, 
Lui semble un nouveau mal, le plus cruel de tous. 

Il est hors de doute que si Chénier avait vécu, il 
se serait placé un jour au rang de nos premiers 

235 poètes lyriques. Jusque dans ses essais informes, 
on trouve déjà tout le mérite du genre, la verve, 
l'entraînement, et cette fierté d'idées d'un homme 
qui pense par lui-même ; d'ailleurs, partout la même 
flexibilité de style; là, des images gracieuses; ici, 

240 des détails rendus avec la plus énergique trivialité. 
Ses odes, à la manière antique, écrites en latin, [22] 
seraient citées comme des modèles d'élévation et 
d'énergie; encore toutes latines qu'elles sont, il 
n'est point rare d'y trouver des strophes dont aucun 

245 poète français ne désavouerait la teinte ferme et 
originale. 

Vain espoir! inutile soin! 
Ramper est des humains l'ambition commune; 
C'est leur plaisir, c'est leur besoin : 
25o "Voir fatigue leurs yeux, juger les importune; 
Ils laissent juger la fortune, 



234 au rang des premiers 



I" LIVRAISON. — LITTERATURE FRANÇAISE. 27 

Qui fait juste celui qu'elle fait tout-puissant. 
Ce n'est point la vertu, c'est la seule victoire 
Qui donne et l'honneur et la gloire. 
255 Teint du sang des vaincus, tout glaive est innocent. 

Et plus loin : 

C'est bien. Fais-toi justice, ô peuple souverain! 

Dit cette cour lâche et hardie. 
Ils avaient dit : c'est bien, quand, la lyre à la main, 
260 L'incestueux chanteur, ivre de sang romain, 
Applaudissait à l'incendie. 

Il n'y aura point d'opinion mixte sur André Ché- 
nier. Il faut jeter le livre ou se résoudre à le relire 
souvent; ses vers ne veulent pas être jugés, mais 

265 sentis. Ils survivront à bien d'autres qui leur pa- 
raissent supérieurs; peut-être, comme le disait 
naïvement La Harpe, peut-être parce qu'ils renfer- 
ment en effet quelque chose : en général, en lisant 
Chénier, substituez, aux termes qui vous choquent, 

270 leurs synonymes latins, il sera rare que vous ne 
rencontriez pas de beaux vers. [Cela ne veut point 
dire qu'il soit un bon auteur, mais cela prouve du 
moins qu'il avait tout ce qu'il faut pour l'être, les 
idées; le reste est d'habitude.] 

275 D'ailleurs vous trouverez dans Chénier la ma- [23] 
nière franche et large des anciens, rarement de 
vaines antithèses, plus souvent des pensées natu- 
relles, des peintures vivantes, partout l'empreinte 



262 André de Chénier — 265 d'autres qui aujourd'hui pa- 
raissent meilleurs. Peut-être — 270 leurs équivalents latins — 
277 des pensées nouvelles 



28 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

de cette sensibilité profonde, sans laquelle il n'est 
280 point de génie, et qui est peut-être le génie elle- 
même. Qu'est-ce en effet qu'un poète? Un homme 
qui sent fortement, exprimant ses sensations dans 
une langue plus expressive. La poésie, ce n'est 
presque que sentiment, [dit Voltaire]. 

E. [V. Hugo.] 



L'OBSERVATEUR 

AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 

Par m. a. J. C. SAINT-PROSPER 

A Paris, chez Everat, imprimeur-libraire, rue du Cadran, n* i6; 
Prix : I fr. 5o. 



La science du philosophe qui étudie l'homme 
dans les rangs de la société, au milieu de ses insti- 
tutions, qui calcule l'influence des mœurs sur les 
lois et des lois sur les mœurs, qui trace le tableau 
5 des usages qui nous asservissent, des préjugés qui 
nous tyrannisent et des passions qui nous subju- 
guent, est en même temps la science la plus digne 
de l'homme et la plus utile à l'humanité. Mais c'est 
surtout après des temps de trouble et de discorde, 
10 après les convulsions de l'état politique, quand la 
société commence à respirer, que le spectacle du 
monde présente au moraliste une source féconde 
d'observations et de vérités salutaires. Les révolu- 
tions, en soulevant toutes les ambitions, en dépla- 
is çant toutes les fortunes, déplacent aussi les passions 
et les vices; de l'échange qui s'opère entre le vain- 
queur et le I vaincu, il résulte toujours des modifi- 
cations sensibles qui offrent à l'observateur une 
variété de tableaux toujours nouvelle. L'homme 
20 obscur, que la main de la fortune ou du crime a 
jeté du sein de la bassesse et de la misère dans les 
palais de l'opulence, ajoute encore les vices qu'il y 



30 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

trouve à ceux qu'il cachait sous ses haillons héré- 
ditaires; et ce mélange d'une perversité nouvelle 

25 et d'une dépravation primitive, présente des mœurs 
et des caractères nouveaux à peindre. Les change- 
ments qui se sont succédés en France depuis vingt- 
cinq ans, ont ouvert à l'observateur une immense 
carrière; jamais champ plus vaste ne fut offert à la 

3o plume du moraliste que l'époque actuelle, jamais 
aussi son ministère ne fut plus nécessaire qu'au- 
jourd'hui. 

L'héritage des Montaigne et des La Bruyère est 
vacant. La fin du dix-huitième siècle et le commen- 

35 cément du nôtre ont vu naître et périr une foule 
d'ouvrages dont la morale était le but ou le pré- 
texte, et qui, sous différents titres, se ressemblaient 
tous par la médiocrité. L'auteur de l'Ermite de la 
Chaussée dAntin a donné au public une nombreuse 

40 galerie de tableaux auxquels on a reproché souvent 
le défaut de vérité, plus souvent la monotonie; son 
style en général gracieux et facile, est animé des 
saillies d'une gaieté aimable, mais le genre de com- 
position de M. de Jouy ne pouvait lui promettre 

45 un succès durable; ce qu'il donne pour un tableau 
n'est souvent qu'une faible et pâle esquisse qui 
parut sous les auspices de l'à-propos; le temps a 
fait justice d'un ouvrage sans consistance, où tout 
est sacrifié à l'anecdote, où l'on rencontre trop ra- 

5o rement de ces pensées ingénieuses et souvent pro- 
fondes qui font le charme de l'ouvrage d'Adisson. 
D'autres se sont traînés sur les pas de M. de Jouy, 
mais rien ne pouvait leur faire pardonner leur ser- 
vile imi ( tation, et sans avoir les grâces et l'esprit de [25] 

55 leur modèle, ils en avaient tous les défauts : le 



l"' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 3l 

Glaneur, le Rôdeur^ vingt autres rapsodies morales 
ont excité le dégoût du public, et le moraliste a 
maintenant à lutter contre deux obstacles égale- 
ment difficiles à vaincre, l'indifférence et la préven- 

60 tion. 

Un jeune écrivain se présente, il offre au public 
un recueil d'observations, fruit de ses voyages en 
France et dans les pays étrangers; il a vu la société, 
il a assisté au grand drame du monde; spectateur 

65 de cette vaste comédie, il en a démêlé toutes les 
intrigues, aperçu tous les ressorts cachés, il a pu 
en démasquer les principaux acteurs et peindre 
leur véritable physionomie; car pour tracer le 
tableau de la société, il ne suffit pas d'en avoir 

70 observé de loin le théâtre; comment du fond de 
son cabinet saisir ces nuances si distinctes, si dé- 
licates et si variées qui composent les différents 
caractères; comment distinguer la vérité du men- 
songe, l'apparence de la réalité, dans un temps où 

75 la franchise semble bannie du monde, où la dissi- 
mulation est une vertu, la fausseté un mérite et la 
conscience une duperie, où tout est de parade, 
même les principes? J'aime dans un peintre la va- 
riété, la richesse des couleurs, mais j'exige avant 

80 tout la ressemblance; si ce portrait n'est pas fidèle, 
si en le regardant je ne m'écrie pas c'est moi! 
Frange miser calajnos... 
Les études et les voyages de M. Saint-Prosper 
paraissent justifier le titre de son ouvrage qu'il 

85 annonce comme un essai ; il l'a divisé en huit cha- 
pitres. II y a beaucoup d'idées justes, d'aperçus in- 
génieux dans le premier, où l'auteur suit les pro- 
grès de la civilisation qui, selon lui, amenèrent le 



32 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

renversement de tous les états de la société. Mais [26] 

90 ce sujet exigeait un talent plus mûr que celui de 
i\l. Saint-Prosper; il y a une certaine audace qui 
plaît dans un jeune écrivain; on aime à le voir 
aborder de grandes questions, on le suit avec 
plaisir à travers les difficultés; même quand il est 

95 au-dessous de son sujet, sans oublier sa faiblesse, 
on lui tient toujours compte de ses efforts. 11 est 
des matières qui demandent plus que du talent et 
de l'esprit, qui demandent une connaissance pro- 
fonde des temps et des hommes, qui exigent que 

100 l'écrivain ait assisté aux événements dont il veut 
retracer l'influence, pour qu'il puise dans ses sou- 
venirs la fidélité de la peinture et l'énergie de la 
vérité. Il faut des études longues et approfondies 
de l'histoire; il faut avoir suivi les pas de la civili- 

io5 sation et examiné les monuments qu'elle a élevés 
chez tous les peuples, dans tous les âges, pour 
avoir le droit de nous tracer des règles et des prin- 
cipes de politique, pour indiquer les remèdes qui 
peuvent guérir les maux de l'ordre social. Que 

110 M. Saint-Prosper relise attentivement son premier 
chapitre, il reconnaîtra avec nous qu'il n'a fait 
qu'effleurer le sujet d'un grand ouvrage, et que son 
travail n'est qu'une ébauche dont quelques pensées 
ingénieuses ne peuvent racheter l'imperfection. 

ii5 Mais, dans le deuxième chapitre, M. Saint-Prosper 
se venge de la faiblesse du premier; il est sur son 
terrain, celui d'une observation locale qui exige 
surtout de l'esprit et de la finesse ; il n'est plus dans 
le champ des abstractions politiques; il n'a plus 

120 besoin d'avoir recours aux hypothèses, à défaut de 
souvenirs ; il aborde une matière délicate, l'amour- 



l" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 33 

propre; La Rochefoucault dit qu'il est le plus 
grand des flatteurs. M. Saint-Prosper le définit 
« un sentiment d'une fausse supériorité qui nous 
égare dans la juste appréciation de nous-même. 

» Dans le cœur humain, l'amour-propre est placé [27] 
entre l'envie et l'orgueil, et il tient de l'un et de 
l'autre. 

» L'amour-propre est un sentiment inconnu aux 
grandes âmes, surtout aux âmes neuves; elles sen- 
tent trop généreusement pour être affectées de 
cette façon ; au contraire, chez les âmes ordinaires, 
c'est une puissance dominatrice qui tantôt les 
élève, tantôt les dégrade. 

» L'orgueil tient à la naissance ou au rang; la 
vanité aux petits avantages, l'amour-propre à l'édu- 
cation qu'on a reçue. » 

Tout ce chapitre, malgré quelques incorrections 
et quelques négligences de style, peut se lire, même 
après La Bruyère. 

Celui de l'honneur nous a paru renfermer des 
pensées neuves et originales, mais M. Saint-Prosper 
nous a semblé heureux surtout dans la définition 
qu'il en donne : « L'honneur, dit-il, est la conscience 
du devoir, et la partie la plus exquise de la délica- 
tesse. » Nous croyons qu'elle réunit au mérite de 
la justesse celui de la simplicité et de la concision. 
« L'honneur, ajoute encore M. Saint-Prosper, a été 
longtemps le génie particulier de la France ! et 
c'est à lui qu'elle a dû ses plus belles destinées. 

» Il existe chez tous les peuples un sentiment 
conservateur de leur existence : l'honneur national, 
sentiment d'autant plus noble qu'il exige tous les 
sacrifices sans en payer un seul. Mais il arrive 

3 



34 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

i55 aussi, dans les troubles, qu'on en abuse pour aller 
au pouvoir et à la fortune. A vrai dire, il me semble 
que c'est assez là la marche des ambitieux du siècle ; 
serments, foi jurée, tout cela doit s'évanouir devant 
ce qu'ils appellent l'honneur national : mais cet 

i6o honneur national, qu'est-ce autre chose de nos 
jours, que rin|térét privé, revêtu d'une expression 
généreuse, expression d'ailleurs qui, par sa géné- 
ralité même, laisse à chaque ambition toute la 
place qu'il lui faut pour se mouvoir à son aise? 

i65 » On confond souvent dans le monde la valeur et 

l'honneur, la différence est pourtant bien grande. 

» La valeur n'est qu'une qualité brillante, souvent 

même une rage aveugle et frénétique. L'honneur 

réunit au contraire la noblesse et le courage; sans 

170 obéir aveuglément à la raison, il ne lui est jamais 
opposé. 

» On rencontre des braves sans honneur, mais 
jamais des gens d'honneur sans bravoure. 

» Il y a des hommes qui n'entendent pas mieux 

175 leur honneur que leur intérêt ; ils prennent toujours 
à gauche. » 

Le chapitre de V homme nous semble moins heu- 
reusement traité que les précédents. Nous y avons 
remarqué de l'incohérence dans les idées, quelque- 

i8o fois de l'obscurité. Nous ne pouvons encore attri- 
buer ici la faiblesse de M. Saint-Prosper qu'à la 
difficulté du sujet ; qu'a-t-il voulu peindre } l'homme 
tout entier, dans toutes ses proportions ; l'homme, 
cet assemblage étonnant de pusillanimité et de 

i85 courage, de faiblesse et de force, de bassesse et 
d'élévation; l'homme, dans les profondeurs duquel 
le génie de Pascal a jeté à peine quelques lueurs! 



I" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 35 

Gomment M. Saint-Prosper n'a-t-il pas senti que 
le cadre de son ouvrage ne comportait pas un 

190 tableau d'une aussi vaste dimension ? A la place 
de ce chapitre sur l'homme, ne pouvait-il pas nous 
en donner d'autres dont la société lui offrait les 
sujets? Nous avons assez de vices et de faiblesses, 
Dieu merci^ à présenter au | pinceau de l'observa- [29] 

195 teur; malheureusement il n'a que l'embarras du 
choix. 

Mais où triomphe le talent de l'auteur c'est dans 
le dernier chapitre, qui a pour titre : T>es Femmes; 
il peut être médité avec fruit par ce sexe; il y trou- 

200 vera des leçons un peu sévères, des portraits un 
peu trop fidèles peut-être. Quoiqu'ily ait beaucoup 
d'aménité, de politesse et d'originalité dans la cri- 
tique de l'auteur, nous lui reprocherons néanmoins 
de n'avoir présenté qu'un coin du tableau, en ne 

2o5 considérant les femmes que sous le rapport de 
l'amour; nous doutons qu'il puisse se justifier d'une 
telle inconvenance. 

L'ouvrage de M. Saint-Prosper annonce un talent 
distingué, son style est en général facile et pur, 

210 mais quelquefois l'on y rencontre des incorrections 
qu'il serait aisé de faire disparaître; nous soumet- 
tons à l'auteur nos doutes sur la pureté de ces locu- 
tions : ternir la sublimité, p. yS, en outre le... davan- 
tage que, pag. 117, etc. Ces taches sont légères, il 

2i5 est vrai, et nous nous plaisons à le répéter, l'Obser- 
vateur au dix-neuvième siècle est un ouvrage remar- 
quable par le fond des idées et par la manière ori- 
ginale dont il est traité. Que M. Saint-Prosper 
continue son travail; que la faveur dont le public 

220 a honoré son ouvrage l'engage à faire de plus 



36 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

grands efforts pour mieux la mériter; son talent 
lui promet quelques feuilles de la couronne des 
Montaigne, des La Rochefoucaultet des La Bruyère. 

C. S*-M. [Charles Saint-Maurice.] 



SPECTACLES 



[30] 



PREMIÈRE REPRESENTATION 

DU FRONDEUR, 

Comédie en un acte et en vers de M. ROYOU. 



A vrai dire, on ne sait pas encore si le public a 
jugé cet ouvrage; on sait encore moins comment 
l'a jugé l'espèce de parterre qui était réuni au 
Théâtre-Français le jour de sa première représen- 

5 tation. Les uns disent que la pièce a essuyé une 
chute terminée en succès; les autres, qu'elle a 
obtenu un succès commencé en chute. Ce qui nous 
apprend seulement que l'auteur a été nommé, et 
que les murmures ont éclaté dès la première scène. 

lo Ces contradictions apparentes s'expliquent par la 
composition du parterre, qui était rempli en 
grande partie des amis de l'auteur, et en plus 
grande partie encore des amis de l'administration 
du Théâtre, peu favorable à la pièce. Si tous les 

i5 spectateurs n'avaient pas connu d'avance le nom 
de M. Royou, il se serait certainement manifesté 
quelque surprise parmi eux, quand Michelot est 
venu leur annoncer que le Frondeur était de l'au- 
teur de Phocion : cette surprise, flatteuse pour 



38 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

20 l'auteur, ne l'aurait point été pour sa pièce nou- 
velle; mais, au demeurant, elle eût encore été pré- 
férable au regret qu'ont éprouvé les vrais amis de 
M. Royou, en l'entendant nommer, et à la joie 
maligne de ses ennemis. 

25 Ce peu de mots a pu faire pressentir notre juge- 
ment sur la comédie nouvelle : il sera sévère; l'au- 
teur est royaliste, et nous voulons donner des 
gages de notre impartialité. Nous | ferons donc 
pour le Frondeur de M. Royou ce que les libéraux 

3o n'ont point fait pour les Femmes politiques de 
M. Gosse et la Fille d'honneur de M. Duval; nous 
conviendrons que la pièce est mauvaise? Cet aveu 
nous coûte peut-être plus qu'il ne coûterait à l'au- 
teur lui-même : cependant nous sommes convain- 

35 eus que cette franche déclaration ne lui nuira pas; 

elle doit donner une haute idée de son caractère, 

et ne peut diminuer la bonne opinion que l'on a 

de son talent. 

Personne ne niera pourtant que l'auteur n'ait eu 

40 une idée neuve et peut-être profonde en donnant à 
son Frondeur^ pour mobile secret, l'ambition : ce 
caractère, autrement, n'aurait été qu'une nuance 
du Misanthrope. Considéré sous ce rapport nou- 
veau, il eût pu seul fournir une comédie en cinq 

45 actes. M. Royou n'a pas su tirer parti de la mine 
féconde qu'il avait découverte; son frondeur am- 
bitieux n'a pu remplir un acte qu'avec le secours 
de quatre amoureux : c'est pour nous un grand 
sujet d'étonnement, qu'un caractère conçu d'une 

5o manière si vaste et tracé d'une façon si mesquine. 

Dorival, le frondeur, a un fils et une fille; Lisi- 

mon, son frère, a aussi un fils et une fille. Un 



î" LIVRAISON. — SPECTACLES. Sg 

double amour s'établit entre ces quatre cousins. 
Le seul obstacle à leur mariage, c'est que Dorival 

55 veut être ministre. Ce singulier empêchement tient 
plutôt du capricieux que du frondeur : mais pour- 
suivons. Dorival reçoit la nouvelle de sa prochaine 
promotion; l'obstacle devrait cesser : point du 
tout. L'ambitieux veut faire une fête de l'hymen 

60 des quatre amants : nouveau retard. Tout à coup 
le ministère est retiré à Dorival, même avant sa 
nomination; la cause de ce changement de fortune 
est juste et naturelle. Il est malheureux que ce soit 
le seul res|sort fourni par le caractère principal [32] 

65 dans tout le courant de la pièce : Dorival est fron- 
deur; on l'a peint calomniateur et méchant. Ce 
trait est d'une grande vérité. Voilà l'ambitieux 
déçu : les quatre amants reviennent parler à Dori- 
val de leur mariage. Dorival, impatienté comme 

70 tout le monde, ajourne la cérémonie à quelques 
mois, et là-dessus un des cousins propose aux cou- 
sines de les enlever; les cousines, qui n'en voient 
pas la nécessité, se fâchent, et le public, qui pense 
comme elles, se met à rire. Enfin le frondeur 

75 s'amadoue, et tout finit par un mariage. 

Nous ne relèverons pas les inconséquences, 
pour ne pas dire plus, d'un pareil plan. On voit 
que, grâces aux quatre amants, cette comédie est 
embrouillée sans être intriguée. Espérons que les 

80 changements que promet l'auteur feront dispa- 
raître de la scène M"'" Bourgoin et Dupuis, qui 
ont beau être charmantes : Non erat hic locus. 

C'est avec un bien vrai plaisir que nous nous 
hâtons de rendre aussi justice au style de cet ou- 

85 vrage. Le dialogue est souvent conduit avec esprit, 



40 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

et l'on remarque beaucoup de verve et de facilité 
dans certains passages. Voici un vers qui nous 
semble, par sa profondeur et sa vérité, digne de 
notre grand comique. Dorival, se croyant ministre, 
90 cesse ses violentes déclamations : « Eh bien, te 
voilà content, lui dit Lisimon, tu n'as plus sujet 
de fronder»; le frondeur, que l'on croirait embar- 
rassé, répond : 

Il faut voir s'ils auront l'esprit de me garder. 

95 Ce sont là de ces vers qui, suivant l'expression 
de Louis XVI, valent toute une pièce. 

Nous citerons encore quelques fragments d'une 
scène où | le caractère du frondeur nous a paru tracé [331 
avec vigueur et poésie, qualités bien rares aujour- 

100 d'hui : 

LISIMON, en parlant des ministres. 

Nous les critiquons tous, et nous ferions comme eux. 

DORIVAL 

Tout vous parait charmant... 

LISIMON 

Et tout vous semble affreux. 

DORIVAL 

J'ai tort et reconnais mon extrême injustice. 
Nous sommes trop heureux, il nous manquait un vice, 
io5 Un seul! je crois. 

LISIMON 

Lequel? 



l" LIVRAISON. — SPECTACLES. 4I 

DORIVAL 

L'hypocrisie. 

LISIMON 

Eh bien I 



Maintenant, grâce au ciel, il ne nous manque rien, 
Et c'est ainsi qu'on a remplacé le scandale : 
Mille êtres immoraux nous prêchent la morale; 
On ne voit, d'autre part, qu'un tas de flagorneurs, 

iio Que gens déshonorés qu'on accable d'honneurs, 
S'attachant au pouvoir, jamais à la personne. 
Estimant l'or fort bon, quelque main qui le donne, 
Et n'estimant que lui. Sur les murs du Palais, 
Si vous jetez les yeux, sont-ils plus satisfaits? 

n5 Qui ne frémirait pas des jugements contraires 

Qu'on voit sortir souvent des mêmes sanctuaires? 

Quels sont ces tribunaux d'où dépend votre sort? [34] 

L'un vous juge innocent, l'autre digne de mort; 

De quel côté le droit et duquel l'injustice? 

120 Ils peuvent prononcer au gré de leur caprice. 
Ou suivant leur instinct, et, s'il est en défaut, 
La méprise vous peut mener à l'échafaud. 
D'autres fois à l'excès on pousse l'indulgence ; 
Un lâche assassinat parait sans conséquence; 

125 L'accusé l'a, dit-on, commis sans y penser : 
Absous tout d'une voix, il va recommencer I 
Mais laissons le Palais, courons à la séance. 
Où les représentants font assaut d'éloquence : 
Ah! grand Dieu ! que j'y vois de bavards assommants, 

i3o Rhéteurs fastidieux, hérissés d'arguments, 

Qui, brûlant d'étaler leur faconde importune. 
Vingt fois en un seul jour assiègent la tribune. 



42 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Ces derniers vers ont frappé juste. Quelques 
libéraux, qui étaient dans la salle, ont murmuré. 

i35 L'éclair du bel esprit 

Sans chaleur étincelle, et la verve tarit. 
Nos Racines nouveaux, nos modernes Corneilles, 
Le long- des boulevards étalent leurs merveilles : 
Leur scène est dans un antre ou dans un cabaret, 

140 Et souvent le héros est un coupe-jarret. 



Le sexe brille seul à la cour d'Apollon, 
On le voit, chaque jour, dans le sacré vallon, 
Fatiguant les échos de ses chants romantiques. 
De Pégase aux abois presser les flancs étiques. 

145 Voilà des vers pleins de verve; la réponse de 
Lisimon n'est pas moins remarquable : 

LISIMON 

Les Saphos de notre âge 

Ne sont pas à l'abri de son humeur sauvage ; 

Les égards qu'on leur doit lui semblent inconnus; [35] : 

i5o Et, comme Diomède, il eût blessé Vénus. 

Au théâtre il refuse, en ses jours de colère, 

A Talma l'énergie, à Mars le don de plaire. 

Ses burlesques arrêts n'excitent que les ris ; 

Mais de douleur parfois il fait pousser des cris, 
i55 Enfonce avec fureur les traits de la satire. 

Et ne saurait parler, si ce n'est pour médire; 

Que s'il était en place, ah! tout irait bien mieux I 

Le masque du frondeur cache un ambitieux. 

Ce vers concis et énergique renferme toute la 
160 pièce, non telle qu'elle est, mais telle qu'elle de- 
vrait être. Nous le répétons, le style de M. Royou 



1" LIVRAISON. — SPECTACLES. 48 

est souvent celui de la vraie comédie. Il est mal- 
heureux que le style ne suffise pas. Voltaire, qui 
savait comment on ne fait pas la bonne comédie, 
i65 a dit depuis longtemps qu'il faut une action 

Pour achever cette œuvre du démon. 

H. [V. Hugo.] 



— La huitaine, qui vient de s'écouler, a été favo- 
rable aux théâtres des Boulevards. A l'Ambigu- 
Comique, Calas, mélodrame ; aux Variétés, les 
Vêpres odéonniennes\ à. la Porte-Saint-Martin, Cadet 
Roussel Prosida, ont obtenu un brillant succès. 

— On répète au premier Théâtre-Français le 
Tibère de Chénier et le Flatteur de M. Gosse. 

— Nous venons de voir au second Théâtre Un 
Moment d'Imprudence, comédie en trois actes et en 
prose, de MM. Wafflard et Fulgence. La pièce a 
réussi. 

— Il y a de plus à l'étude, les Comédiens, comédie 
en cinq actes et en vers de M. Casimir Delavigne, 
et Charles le Mauvais, de M. Briffaut. 



VARIÉTÉS f'*' 

NOUVELLES LITTÉRAIRES 



ETC. 



j^% On vient de mettre en vente deux poèmes 
épiques nouveaux. L'un est de M, Lebrun des 
Charmettes, et a pour titre : L'Orléanide, et pour 
sujet Jeanne d'Arc. L'autre intitulé : Solyme con- 
5 quise par Titus, est de M. Desquiron Saint-Agnan. 
Nous rendrons compte de ces deux ouvrages. 

^*^ Nous avons reçu la lettre suivante, et pour 
remplir les intentions de notre correspondant, nous 
croyons ne rien avoir mieux à faire que d'insérer 
lo sa lettre dans le Conservateur littéraire. On y trou- 
vera une bonhomie bien rare chez nos poètes mo- 
dernes. 

« Messieurs, 

» J'ai soixante ans, j'habite la province où je suis 
i5 né, et je n'aurais probablement jamais quitté la 
maison paternelle sans un motif légitime. Celui 
qui m'amène à Paris est de faire imprimer un 
poème épique en vingt chants, de deux mille vers 
chaque, et que je recommanderai à votre bienveil- 
20 lance lorsqu'il sera publié. Il est intitulé : La Con- 
quête de l'empire de la Chine par les Tatars V\4ant- 



1" LIVRAISON. — VARIÉTÉS, NOUVELLES, ETC. 45 

chous. Je VOUS fais connaître ce litre, dès à présent, 
afin qu'à l'occasion vous ayez la complaisance de 
dire, comme cela s'est pratiqué pour tel poème que 

25 je pourrais citer : il n'est bruit dans tous les salons 
que d'un magnifique poème destiné à venger la France 
du reproche de manquer d'épopée, c'est à | qui recevra [37] 
l'auteur pour lui entendre lire le ig" chant de son su- 
perbe poème. Vous pourriez même ajouter : l'am- 

3o bassadeur de S. M. l'empereur de la Chine en ayant 
entendu la lecture, et après avoir pris les ordres de 
sa cour, a fait remettre à l'auteur une tabatière en or 
enrichie de brillants et ornée du portrait de S. M. 
chinoise. Ces petits mensonges ne font de mal à 

35 personne, et font le plus grand bien à un pauvre 
auteur. Vous me feriez plaisir d'annoncer ensuite 
que je n'attends plus que des souscripteurs pour 
mettre au jour cet important ouvrage, et qu'on 
souscrit chez moi pour les deux volumes qui pa- 

40 raîtront au i"" janvier 182 1. Le prix est de i5 francs 
payés d'avance. 
« Je suis, etc. 

« Lelong, 

« Poète épique, 
45 « Rue du Grand-Hurleur, n* 110. > 

^*^ M. Delavigne, auteur des Vêpres Siciliennes, 
vient de recevoir de la munificence royale une pen- 
sion de 1.200 francs. On dit qu'une pareille somme 
sera partagée entre MM. Ancelot et D... d'Agen, 
5o auteurs des deux tragédies de Saint Louis. 

,% Les cours du Collège de France vont bientôt 
recommencer pour la jeunesse studieuse. Un des 



40 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

rédacteurs de la "Minerve, que l'on crut propre a 
enseigner la poésie latine, parce qu'il a fait de 

55 mauvais vers français, prépare déjà le discours 
qu'il doit improviser dans cette circonstance. Ce 
professeur faible en humanités, mais fort en libé- 
ralisme, ce qui vaut bien mieux pour expliquer 
l'Enéide, ne manquera | pas de parler de mission- [38] 

6o naires à propos de pius Eneas. 11 ne laissera point 
passer la description de la tempête qu'essuie le fils 
d'Anchise, sans faire une touchante allusion au 
vaisseau de l'état battu par l'orage, car des vents 
ennemis soufflent sur la loi des élections. 

65 ^** A vendre. — Fonds de littérature. 

Un homme de lettres, connu par de nombreuses 
productions, désire vendre son cabinet. 

On y trouve une collection complète de docu- 
ments sur toutes les parties des connaissances 
70 humaines, extraits des meilleurs auteurs, et copiés 
sur de petits carrés de papier qui sont enfilés par 
ordre de matières dans de petites broches de fer. 
Le détail de quelques-unes de ces broches fera 
connaître cette précieuse collection. 

75 Broche des oiseaux. 

Id. des poissons, le grand serpent de mer 

compris, 
Id. des roses. 
Id. des coutumes anglaises. 
8o Id. des Flibustiers. 

Id. des chiens célèbres, Munito et le chien de 
Terre-Neuve y viennent d'être ajoutés. 
Id. de la vertu conjugale depuis Lucrèce. 



r' LIVRAISON. — VARIÉTÉS, NOUVELLES, ETC. 47 

Broche du désintéressement; broche peu garnie. 
85 Id. de la bravoure. (Cet article, comprenant 
les campagnes de toutes les armées fran- 
çaises, occupe plusieurs broches.) 
Id. de la cuisine des anciens, etc., etc. 

L'homme le moins intelligent peut, à l'aide d'un 
90 répertoire, et sans peine, confectionner de suite 
tous les ou|vrages d'éducation et autres qui lui se- [39J 
raient commandés. Il suffit de copier textuellement 
à la suite les uns des autres les documents con- 
servés sur ces petites broches à l'article demandé. 
95 L'homme de lettres qui désire vendre ce fonds 
de littérature n'a pas employé d'autre moyen pour 
la confection des nombreux ouvrages qui lui ont 
été commandés et dont aucun n'est resté invendu. 
On pourra traiter avec lui de divers ouvrages 
100 qu'il a à fournir, et dont il désirerait sous-affermer 
la fourniture. 

S'adresser à M. Ch'" Boneau, rue des Mauvaises- 
Paroles, n° I. 



CAUSE CÉLÈBRE 

Un Mercure, né le 17 juillet 1819, a hérité comme 
on sait d'un Mercure mort le 3i janvier 1818; il se 
préparait à hériter encore de la vieille Minerve, 
que lui et tout le public croyaient morte depuis 
quelque temps, lorsqu'un acte vigoureux est venu 
lui révéler à ses dépens l'existence de la terrible 



48 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

déesse ; celle-ci, furieusede voirs'enfuirlesabonnés, 
et ne sachant ce qui les effrayait, puisqu'elle a eu 
soin de cacher les serpents de sa Gorgone sous le 

lo bonnet de police de M. E. et le bonnet de liberté de 
M. T.*, s'est imaginé qu'ils étaient attirés ailleurs, 
et que le Mercure ressuscité voyait revenir à lui 
les fidèles. Le fait paraissait assez plausible, car on 
sait que Mercure s'amuse à voler aux dieux leurs 

i5 bestiaux. Là-dessus, dame Minerve a tenu conseil; 
d'abord elle a agi envers l'Hermès de nouvelle 
fa|brique, comme Ninon envers le fils deGourville [40] 
(dans le Dépositaire) ; elle a voulu lui apprendre à 
vivre. Hermèsarépondu,commeZamoreàGusman, 

20 en lui offrant de lui apprendre à mourir. Dame 
Minerve n'ayant pas besoin de leçon en cette ma- 
tière, après avoir chanté tant d'exploits, s'est vue 
contrainte d'en rédiger un, comme dit M. E.; en 
conséquence, un huissier est allé, de la part de 

25 dame Minerve, annoncer au pseudo Mercure, qu'il 
était accusé d'avoir frauduleusement soustrait à la 
dite dame la succession du défunt Mercure, se 
composant de souscripteurs, lecteurs, etc., dont la 
plaignante était seule et légitime héritière. A ces 

3o causes, etc. 

L'inculpé soutient qu'il est innocent, et que le 
jour n'est pas plus pur que ses registres d'abonne- 
ment ; au reste, il prouvera qu'il n'a recueilli d'autre 
succession du trépassé , que les trois mots de 

35 l'énigme, charade et logogriphe insérés dans le 
numéro du 3i janvier 1818. 
Un magistrat, professeur célèbre, et juge ignoré, 



1. Etienne et Tissot. 



1"' LIVRAISON. — VARIETES, NOUVELLES, ETC. 49 

qui est remonté après avoir descendu, décidera 
dans cette affaire de légitimité. 
40 Dame Minerve, demanderesse, allègue qu'elle 
n'est autre chose que le Mercure sans culotte. 

Sire Mercure, défendeur, prétend que, loin de 
descendre du Mercure, dame Minerve est sortie 
tout armée, non du cerveau, mais des antichambres 
45 de Jupiter-Scapin. 
Non nostrum... 



DEUXIEME LIVRAISON 

(Décembre 1819.) 



POÉSIE 



LES VIERGES DE VERDUN' 

ODE 

Couronnée en 1819 par l'Académie des Jeux-Floraux. 

Et les vierges de la vallée d'Oahrarn vinrent 
à moi, et elles me dirent : Ctiante-nous, 
parce que nous étions innocentes et fidèles. 
(GuD-En, poète persan.) 



Pourquoi m'apportez-vous ma lyre, 
Spectres légers, que voulez-vous? 
Fantastiques beautés, ce lugubre sourire 
M'annonce-t-il votre courroux? 

I. Henriette, Hélène et Agathe Watrin, filles d'un officier 
supérieur; Barbe Henri, Sophie Tabouillot, et plusieurs au- 
tres jeunes filles de Verdun furent traduites devant le Tribu- 



Publ. dans le Recueil des Jeux Floraux de 1819 (Texte iden- 
tique), et, avec quelques variantes dans les Odes de 1822 
(Ode ni). L'édition définitive de 1829 reproduit à peu près le 
texte de 1822, avec cette épigraphe nouvelle : 

Le prêtre portera l'étole blanche et noire 

Lorsque les saints flambeaux pour vous s'allumeront; 

Et de leurs longs cheveux voilant leur front d'ivoire 

Les jeunes filles pleureront. (A. Guirauo.) 

Une lettre de Victor Hugo à Pinaud (Correspondance, p. 356) 
donne quelques variantes intéressantes. De même l'édition 
de l'Imprimerie nationale publiée par M. Gustave Simon 
(d'après une version manuscrite). — Je cite ces leçons diver- 
ses : édition originale de 1822 (A), édition définitive de 1829 
(Z)), leçons manuscrites (M), jeux floraux (/F) 



54 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

5 Sur vos écharpes éclatantes 

Pourquoi flotte à longs plis ce crêpe menaçant? 
Pourquoi ces verts festons sur ces chaînes pesantes, 
Et ces roses teintes de sang? 

Retirez-vous : rentrez dans les sombres abîmes... [42] 

lo Ah, que me montrez- vous?... quels sont ces trois tombeaux? 
Quel est ce char affreux surchargé de victimes? 
Quels sont ces meurtriers tout couverts de lambeaux? 
J'entends des chants de mort; j'entends des cris de fête. 
Cachez-moi le char qui s'arrête!... 
i5 Un fer lentement tombe à mes regards troublés; 
J'ai vu couler du sang... Est-il bien vrai, parlez! 
•Qu'il ait rejailli sur ma tête? 

nal révolutionnaire, comme coupables d'avoir présenté des 

c fleurs aux Prussiens, lors de leur entrée en cette ville. Les 
trois premières, qui seules font le sujet de cette Ode, étaient 
accusées, en outre, d'avoir distribué de l'argent et des se- 
cours aux émigrés. Une loi de sang puni>ïsait de mort ce sin- 
gulier genre de délit. Fouquier-Tainville, charmé de la beauté 

./ des trois vierges, leur fit insinuer qu'il tairait cette dernière 
partie de l'accusation, si elles écoutaient des propositions in- 
jurieuses à leur honneur. Elles refusèrent, furent condamnées 
et traînées à la mort avec vingt-neuf habitants de Verdun. 
La plus âgée de ces trois sœurs avait dix-sept ans. 

o Barbe Henri, Sophie Tabouillot, et leurs compagnes, parmi 
lesquelles se trouvaient des enfants de treize à quatorze ans, 
furent condamnées au carcan, et à vingt ans de détention à 

r la Salpétrière. Le Directoire leur rendit la liberté. (C. L.) 



7 A Pourquoi sur ces festons ces chaînes insultantes; 
D Pourquoi sur des festons — 12 A, D meurtriers couverts 
d'impurs lambeaux 

j D des trois jeunes filles — r DaTts te recueil des Jeux Flo- 
raux, la note est ainsi complétée : Voyez les mémoires de Bert, 
de Mollaville, l'histoire de la Révolution par Lacretelle, les 
archives du Tribunal révolutionnaire, etc., etc. 



2' LIVRAISON. — POÉSIE. 55 

Venez-vous dans mon âme éveiller le remord? 
Ce sang... je n'en suis point coupable! 
■2<-> Fuyez, vierges; fuyez, famille déplorable : 
Lorsque vous n'étiez plus, je n'étais pas encor. 
Qu'exigez-vous de moi> J'ai pleuré vos misères. 
Dois-je expier les crimes de mes pères? 
Pourquoi troublez-vous mon repos? 
u5 Pourquoi m'apportez-vous ma lyre frémissante? 
Demandez-vous des chants à ma voix innocente, 
Et des remords à vos bourreaux? 

Vous serez satisfaits, mânes chers à l'histoire : 
Je veux consacrer vos regrets : 
;mi Heureux si ce trépas qui vous comble de gloire 
N'était la honte des Français! 
Mais non : quand ma patrie en a paru complice. 
Elle a désavoué le jour de leur supplice 

Par de longs jours d'épouvante et de deuil. 
:-!5 Déchire-toi, voile des âges ! 

France, avec moi reviens à ce siècle d'orages, 
Gémir encor sur leur cercueil. 

Sous ces murs entourés de gardes menaçantes 
Siège le sombre tribunal. 
4 L'accusateur se lève, et ses lèvres tremblantes 
S'agitent d'un rire infernal. 
C'est Tainville : on le voit, au nom de la patrie, [43 

Convier aux forfaits cette horde flétrie 
D'assassins, juges à leur tour : 
45 Le besoin du sang le tourmente; 



2.2 A, D Doi.s-je donc expier — 28 En A un trait marque une 
seconde partie. En D le chiffre II — 28-87 Strophe supprimée en 
A et D — 38 J. F entouré ; D Sousdes murs ; A, D entour(is de 
cohortes sanglantes 



56 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Et sa voix homicide à la hache fumante 
Désigne les têtes du jour*. 

Il parle : ses licteurs vers l'enceinte fatale 
Traînent les malheureux que sa bouche signale; 
5o Les portes devant eux s'ouvrent avec fracas; 
Et trois vierges, de grâce et de pudeur parées. 

De leurs compagnes entourées. 

Paraissent parmi les soldats. 
Le peuple, qui se tait, frémît de son silence : 
55 II plaint son esclavage en plaignant leurs malheurs, 

Et repose sur l'innocence 
Ses regards las du crime et troublés par ses pleurs. 

Eh quoi! quand ces beautés lâchement accusées 
Vers ces juges de mort s'avançaient dans les fers, 

60 Ces murs n'ont pas, croulant sous leurs voûtes brisées. 
Rendu les monstres aux enfers! 
Que faisaient nos guerriers?... Leur vaillance trompée 
Prêtait au vil couteau l'appui de leur épée ; 
Ils sauvaient ces bourreaux qui souillaient leurs combats. 

65 Hélas! un même jour, jour d'opprobre et de gloire, 
Voyait Moreau monter au char de la victoire, 
Et son père au char du trépas'. 



1. Fouquier-Tainville, accusateur public, réuni -sait à cette 
horrible fonction celle non moins horrible de marquer les 
soixante ou quatre-ving-ts têtes qui devaient tomber chaque 
jour. (C. L.) 

2. Moreau enlevait à des ennemis supérieurs en nombre 
l'île de Gazand et le fort de l'Écluse le jour où son vieux père 
marchait à l'échafaud. (C. L.) 



49 A, D que sa fureur signale — 63 A, D le secours de l'épée 

b D fonction le privilège non moins — d D chaque jour à 
Paris — f D l'île Cazan 



2' LIVRAISON. — POÉSIE. bj 

Quand nos chefs entourés des armes étrangères, 

Couvrant nos cyprès de lauriers, 
70 Vers Paris lentement reportaient leurs bannières, 
Frédéric sur Verdun dirigeait ses guerriers. 
Verdun, seul boulevard de la France opprimée, [44] 

D'un roi libérateur crut saluer l'armée. 

En vain tonnaient d'horribles lois : 
75 Verdun se revêtit de sa robe de fête, 

Et, libre de ses fers, vint offrir sa conquête 

Au monarque vengeur des rois*. 

Alors, vierges, vos mains (ce fut là votre crime) 
Des festons de la joie ornèrent les vainqueurs. 
80 Ahl pareilles à la victime, 

La hache à vos regards se cachait sous des fleurs. 

a t. Verdun brûlait d'ouvrir ses portes au roi de Prusse. 
L'intrépide commandant résista durant trois jours aux ins- 
tances des habitants et aux menaces de Frédéric-Guillaume. 

d Forcé enfin de capituler, il se brûla la cei"velle. (C. L.) 



68-70 M : 

Quand i\os phalanges égarées 
Jusque dans leur erreur moissonnant des lauriers 
Ueculaienl vers Paris d'ennemis entourées 

Ces 3 vers constituent la leçon primitive. Les Jeux Floraux ou 
M. Pinaud n'en étant pas satisfaits, V. Hugo leur proposa le 
choix entre deux autres textes (Corr., p. 356) : l'un de ceux-ci 
est le texte définitivement adopté ; voici Vautre : 

Quand nos phalanjces mutilées 
Jetant sur nos cyprès l'o nbre de leurs lauriers 
Reculaient vers Paris par le nombre accablées 

72 A, D Verdun premier rempart de 

d D ajoute à la note cette phrase : Ce brave se nommait 
Beaurepaire. L'honneur français ne s'est jamais démenti dans 
les camps 



58 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Ce n'est pas tout : quand, pour sauver la France, 
Nos bannis, affrontant la mort et l'indigence, 
Combattaient nos tyrans encor mal affermis, 
K5 Vous avez plaint de si nobles misères; 

Votre or a secouru ceux qui furent nos frères, 
Et n'étaient pas nos ennemis. 

Quoi! ce trait glorieux, qui trahit leur belle àme. 
Sera donc l'arrêt de leur mort 1 

Mais non, l'accusateur, que leur aspect enflamme. 
Tressaille d'un honteux transport. 

Il veut, vierges, au prix d'un affreux sacrifice. 

En taisant vos bienfaits, vous ravir au supplice ; 

Il croit vos chastes coeurs par la crainte abattus. 

Du mépris qui le couvre acceptez le partage ; 

Souillez-vous d'un forfait, l'infâme aréopage 
Vous absoudra de vos vertus. 



9<^ 



9^ 



82 .4, Z) Ce n'est pas tout : hélas ! sans chercher la vengeance 
— 83 A, D Quand nos bannis, bravant la mort— 85 A, D Vos 
nobles cœurs ont plaint de si nobles — 88-97 Dans la Corres- 
pondance, p. 365, deux versions de cette strophe proposées par 
Hugo à M. Pinaud pour remplacer un texte primitif que nous 
ne connaissons pas. La première nous donne tj-ois vers nouveaux, 
les autres étant conformes au texte définitif : 

Ce dernier trait suffit : leur bonté les condamne. 

Mais non ! L'arbitre de leur son 
Tainville, à leur aspect brûlant d'un l'eu profane 
Tressaille... 

La seconde est tout entière conforme au texte adopté, sauj 
pour les vers gS et g6 : 

De vos jours Tainville est l'arbitre. 

Souillez-vous d'un forfait : le monstre à ce seul titre 

Vous absoudra... 

Pour ces deux vers, gS et g6, une troisième version dans les 
notes de l'édition Simon (M) : 

Rendez-vous dig-nes de Tainville. 
Soui)le;.-vous d'un forfait, le monstre alors tranquille 
Vous absoudra... 



1' LIVRAISON. — POÉSIE. Sg 

Répondez-moi, vierges timides, 
Qui, d'un si noble orgueil arma ces yeux si doux? 
Qui fit rouler dans vos regards humides 

Les pleurs généreux du courroux? 

Je le vois à votre courage : [45] 

Quand le lâche oppresseur dont la voix vous outrage 
N'eût pas offert la honte en offrant son bienfait, 
Coupables de pitié pour des Français fidèles, 
Vous n'auriez pas voulu, bravant des lois cruelles. 

Nier un si noble forfait. 

C'en est donc fait, sous la lugubre enceinte 
A retenti l'arrêt dicté par la fureur. 
Dans un muet murmure, étouffé par la crainte. 
Le peuple, qui l'écoute, exhale son horreur. 
Regagnez des cachots les sinistres demeures, 

O vierges! encor quelques heures... 
Ah! priez sans effroi, votre âme est sans remord. 

Coupez ces longues chevelures. 
Où la main d'une mère enlaçait des fleurs pures 
Sans voir qu'elle y mêlait les pavots de la mort. 

Bientôt ces fleurs encor pareront votre tête : 

Les anges vous rendront ces symboles touchants; 

Votre hymne de trépas sera l'hymne de fête 

Que les vierges du ciel rediront dans leurs chants. 

Vous verrez près de vous, dans ces chœurs d'innocence, 

Charlotte au cœur d'airain, qui vous vengea d'avance'; 

I. L'année précédente Charlotte Corday avait tué Marat, 
l'un de ceux qui contribuèrent le plus puissamment à faire 
adopter la loi contre ceux qui secouraient des émigrés. (C. L.) 



loo A, D Dites, qui fit rouler — io3 A, D Quand l'oppresseur 
qui vous outrage — io6 A, D devant des lois cruelles — io8 
A, D fait : déjà sous la lugubre — i23 D Charlotte, autre Ju- 
dith, qui 

t> A, D Tun des représentants qui — c i> les émigrés 



6o LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Elisabeth, cet ange de nos bords; 
125 Et Sombreuil, qui trahit par ses pâleurs soudaines 
Le sang glacé des morts circulant dans ses veines; 
Et Gazette enviant le prix de ses efforts*. 

Ici, par de nouveaux prodiges. 
Les spectres effrayaient mes yeux épouvantés : 
i3o Ils balançaient sur moi, parmi d'affreux prestiges, [46] 

De longs linceuls ensanglantés. 
Les trois tombeaux, le char, les échafauds funèbres 

M'apparurent dans les ténèbres ; 
Tout rentra dans la nuit des siècles révolus : 
i35 Les vierges avaient fui vers la naissante aurore; 
Je me retrouvai seul, et je pleurais encore 

Quand ma lyre ne chantait plus. 

V.-M. Hugo. 

a I. M"* Cazotte ne put parvenir à sauver son père, bonheur 
qu'acheta M"" de Sombreuil, en buvant un verre de sang. 
Longtemps après encore on l'a vue pâlir et tressaillir au seul 
souvenir de cet horrible et héroïque effort, qui détruisit sa 

c santé, et la laissa pour sa vie sujette à de douloureuses con- 
vulsions. (C. L.) 



124 A, D Cazotte, Elisabeth si malheureuse en vain — 127 
A. D Martyres dont l'encens plaît au martyr divin — 128 En 
A un trait; en D, III. — 128 A, D Ici devant mes yeux erraient 
des lueurs sombres — 129 A, D Des visions troublaient mes 
sens épouvantés — i3o A, D Les spectres sur mon front ba- 
lançaient dans les ombres — D donne la date : Octobre i8i8. 

a-b A M'" de Sombreuil acheta le bonheur de sauver son 
père en buvant — d D horrible et sublime effort 



L'AVARICE ET L'ENVIE 



COiNTE 



L'Avarice et l'Envie, à la marche incertaine. 
Un jour s'en allaient par la plaine 
Chez un méchant ou chez un fou. 
Chez vous ou chez quelqu'autre, ou chez moi-même... 
f Elles allaient je ne sais où, [En somme 

Comme le héron du bonhomme. 
Bien que sœurs, ces monstres hideu.x 
Ne s'aiment pas; aussi, tout le long de la route, 
Sans se parler, ils cheminaient tous deux. 
i(( L'Avarice, le dos en voûte, 

E.xaminait ce coffre hasardeux 

Pour qui sans cesse elle redoute. 
L'Envie aussi l'examinait sans doute. 
Comptant tous les écus dans son coffre entassés, 
i5 Chemin faisant, dame Avarice, 

Se répétait, pour son supplice, 
« Je n'en ai point encore assez. » 
De son côté l'Envie au regard louche. 
Lorgnant cet or, objet de tous ses soins, 
■20 Disait, en se tordant la bouche : 

« Elle en a trop, car j'en ai moins. » 



Reproduit dans Victor Hugo raconté (R) — Quelques va- 
riantes d'après le manuscrit dans l'édition Simon1(M) 

I-»". ^f Un jour ^a^•a^ice et l'envie 

Couple aux humains toujours latal. 
Couple dont la fureur n'est jamais assouvie 

L'une de bien, l'autre de mal, 
Sortaient, je crois, de chez un défunt cardinal. 
Pour aller d'un vieu.x prêtre empoisonner la vie. 

12 R Pour qui toujours 



62 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Chacune à sa façon méditait sur ce coffre : 
Désir soudain à leurs yeux s'offre. 
Désir, ce dieu puissant, qui seul peut exaucer [47] 

25 Tous les souhaits qu'on lui veut adresser. 

Désir dit aux deux soeurs : « Mesdames, 
» Je suis galant, vous êtes femmes, 
» Choisissez donc tout ce qu'il vous plaira, 
» Trésors, honneurs, et cœtera; 
3o » Surtout expliquons-nous sans trouble ; 

» La première qui parlera 
» Aura tout ce qu'elle voudra : 
» La seconde en aura le double. » 
Vous jugez dans quel embarras 
35 Ce discours mit nos deux luronnes ; 

Avares, envieux, que faire en un tel cas? 
Chacune des deux sœurs en murmurait tout bas : 
« Que me font, ô Désir, tes trésors, tes couronnes? 
» Que m'importe ces biens que m'accorde ta loi? 
40 » Un autre en aura plus que moi. » 

Et chacune, à ce mot funeste. 
D'hésiter, sans savoir pourquoi. 
Le Désir, dieu léger et leste, 
Les donne au diable, jure, peste, 
45 Et s'indigne de rester coi. 

L'Envie enfin, toujours implacable et cruelle, 
Regarde sa sœur en grondant, 
Puis tout à coup se décidant : 
« Que l'on m'arrache un œil, dit-elle. » 

V. d'Auverney. [Victor Hugo.] 



I 



24 R ce dieu galant — 27 R en murmura — M donne la 
date : i" novembre 1817. 



LITTERATURE ANGLAISE 



WALTER SCOTT 

L'OFFICIER DE FORTUNE 

LA FIANCÉE DE LAMMERMOOR 

[Leuwenhoëck, ce savant qui parvint à découvrir 
que les yeux de certains insectes avaient dix-sept 
mille facettes, (aimait beaucoup la littérature, même [48] 
celle que tant de nos fiers esprits, qui n'ont rien 
5 découvert, nomment frivole. Il lisait des vers, des 
romans et des traités de morale. Le bon Hollan- 
dais ne s'amusait pas à fixer ses sensations, pour 
motiver ses jugements. Quand il avait parcouru un 
mauvais livre (il s'en imprimait dans son temps 

lo presqu'autant que dans le nôtre), il éprouvait un 
malaise dont il ne se rendait compte qu'en disant : 
C'est comme si le premier venu voulait me prouver 
que le contour polyédrique de l'œil d'un papillon n'a 
que dix faces. 

i5 Bien des gens ne verront dans ce mot que la 
boutade d'un savant et d'un Hollandais; il nous 
semble qu'on peut y voir quelque chose de plus. 



Dans Littéralitre et Philosophie mêlées , quatre fragments de 
cet article ont été conservés isolément. T. I, p. i52, i63, i68, 
169. — Entre crochets les passages qui ont été sacrifiés. 



64 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Ce malaise de Leuwenhoëck, nous l'éprouvons 
tous à la lecture d'un mauvais ouvrage. Et, en 

20 effet, l'ouvrage n'est mauvais que parce que les 
peintures sont des lieux-communs qui ne nous 
rappellent point ce que nous avons vu, et les per- 
sonnages, d'autres lieux-communs, qui ne nous 
rappellent en rien ce que nous sommes. La médio- 

25 crité se croit trop grande pour imiter; elle invente 
sans avoir observé. Le mot du Hollandais est tout 
entier là-dedans. Un bon peintre ne travaillera 
jamais sans modèle; un mauvais peintre n'y re- 
garde pas de si près. De tous nos écrivains, le plus 

3o imitateur, et peut-être aussi le plus original, c'est 
La Fontaine. Nous vivons pourtant dans un temps 
où l'ineptie présomptueuse prend l'ignorance et 
l'étourderie pour de l'originalité; avec cette can- 
deur, on fait gémir les presses, spéculer les librai- 

35 res, et parler le monde. La foule admire, l'homme 
de goût s'étonne en secret de l'énorme bêtise du 
siècle, et l'ineptie se croit du talent. Au fait, en 
est-elle bien loin ? — L'ineptie est aveugle : le 
talent observe; et, en vérité, voilà toute la diffé- 

40 rence. 

Charron disait : Faites plus de notes et moins de [49] 
livres. 

Courage donc : oui, il suffit d'observer. Joignez 
à cela le génie, qui crée; l'imagination, qui sait 

45 peindre; vous serez un grand écrivain, vous pourrez 
faire les Martyrs. — Courage.] 
Combien de malheureux^ qui auraient pu mieux 



47-59 Littérature et Philosophie mêlées; fragment sans titre, 
I, p. 168. 



■s LIVRAISON. — LITTÉRATURE ANGLAISE. 65 

faire, se sont mis en tête d'écrire, parce qu'en fer- 
mant un beau livre, ils s'étaient dit : J'en pourrais 

5t. Jaire autant! Et cette réflexion-là ne prouvait rien, 
sinon que l'ouvrage était inimitable. En littérature, 
comme en morale, plus une chose est belle, plus 
elle semble facile : [les monstruosités seules (et la 
médiocrité littéraire en est une des plus communes) 

55 nous répugnent.] Il y a quelque chose dans le cœur 
de l'homme qui lui fait prendre quelquefois le 
désir pour le pouvoir : c'est ainsi qu'il croit aisé 
de mourir comme d'Assas ou d'écrire comme 
Voltaire. 

{k) [Sans nous en apercevoir, nous venons de faire 

un magnifique éloge des écrits de sir Walter Scott. 

Celui-là a observé avant de peindre; celui-là fait 

dire à tous ceux qui l'ont lu : J'en ferais autant! 

Ce dernier éloge, qui paraît peu de chose dans 

65 notre bouche, est beaucoup dans un siècle où l'on 
a, en général, si bonne opinion de soi. 

Sir Walter Scott n'était connu en France, il y a 
quelques années, que d'un petit nombre de gens 
instruits : il n'avait fait que des poèmes. 

7*' Sir Walter Scott partage aujourd'hui, dans un 
certain monde, la célébrité des Paccard et des 
Ducray-Duminil : il a fait des romans. 

Nous nous hâtons d'ajouter, pour réparer le tort 
que pourraient lui faire de pareils admirateurs et 

75 de pareils | collègues, que ses romans n'ont fait [50] 
qu'accroître, parmi les gens de goût, sa réputation, 
qui est aujourd'hui de la gloire. Et, en effet, les 
dix plus médiocres pages du moins bon d'entre eux, 
valent mieux que bien de longs poèmes publiés 

80 depuis trois ans.] 

5 



66 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Si un sot parvient à la célébrité, il ne lâche plus 
deux pages de son écriture sans les protéger de 
son nom, espérant que sa réputation fera celle de 
son livre, tandis que souvent celle de son livre 

85 défait la sienne. L'homme de mérite, dès qu'il est 
arrivé à la gloire, évite de décorer de son nom les 
nouveaux écrits qu'il livre au public. Il a assez 
d'orgueil pour savoir que son nom influerait sur 
l'opinion, et assez de modestie pour ne le pas 

90 vouloir. Il aime à redevenir ignoré, pour se mé- 
nager, en quelque sorte, une nouvelle gloire. Nous 
voyons des fanfarons, dans ces guerriers d'Homère, 
qui préludaient au combat en déclinant leurs noms 
et leurs généalogies ; nous trouvons des héros dans 

95 ces chevaliers français qui combattaient la visière 
baissée, et ne découvraient le visage qu'après que 
le bras avait été reconnu. 

[C'est ainsi que W. Scott est entré dans la lice. 
L'auteur de la Dame des Lacs n'est point venu re- 

[00 commander à ses lecteurs les T*uritains d'Ecosse. 
Il a caché son nom célèbre sous le nom obscur de 
Jedediah Cleishbotham, maître d'école et sacris- 
tain de la paroisse de Gandercleugh. L'<'uvrage a 
fait du bruit : les éditions et les traductions se 

(o5 sont succédées. Jedediah ne s'en est point tenu à 
ce premier succès. Guf-'Mannering, l'Antiquaire, 
Wawerley ont mérité àW. Scott un beau triomphe : 



81-97 Littéral, et philos, mêlées, I, p. i63. Précédé de cette 
phrase : Walter Scott cache son nom sous le nom de Jedediah 
Cleishbotham. Je ne vois pas pourquoi on l'en blâme. 

86 évite quelquefois de décorer — 91-92 II y a quelque chose 
de fanfaron dans ces 

94-95 ce sont des héros plus vrais, ces chevaliers 



2" LIVRAISON. — LITTÉRATURE ANGLAISE. 6/ 

il a été deviné. Cependant, il a continué de s'enve- 
lopper obstinément du voile que la curiosité pu- 

iio blique avait soulevé. 'T{ob-roy et la Prison d'Edim- 
bourg, qui parurent il y a quelques mois, l'Officier [51| 
de fortune et la Fiancée de Lammermaor, que nous 
annonçons aujourd'hui, portent tous le nom et les 
titres du Sacristain de Gandercleugh. 

ii5 Voltaire, interrogé par une marquise célèbre, ne 
put analyser le plan d'Alzire. Nous nous garderons 
donc d'analyser aucun des ouvrages dont nous 
venons de parler : cette entreprise serait au-dessus 
de nos forces. D'ailleurs, nous ennuierions ceux 

i2() qui les ont lus, et nous pourrions dégoûter les 
autres. 

Walter Scott, doué d'une imagination vive, a 
beaucoup appris et beaucoup observé. Ses fictions 
sont toutes fondées sur des réalités. 11 connaît les 

125 lieux qu'il décrit et les événements qui s'y sont 
passés. Dans ses romans, tout ce qui n'est pas vrai 
est vraisemblable, et quand ce n'est plus l'histoire 
des hommes que vous lisez, c'est toujours celle du 
cœur humain. Ses caractères sontbien tracés et bien 

i3o soutenus; et si quelques-uns de ses personnages 
sont pris dans une nature un peu bizarre, ils n'en 
sont pas moins dans la nature. La Bohémienne 
Merrillies et le ^Bedesman du roi\ Edie Ochiltree 
la Vieille Elspeth et VEnfanl de la V\tiit, Ranald, 

i:^5 offrent des exemples frappants de ce que nous 
avançons. Chacun d'eux a de l'homme tout ce que 
ses mœurs lui permettent d'en avoir; et c'est la 



i. Sorte de mendiants privilégiés, reconnaissables à leur 
robe bleue. (C. L.) 



68 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

peinture vivante de ces mœurs qui répand sur les 
romans de sir W. Scott une singulière teinte 

140 d'originalité. 

Nous avons adopté l'usage de beaucoup citer 
quand nous rendons compte d'un ouvrage; par là 
l'auteur se fait connaître, le critique justifie ce 
qu'il avance, et le lecteur juge. | Ce principe, vrai [52| 

145 en général, souiTre une exception à l'égard de 
W. Scott. W. Scott est destiné d'ailleurs, comme 
tous les hommes peu ordinaires, à faire exception 
à bien des règles. Ce n'est pas sans de mûres ré- 
flexions que nous nous sommes décidés à ne rien 

i5o citer de cet auteur, et nous espérons que ceux 
qui l'ont lu partageront là-dessus notre opinion.] 
Quand un écrivain a pour qualité principale l'ori- 
ginalité, il perd toujours à être cité. Ses peintures 
et ses réflexions, dictées par un esprit organisé 

i55 d'une façon particulière, veulent être vues à la 
place où l'auteur les a disposées, précédées de ce 
qui les amène, suivies de ce qu'elles entraînent. 
Liées à l'ouvrage, la couleur uniforme des parties 
concourt à l'harmonie de l'ensemble; détachées du 

160 tout, cette même couleur devient disparate et forme 
une dissonance avec tout ce dont on l'entoure. 
Le style du critique, qui doit être simple et cou- 
lant, présente un contraste avec le style hardi et 
souvent brusque de l'auteur original. C'est un 



i5i!-i66 Littéral, et Philos, mêlées, I, p. i52. 
■ i53 il perd souvent quelque chose à — i58 la couleur bien 
appareillée des parties. 

162-166 et coulant, et qui est maintefois plat et commun, 
présente un contraste choquant avec le style large, hardi et 
souvent brusque de l'auteur original. Une citation de tel 



2' LIVRAISON. — LITTÉRATURE ANGLAISE. 69 

i65 diable de Michel -Ange dans un intérieur de 
Drolling. 

[Nous nous bornerons à recommander au petit 
nombre de personnes qui n'ont pas lu Walter 
Scott, et à rappeler aux autres la peinture de 

170 l'orage dans l'Antiquaire, et la description de la 
bataille du pont de Bothwell dans les Puritains. 
Nous ne connaissons pas de scène plus terrible 
que l'interrogatoire que Glaverhouse fait subir à 
Morton, en présence d'Edith {Puritains), et de 

175 pantomime plus plaisante que celle du palefrenier 
de l'aubergiste Binkerton reconnaissant la passe de 
Daddy-Rat, ce fameux surveillant des routes {Prison 
d Edimbourg). W. Scott a un grand art; il excite le 
rire, il émeut la pitié presqu'en même temps, et la 

180 transition paraît si naturelle, que le contraste est 
insensible. Son pinceau, sûr et exercé, saisit toutes 
les nuances distinctives des objets | semblables ou 
qui semblent tels à des yeux vulgaires. Le contre- 
bandier Hasteraick {Guy-Mannering) ne ressemble 

i85 en rien au contrebandier Mucklebacket (l'Anti- 
quaire); la Bohémienne de l'Astrologue est en tout 
différente de la sorcière de Lammermoor ; et cette 
plume, qui avait retracé avec une hideuse énergie 
les sanguinaires discussions des chefs presbyté- 

190 riens, vient de reproduire, avec la même impi- 
toyable vérité, les honteux débats des Lords du 
Conseil privé d'Ecosse.] 



grand poète ou de tel grand écrivain encadrée dans la prose 
luisante, récurée et bourgeoise de tel critique, c'est un effet 
pareil à celui que ferait une figure de Michel-Ange au milieu 
des casseroles trompe-roeil de M. Drolling. 



70 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Sir W. Scott est Ecossais : ses romans suffiraient 
pour nous l'apprendre. Son amour exclusif pour 

195 les sujets écossais prouve son amour pour l'Ecosse; 
passionné pour les vieilles coutumes de sa patrie, 
il se dédommage, en les peignant fidèlement, de 
ne pouvoir plus les suivre avec exactitude; et son 
admiration religieuse pour le caractère national, 

■200 éclate jusque dans sa complaisance à en détailler 
les défauts. Une Irlandaise, lady Morgan, s'est 
offerte, pour ainsi dire, comme la rivale naturelle 
de Walter Scott, en s'obstinant, comme lui, à ne 
traiter que des sujets nationaux'; mais on a cru 

2o5 remarquer dans ses écrits beaucoup plus d'amour 
pour la célébrité que d'attachement pour son pays, 
et beaucoup moins d'orgueil national que de vanité 
personnelle. Lady Morgan paraît peindre avec 
plaisir les Irlandais; mais il est une Irlandaise 

-i(, qu'elle peint surtout et partout avec enthousiasme; 
et cette Irlandaise, c'est elle. Miss O'Hallogan dans 
O'^onnell, et lady Clancare dans Florence Mac- 
carthy, ne sont autre chose que lady Morgan flattée 
par elle-même. [Si la noble modestie de sir Walter 

■'2\b Scott le rend bien supérieur, sous le rap|port mo- (54] 
rai, à lady Morgan, la mâle vigueur de son talent 
ne lui assure pas moins d'avantages sur elle, sous 



1. Il faut en excepter toutefois son roman sur la France. 
(C. L.) 



193-241 Littérature et Philosophie mêlées, I, p. 169-171. 
198 avec religion, et son admiration pieuse pour le carac- 
tère — 2o5 mais il y a dans ses écrits 



2' LIVRAISON". — LITTERATURli ANGLAISE. Jï 

le rapport littéraire.] II faut le dire, auprès de ses 
tableaux pleins de vie et de chaleur, les croquis de 

:^2 . lady Morgan ne sont que de pâles et froides es- 
quisses. Les romans historiques de cette dame se 
laissent lire; les histoires romanesques de l'Ecos- 
sais se font admirer. La raison en est simple : 
lady jVlorgan a assez de tact pour observer ce qu'elle 

■^2T voit, assez de mémoire pour retenir ce qu'elle ob- 
serve, et assez de finesse pour rapporter à propos 
ce qu'elle a retenu : sa science ne va pas plus loin. 
Voilà pourquoi ses caractères, bien tracés quel- 
quefois, ne sont jamais soutenus : à côté d'un trait 

:^:^f. dont la vérité vous frappe, parce qu'elle l'a copié 
sur la nature, vous en trouvez un autre choquant 
de fausseté, parce qu'elle l'invente. Walter Scott, 
au contraire, conçoit un caractère après n'en avoir 
souvent observé qu'un trait; il le voit dans un mot, 

2?^ et le pemt de même. Son excellent jugement fait 
qu'il ne s'égare point, et ce qu'il crée est presque 
toujours aussi vrai que ce qu'il observe. Quand le 
talent est poussé à ce point, il est plus que du 
talent. Aussi, nous oserons réduire le parallèle en 

240 deux mots : Lady Morgan est une femme d'esprit; 
Sir W. Scott est un homme de génie. [Nous sommes 
persuadés que l'on dira un jour : Sterne et W. Scott, 
comme on dit déjà aujourd'hui : Montesquieu et 
Chateaubriand. 

245 On nous reprochera peut-être d'avoir plutôt, dans 
cet article, cherché à donner une idée des ouvrages 
de Walter Scott, en général, que de ses deux der- 



2j8-2i9 auprès des tableaux, pleins de vie et de chaleur, 
de Scott — 229 ne sont pas — 23g aussi peut-on réduire. 



72 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

niers romans en particulier. Nous ne chercherons 
pas à éviter ce reproche, et nous avouerons que tel 

25o a été en effet notre but. Les deux romans de 
W. Scott, que nous annonçons, sont fort inférieurs 
à tout ce qu'il a publié jusqu'ici. Cet écrivain a 
dû I nécessairement épuiser le champ dont il ne [55] 
veut pas sortir. Il a peint le caractère écossais sous 

255 toutes ses faces; aussi va-t-il s'arrêter, dans l'im- 
possibilité d'aller plus loin. Le défaut de l'OJficier 
de Fortune est de ne point présenter de personnage 
principal : les figures sont toutes également bien 
dessinées; mais il n'en est aucune qui se détache 

260 assez des autres pour attacher les regards. Dugald- 
Dalgetty attire et trompe l'intérêt; Menteith 
l'éveille et ne le soutient pas; AUan Mac-Aulay 
ne séduit que l'imagination ; Montrose ne plaît 
qu'à l'esprit. Dans la Fiancée de Lammermoo?- on 

265 trouve des détails charmants et des peintures ad- 
mirables; mais Rawenswood est peut-être un peu 
trop fier, Lucie un peu trop douce, et Caleb un 
peu trop rigoureux dans son singulier point d'hon- 
neur. En somme, si Walter Scott a cessé d'être 

270 fécond, il n'a point cessé d'être original.] 

M. [Victor Hugo] 



LITTERATURE FRANÇAISE 



LA JÉRUSALEM DELIVREE 

Traduite en vers français, par M. BAOUR-LORMIAN. 



Homère et Virgile ont agrandi de tout leur talent 
les divinités du paganisme; tous deux ils avaient 
choisi leur sujet dans ces temps héroïques où la 
force et la vertu étaient les seules qualités distinc- 
5 tives des hommes. Le Tasse a consacré son génie 
à la louange du vrai Dieu; il a chanté des héros 
pris dans les temps chevaleresques (temps hé- 
roïques de l'époque moderne). La Muse de Sion 
s'éleva belle | et radieuse du sein de l'ignorance, [5( 

10 et son premier essor atteignit presque à la hauteur 
du trône du vieil Homère; et comme le père de la 
poésie antique, l'Homère chrétien expia son bril- 
lant génie par une vie errante et misérable. 
La France avait pendant quelque temps offert 

i5 un asile au chantre de Godefroy, et c'est en France, 
du vivant du Tasse, que parut la première traduc- 
tion de la Jérusalem. 

Depuis, tant en vers qu'en prose, d'autres se 
sont succédées en assez grand nombre, et cepen- 

20 dant on en attend encore une en vers ; celle en 



74 LE GOiNSERVATEUR LITTERAIRE. 

prose de M. Lebrun (duc de Plaisance) ne laisse 
rien à désirer. 

Michel Coras, Sablon, Watelet, Colardeau et 
La Harpe ont essayé de traduire le Tasse en vers. 

■2T' Les deux premiers sont oubliés ; Watelet manquait 
de verve; Colardeau, plus poète, brûla son travail 
poussé jusqu'au septième chant; La Harpe est resté 
dans ses essais au-dessous de ce qu'on attendait 
de lui. 

3o Enfin Clément a publié en seize chants une imi- 
tation des \ingt chants de la Jérusalem, convaincu, 
dit-il, de 1 impossibilité d'une traduction littérale 
de ce beau poëme. 
Vient ensuite M. Baour-Lormian, que cette im- 

35 possibilité n'a heureusement point arrêté. 

Déjà, il y a une vingtaine d'années, il fit impri- 
mer une traduction complète delà Jérusalem, ainsi 
que le prouve cette épigramme, attribuée à Lebrun 
(Ecouchard). 

40 Ci-gît Baour-Lormian, le Tasse de Toulouse, 

Qui mourut in-quarto, qui remourut in-douze. 

Il paraît même qu'il remourut encore in-S"; car 
nous en possédons une édition de ce format. 

Cet essai d'un jeune homme ne fut pas jugé par 
45 tout le I monde aussi sévèrement que par Lebrun; [57] 
M. Baour l'a retouché et l'offre aujourd'hui au pu- 
blic. 

D'avance sa traduction a été prônée; d'avance, 

un monarque, ami des lettres, a comblé le poète 

5o de ses faveurs; d'avance enfin la vente de l'ouvrage 

a été assurée par une souscription promptement 

remplie : il ne s'agit plus que de juger. 



2' LIVRAISON. — LITTERATURE FRANÇAISE. yS 

M. Baour a profité habilement des travaux de ses 
devanciers : il a fait de nombreux emprunts à La 

r5 Harpe et à Clément; aussi pourrait-on s'étonner 
que -M. Baour qui, de son propre aveu, est le meil- 
leur de nos poètes vivants, ne se soit pas senti en- 
flammé de la généreuse envie de ne rien devoir 
qu'à lui seul. Gela nous fait concevoir une bonne 

("m. idée de sa modestie, et si l'on eût avoué ces petits 
plagiats dans une des nombreuses notes dont 
M. Trognon a augmenté les trois volumes de la 
traduction, nous n'aurions aucun reproche à adres- 
ser à M. Baour. Mais s'il a voulu faire une traduc- 

(jf tion du Tasse avec celles des autres traducteurs, 
il pouvait s'épargner ce soin et en charger M. Ai- 
gnan, qui a déjà si bien traduit Homère. 

On trouve dans la Jérusalem française, avec les 
qualités de style qui ont fait une si juste réputation 

70 à M. Baour, ces mêmes défauts qui l'ont jusqu'à 
présent empêché de rien produire de véritablement 
beau. Une grande clarté, des coupes savantes, un 
usage bien entendu du mécanisme de la versifica- 
tion, toujours de l'harmonie et une élégance sou- 

75 tenue, voila les belles parties de son talent. On lit 
ses vers avec plaisir, mais d'où vient qu'on ne les 
retient pas? Jamais une pensée neuve ne se trouve 
cachée sous ce ramage mélodieux, rarement un de 
ces vers frappés qui étonnent à la fois par leur jus- 

80 tesse et par leur énergie; on rencontre dans ses 
ouvrages des phrases poétiques, du | nombre, des 
tournures heureuses; mais on y chercherait vaine- 
ment de ces expressions qui décèlent l'homme de 
génie, de ces expressions créées par le poète, et 

85 que ne fait pas le versificateur. 



76 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

M. Baour a bien jugé son talent en le dirigeant 
vers une traduction : l'art de créer lui manque: 
mais il sait revêtir de brillantes couleurs les créa- 
tions étrangères. 
90 Malgré de nombreux défauts, sa traduction de la 
Jérusalem est celui de ses ouvrages qui lui fait le 
plus d'honneur, et ce qu'elle a gagné à être re- 
touchée fait espérer qu'elle gagnera encore beau- 
coup, s'il veut se décider à la revoir de nouveau 
95 avec attention et sévérité. 

Le Tasse se distingue surtout par un style concis 
et rempli d'idées; l'élégance que cherche si soi- 
gneusement M. Baour a dû lui faire rejeter cette 
concision qui fait le principal mérite du Tasse. 
100 Aussi est-il rare qu'il ait traduit fidèlement son 
auteur. Il a plutôt imité; et, quoique dans son pre- 
mier chant il n'ait employé que sept cent douze 
vers pour traduire les sept cent vingt de la Jérusa- 
lem^ nous ne pouvons y voir qu'une paraphrase de 
io5 l'italien. Il a délayé plusieurs parties, abrégé plu- 
sieurs autres, et omis un grand nombre; on y 
trouve quelque chose de chaque octave, mais rare- 
ment une octave entière. 

Des citations feront connaître la justesse de nos 
no observations. 

On connaît la première strophe de la Jérusa- 
lem : 

Canto l'armi pietose, e'I capitano, etc. 

Cet exorde est un modèle; il renferme toutes les 
ii5 beautés exigées : simplicité, concision, noblesse. 
Voici comment M. Baour a traduit : 



2' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 77 

Je chante les exploits de la pieuse armée. 

Et ce héros français, vainqueur dans l'Idumée, 

Qui, de l'antique foi rallumant le flambeau, 

120 Du fils de l'Éternel délivra le tombeau. 

Après de longs revers supportés avec gloire. 
Son génie et son bras forcèrent la victoire. 
En vain, pour s'opposer à ses vastes projets. 
Et l'Asie et l'Afrique armèrent leurs sujets; 

12? Tout le peuple infernal, échappé de l'abîme. 

En vain lui disputa les remparts de Solime; 
Favorisé du Ciel, au milieu de leurs rangs 
Enfin il ramena ses compagnons errants. 

Ces vers sontélégants et harmonieux; mais pour- 
i3o quoi en a-t-il fallu quatre à M. Baour pour traduire 
les deux premiers du Tasse? Pourquoi parler de 

... Ce héros français, vainqueur dans l'Idumée, 
Qui de l'antique foi rallumant le flambeau... 

Il n'y en a pas un mot dans litalien, et ces vers 
i35 appartiennent en entier à M. Baour. Le Tasse a dit 
seulement : et le capitaine, el capilano. 

Les deux suivants rendraient l'original, si, au 
lieu de : revers supportés avec gloire, il y avait : 
supportés dans une glorieuse conquête, ce qui est 
140 dift'érent. 

Encore quatre vers pour en traduire deux du 
Tasse : 

E invan l'inferno a lui s'oppose, etc. 

Les deux premiers sont bons, mais où le traduc- 
145 teur a-t-il vu dans ces mots si simples En vain f en- 
fer s'arma contre lui (nous nous servons de la tra- 
duction de AL Lebrun), ces vers ronflants : 



78 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Tout le peuple infernal, échappé de l'abîme, 
En vain lui disputa les remparts de Solime. 

i5o Tout ce détail était inutile dans l'exorde. [80] 

Favorisé du Ciel, au milieu de leurs rangs 
Enfin il ramena ses compagnons errants 

serait bien, si, au lieu de : au milieu de leurs rangs, 
hémistiche inintelligible, était remplacé [sic] par les 

i55 saints étendards, qui indiquent la cause du combat. 
Cette citation sert à justifier notre critique; mais 
si M. Baour a trop délayé le Tasse dans cette pre- 
mière strophe, il s'en est montré le digne rival dans 
les seize vers suivants, qui traduisent les deuxième 

i6o et troisième strophes : 

O toi, qui sur le mont illustré par la fable. 
Ne te couronnes pas d'un laurier périssable, 
Qui, mariant ta voix aux cantiques des cieux, 
Ceins de l'or des soleils ton front religieux, 

i65 Muse, vierge divine, à toi je m'abandonne; 

Viens, inspire mes chants, et toutefois pardonne 
Si dans ces grands tableaux j'orne la vérité 
D'une grâce étrangère à ta simple beauté. 
Tu sais que, du Parnasse adoptant les mensonges, 

170 Les vulgaires mortels se bercent de vains songes, 
Et que, s'enveloppant de poétiques fleurs, 
La vérité séduit et subjugue les cœurs. 
Ainsi l'enfant repousse une boisson amére; 
Mais de la coupe alors, par les soins d'une mère, 

175 Si d'un miel savoureux le bord est humecté, 
Heureusement déçu, l'enfant boit la santé. 

M. Baour a rendu avec une précision bien diftl- 
cile pour un poète français les détails techniques 



2" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 79 

de la marche de Godefroy. Aussi avons-nous été 
i8o surpris de voir qu'il ait échoué dans le dénombre- 
ment des croisés, dénombrement fameux, dans 
lequel le Tasse s'est montré supérieur à Homère 
et à Virgile. M. Baour a même laissé échapper 
quelques fautes | de traduction qui pourraient don- [61] 
i85 ner à penser qu'il n'entend pas bien l'italien. Ici ce 
sont les fantassins de Toulouse qu'il transforme en 
cavaliers, et là des cuirasses de fer poli qu'il traduit 
par ce vers : 

Leur armure éblouit par sa magnificence. 

190 M. Baour a négligé de traduire la quatre-vingt- 
deuxième octave du premier chant, à moins qu'il 
ne veuille en présenter comme traduction les deux 
vers suivants : 

Ces bruits tumultueux, confusément semés, 
19b Traversent et la ville et les champs arlarmés. 

La description de Jérusalem est poétiquement 
tracée, et les moindres détails y sont rendus avec 
une élégance et une précision remarquables. Ce 
morceau, que nous regrettons de ne pouvoir citer 

2o<) à cause de son étendue, restera gravé dans la mé- 
moire des amis de la belle poésie, comme l'admi- 
rable description qu'en a tracée M. de Chateau- 
briand. 
Nous avons dit que les caractères du style de 

'jo5 M. Baour n'étaient pas l'énergie et la concision; 
cependant c'est avec un vrai plaisir que nous citons 
les vers suivants, quoiqu'ils semblent nous dé- 
mentir. ' 



80 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Les ambassadeurs du Soudan d'Egypte sont de- 
2IO vant Godefroy; il a répondu au discours d'Alète : 

Il se tait à ces mots ; mais ce noble langage 

Allume au cœur d'Argant le dépit et la rage. 

D'une sombre fureur ses lèvres ont frémi. 

« Eh bien! puisqu'en ce jour, de toi-même ennemi, 
2i5 » Tu refuses la paix que mon maître désire, 

» A tes vœux imprudents c'est à nous de souscrire : 

> Aux hasards des combats va donc, cours t'exposer, 

» Et ne vois pas l'écueil oCi tu viens te briser. » 

Alors il forme un pli dans sa robe flottante, [62] 

220 L'oftre à Bouillon, élève une voix insultante : 

« Toi qu^ les grands périls n'épouvantent jamais, 

» Tiens, ici je t'apporte ou la guerre ou la paix; 

» Choisis, mais à l'instant. » Ce discours, cette audace, 

Indignent des héros peu faits à la menace. 
225 Sans consulter le chef dont ils suivent les lois. 

Un seul, un même cri part, s'échappe à la fois : 

Guerre!... « Eh bien! vous l'aurez, leur répond l'infidèle, 

» Et vous l'aurez sanglante, implacable, éternelle : 

» Je la déclare à vous, à vos derniers neveux; 
23o » Votre choix est le mien, et comble tous mes vœux. » 

A ces mots, secouant sa robe qui s'étale. 

Le pli s'ouvre, et du sein de la robe fatale 

On dirait que la mort, la discorde en fureur. 

Le carnage hideux, l'épouvante, l'horreur, 
235 Et des pâles esprits toute la foule immonde. 

S'élancent à la fois pour ravager le monde. 

Comme aux antiques jours apparut ce mortel 

Dont l'orgueil éleva les créneaux de Babel; 

Tel, effrayant les yeux de son aspect horrible, 
240 S'offrait le Sarrasin, debout, pâle et terrible. 

Ces vers sont beaux, aussi beaux que ceux du 
Tasse; et quand nous les avons lus, nous avons été 



l* LIVRAISON'. — LITTLRATL'RE FRANÇAISE. 8l 

réellement affligés de voir que M. Baour ait cru 
devoir recourir à La Harpe et à Clément pour 

•^45 achever sa traduction : car, il faut l'avouer, ce se- 
rait un travail bien long que de noter tous les vers 
pillés que renferme le premier volume seulement. 
Tantôt c'est une période entière, tantôt deux ou 
trois vers; à chaque vers, presque, un hémistiche 

25u d'emprunt, et quand on n'a pas osé s'emparer de 
l'hémistiche, on n'a pas dédaigné la rime. Nous 
lisons dans Clément : 

DISCOURS D'ISMEN A ALADIN, page 372. 

Tout ce qu'on peut attendre et d'un chef et d'un roi, 
Tu l'as fait, et déjà tout est prévu par toi : 
255 Que notre ardeur réponde à ta haute prudence; [63] 

Et c'est vers son tombeau que l'ennemi s'avance. 
Pour moi, qu'en tes remparts appelle ton danger, 
Autant que je le puis, je veux le partager, etc. 

M. Baour traduit : 

26<.) Tout ce qu'on peut attendre et d'un chef et d'un roi, 
Tu l'as fait, dans ces murs tout est prévu par toi ; 
Et, si chacun de nous seconde ta prudence. 
Seigneur, vers son tombeau notre ennemi s'avance. 
Pour moi, qu'à ses regards amène le danger, 

265 Autant que je le puis, je veux te protéger, etc. 

Et plus loin : 

Tandis qu'elle excitait leurs transports belliqueux, 
Passe un gros de Français, entraînant après eux 
Des troupeaux enlevés dans la plaine infidèle : 
270 Clorinde fond sur eux et voit fondre sur elle 
Gardon, leur brave chef, mais, trop faible rival 
Pour balancer longtemps ce combat inégal, etc. 

Cll.ment. 

6 



82 LE conservatf:ur littéraire. 

M. Baour a corrigé ainsi : 

275 Tandis qu'elle excitait ces élans belliqueux. 

Passe un gros de Français entraînant après eux 
Des troupeaux enlevés dans la plaine infidèle ; 
Clorinde les attaque, et voit fondre sur elle 
Gardon, leur brave chef, mais trop faible rival 

280 Pour balancer longtemps ce combat inégal, etc. 

Nous ne faisons pas à M. Baour l'injure de 
croire qu'il ne pouvait traduire le Tasse en aussi 
bons vers que ceux de Clément, mais nous igno- 
rons pourquoi il a emprunté ces vers et un grand 

285 nombre d'autres qu'il est inutile de citer. 

Nous achèverons, dans un second article, 
l'examen de cette traduction; en attendant, et pour 
n'avoir plus à en | parler, nous dirons que le poëme [64] 
est précédé d'une notice très longue sur le Tasse, 

290 par M. Buchon, et que M. Trognon a fait suivre 
chaque chant de notes plus volumineuses que le 
texte. 

Nous conseillons à M. Baour de supprimer, 
dans la 2° édition, qu'il ne tardera sans doute pas 

295 à publier, la notice de M. Buchon, et de réduire au 
dixième les notes de M. Trognon. La traduction 
s'enrichira de tout ce qu'elle aura perdu. 

A. [Abel Hugo] 



LES VEPRES SICILIENNES 

Tragédie par M. C. DELA VIGNE 

LOUIS IX 

Tragédie par M. ANGELOT. 
(Premier article.) 



C'est une chose étrange et digne de notre siècle 
vraiment unique, que de voir i'esprit de parti s'em- 
parer des banquettes d'un théâtre, comme il assiège 
les tribunes des chambres. La scène littéraire a 

5 acquis presqu'autant d'importance que la scène 
politique. Le public, aveugle ou malin, prête aux 
paroles des acteurs tout le poids qu'elles devraient 
avoir si elles sortaient de la bouche de ceux qu'ils 
représentent; il semble ne voir dans nos comé- 

10 diens que de grands personnages, de même qu'il 
ne voit dans plusieurs de nos grands personnages 
que des comédiens. Le petit marchand électeur 
s'en va siffler Louis IX, non parce que Lafon man- 
que de majesté ou la pièce de chaleur; mais son 

i5 Constitutionnel lui a révélé que Louis IX s'appelle 
Saint-Louis, et le marchand électeur est philosophe. 
Les gazettes libérales exaltent les Vêpres Siciliennes , 
non parce que cette tragédie renferme des beautés, 
mais en raison des|mouvements d'éloquence qu'elle [65] 



Article reproduit dans Victor Hugo raconté... Quelques 
variantes. 



84 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

20 peut leur fournir contre les fanatiques, les prêtres 
et les massacres au son des cloches : les siècles 
féodaux offrent seuls de pareilles horreurs; car on 
sait que, durant les beaux jours de g3, toutes les 
cloches étaient changées en gros sous. Quoi qu'il 

a5 en soit, c'est à cette déplorable manie de tout sou- 
mettre au niveau des niveleurs, qu'est due la déca- 
dence des lettres ; on ne s'informe plus aujourd'hui 
si un poète est de la bonne école, mais s'il est du 
bon parti; et les plébéiens de la moderne Athènes 

3o sont encore tous prêts à bannir Aristide, parce 
qu'il s'appelle le Juste. 

Le déchaînement des indépendants contre M. An- 
celot et pour M. C. Delavigne, a dû naturellement 
influer en sens contraire sur l'opinion des royalistes 

35 à l'égard de ces deux auteurs. Cependant, nous 
conviendrons que, cette fois, leur esprit de parti a 
mieux servi les libéraux que ne l'auraient peut-être 
fait leurs lumières, k l'exagération près, leur juge- 
ment qui place Louis IX au-dessous des Vêpres 

40 Siciliennes, nous semble juste. Ceux des journaux 
royalistes qui ont manifesté l'opinion contraire, 
reviendront sans doute sur leur décision, après 
avoir lu les deux tragédies : dans cette affaire, les 
indépendants ont mieux vu qu'eux; ce qui rappelle 

45 cet âne de l'Écriture qui eut une fois la vue plus 
prompte et plus perçante que son maître. 

S'il y a quelque courage à casser les arrêts de la 
faction, il y en a peut-être plus encore à les dé- 
fendre, quand le hasard les fait justes. Dans le 



29 de la nouvelle — !3o tout prêts — 46 que celle de son 



maître 



2*" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 85 

5o premier cas, on ne s'expose qu'aux injures de quel- 
ques sophistes, et aux menaces de quelques furieux ; 
dans le second, on provoque la défiance des hon- 
nêtes gens : pour dissiper une telle impression, 
nous ferons tous nos efforts ; car nous sentons que, 

55 plai I dant momentanément la même cause que le [66] 
parti menteur par excellence, nous avons besoin 
de preuves magnifiques^ et plus claires que le solcil\ 
Nous épargnerons au lecteur une nouvelle ana- 
lyse des deux tragédies que nous allons comparer; 

6f> elles ont été assez disséquées par les journaux quo- 
tidiens [et périodiques] pour que la contexture en 
soit connue de tout le monde. Nous saisirons seu- 
lement les points de rapprochements qui nous ser- 
viront à établir notre parallèle. Les deux actions se 

65 passent à des époques à peu près pareilles: une cons- 
piration fait le sujet de l'une et l'autre pièce; dans 
les Vêpres, elle est dirigée par Jean de Procida, 
noble Sicilien, contre le gouvernement de Charles 
d'Anjou, frère de saint Louis ; [dans Louis IX, 

70 elle est suscitée par Nouradin, prince syrien, en 
faveur de Saint-Louis, contre Almodan, soudan 
d'Egypte; dans les Vêpres, elle est tramée depuis 
longtemps ;] dans Louis IX, elle éclate par hasard. 
L'amour de la liberté, l'oppression de la Sicile, la 

75 tyrannie des Français, voilà les motifs de Procida ; 
la fidélité à la foi jurée, les périls des chrétiens, le 
despotisme du soudan, tels sont les mobiles de 

[i. Bossuet. (C. L.)| 



56 nous avons besoin, comme dit Bossuet, de — 66 de 
l'une et de l'autre 



86 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Nouradin ; tous deux parviennent à leur but : l'un 
massacre les Français, l'autre détrône le Soudan. 

80 II faut convenir que si les sujets de ces tragédies ont 
quelques points de ressemblance, la différence des 
lieux et des caractères rend cette ressemblance im- 
perceptible. Le farouche Procida est aussi loin du 
loyal Nouradin, que le généreux Montfort de l'in- 

85 flexible Almodan. Les caractères de M. Casimir 
Delavigne sont beaucoup plus dramatiques que 
ceux de M. Ancelot, et il a su les opposer et les 
enchâsser d'une | manière bien plus théâtrale. Le [67] 
vice radical de sa pièce est, selon nous, d'y avoir 

90 introduit l'amour ; cette passion, dont le dévelop- 
pement est gêné par celui d'une grande conspira- 
tion, ne peut tenir que la seconde ligne dans sa 
tragédie, et l'amour, au théâtre comme ailleurs, 
veut toujours la première place. Il a pu fournir à 

95 M. Delavigne quelques inspirations heureuses; 
mais s'il n'a pas nui au rôle de Procida, il a rendu 
presque nulle la peinture de l'amitié entre Lorédan 
et Montfort. C'est précisément à cette amitié, 
tracée avec énergie et sensibilité, que iM. Casimir 

100 Delavigne aurait pu devoir une belle tragédie. 
Dans la pièce telle qu'elle est, l'amitié de Lorédan 
pour Montfort, froissée par son amour pour Amélie 
et son obéissance envers son père, ne peut résister 
tant qu'elle n'a pour défense que le souvenir de la 

jo5 fraternité d'armes; aussi n'éclate-t-elle réellement 
que dans deux scènes fort belles et fort courtes 
[(la vr du IV" acte, et la iv* du V')]; dans tout 
le reste de la tragédie elle est plutôt racontée que 



80 Mais si les sujets — 90 Ja passion 



2' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 87 

peinte. Si, au contraire, Lorédan et Montfort 

110 eussent été liés par de grands services mutuels, 
sans amour et sans jalousie; si l'ardent attache- 
ment de Procida pour son pays et l'inflexible fidé- 
lité de Montfort pour son roi eussent montré, dans 
le succès ou l'avortement de la conspiration, l'iné- 

ii5 vitable mort de l'un des deux; croit-on que Loré- 
dan, indécis entre le devoir et la reconnaissance, 
la patrie et l'honneur, contraint de trahir son père 
ou d'immoler son ami, épouvanté des périls qui les 
menacent^ ne pouvant sauver l'un sans perdre 

120 l'autre, et voulant les sauver tous deux, croit-on 
que Lorédan, dans cette situation terrible, n'aurait 
pas créé cette péripétie vraie, attachante et théâ- 
trale sans laquelle on peut faire de belles scènes, 
mais non une belle tragédie? | Nous aurions eu, il [68] 

125 est vrai, Amélie et quelques jolis vers de moins, 
mais Montfort aurait gagné en dignité, Lorédan 
en chaleur, et Procida n'aurait rien perdu[. Nous 
disons que Procida n'aurait rien perdu,] parce que 
nous ne croyons pas qu'il puisse rien gagner. 

i3o Ce caractère est singulièrement bien tracé; on doit 
savoir gré à M. Delavigne d'une conception grande 
et imposante qui efface bien des défauts. Procida, 
sombre, ardent sans imprudence, fanatique sans 
enthousiasme, intrépide sans témérité, nous offre, 

i35 à quelques taches près, le vrai conspirateur. La 
nature, l'amour, la reconnaissance sont à peine 
pour lui des sentiments; il n'a qu'une passion, la 



n5 de l'un d'eux — 122 une péripétie vraie, saisissante et — 
129-130 qu'il ait rien à gagner. Le caractère de Procida est en 
effet — i3i à M. Casimir Delavigne — i3i conception haute 
et sévère 



88 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

liberté : tout le reste n'est qu'accessoire ; il salue 
les murs de sa patrie, et son premier mot le révèle 
140 tout entier : 

Vous serez affranchis du joug- de réU'ang"er. 

Son fils se plaint de Montfort : 

Il me traite en coupable... 

II te traite en esclave. 

145 [Enfin il est vainqueuret voilà son cri de triomphe : 
Nos tyrans ne sont plus, et la Sicile est libre.] 

Procida est trop farouche pour mériter l'admi- 
ration; il excite l'étonnement, il attache sans inté- 
resser, il frappe sans émouvoir; le malheur est que 

i5o Montfort ne s'adresse pas toujours à la partie du 
cœur dont Procida ne s'empare point. Si les deux 
rôles étaient de la même force, chacun dans leur 
genre, l'action ne languirait jamais : s'il n'y avait 
pas d'amour, elle serait rapide et entraînante. 

i55 La tragédie de M. Casimir Delavigne est quel- 
quefois froide; mais celle de M. Ancelot est sou- 
vent ennuyeuse : 

L'ennui naquit un jour de l'uniformit j. 

L'uniformité est en effet le défaut capital de [69] 
160 Louis IX. Nous ne prétendons pas cependant que 
Saint Louis ne puisse être mis sur la scène : un 
roi chevalier plaira toujours à des yeux français, 
et l'histoire nous montre quelquefois le caractère 
du pieux monarque aussi dramatique que celui de 



147-149 Procida, trop farouche pour attirer la sympathie, 
nous frappe sans nous émouvoir 



2" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 89 

i65 Henri IV ou de François I" ; le tout est de le met- 
tre en situation : Saint Louis, héros à la Massoure, 
ne fut plus qu'un saint à Memphis, et au théâtre 
un saint est moins qu'un héros. Ces âmes célestes 
sont trop monotones pour nous ; nous voulons voir 

170 partout des passions, parce que nous en avons. 
Mais cette uniformité dans le caractère de Saint 
Louis n'est pas la seule qui répande un froid gla- 
cial sur la pièce de M. Ancelot; Joinville ressem- 
ble à son maître, Philippe ressemble à Nouradin, 

175 Châtillon ressemble à Raymond, et Almodan ne 
ressemble à rien. Ce dernier personnage, où la 
bassesse, la tyrannie, l'orgueil et la cruauté se trou- 
vent réunis sans aucun mélange de grandeur, ne 
peut inspirer que le mépris, pour ne pas dire le 

i8o dégoût; et nous sommes surpris qu'on l'ait toléré 
sur la scène. La rébellion de Nouradin est fort in- 
différente au spectateur; il méprise Almodan con- 
tre qui l'on combat, et s'intéresse fort peu à 
Louis IX, qui s'intéresse si peu à lui-même. En 

i85 voilà certes bien assez pour justifier nos critiques : 
toutefois la pièce a réussi, et en voilà beaucoup 
pour les démentir. Il est vrai que l'on a attribué 
au style la majeure partie de ce succès; mais l'on 
a ajouté que, sous ce rapport surtout, Louis IX 

ifjo l'emportait de beaucoup sur les Vêpres siciliennes. 
[C'est cette dernière assertion qui nous reste à exa- 
miner dans un prochain article, en appuyant tou- 
jours notre avis par de fréquentes citations.] 

V. [Victor Hugo] 



t88 succér^ et l'on a prétendu que 



SPECTACLES 



SECOND THEATRE FRANÇAIS 

UN MOMENT D'IMPRUDENCE 

Comédie en trois actes et en prose, 
par MM. WAFFLARD et FULGENCE. 



Il est difficile de ne point avoir de prévention 
contre cette manie, aujourd'hui si commune à nos 
auteurs, de réunir des imaginations toujours di- 
verses et souvent contraires pour concourir au 

5 même ouvrage. [On sent aisément les suites de ces 
alliances forcées :] Cowley, pressé par le marquis 
de Twickenham de s'adjoindre dans ses travaux 
je ne sais quel poète obscur, répondit à Sa Sei- 
gneurie qu'un âne et un cheval traîneraient mal 

lo un chariot. [Nous ne tirerons pas les conséquences 
du propos un peu breton de Cowley : nous pen- 
sons toutefois que] deux auteurs perdent souvent, 



1-23 Le début de cet article a été conservé, sans titre, dans 
Littérature et philosophie mêlées, \, p. i53 



9^ LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

en le mettant en commun, tout le talent qu'ils 
pourraient avoir chacun séparément. 11 est impos- 

i5 sible que deux têtes humaines conçoivent le môme 
sujet absolument de la même manière ; et l'absolue 
uniformité de la conception est la première qualité 
d'un ouvrage. Autrement, les idées des divers col- 
laborateurs se heurtent sans se lier, et il résulte de 

20 l'ensemble une discordance inévitable qui choque î 

sans qu'on s'en rende raison. Les auteurs célèbres, { 

anciens et modernes, ont toujours travaillé seuls, 
et voilà pourquoi ils sont célèbres. [Nous n'appro- 
fondirons pas ce sujet, qui mériterait d'être mé- 

25 dite, d'ailleurs nous perdrions nos peines; aujour- 
d'hui tout se perfectionne, la vitesse passe avant 
la solidité, et il faut plusieurs ouvriers pour cons- 
truire un vaudeville, tandis qu'un seul suffit pour 
démolir la chaumière du pauvre. 

3o Telles étaient nos réflexions, le jour de la pre- [71] 
mière représentation diUn Moment d'Imprudence, 
avant que la toile fût levée. Nous savions que cette 
comédie était de MM. Wafflard et Fulgence, et, 
nous l'avouons avec regret, après l'avoir entendue, 

35 nous persistons dans notre opinion sur le danger 
du concours de deux auteurs au même ouvrage. 
Ce n'est pas que la pièce nouvelle soit mauvaise; 
mais elle serait meilleure si elle appartenait seule- 
ment à celui des deux auteurs qui est supérieur à 

40 l'autre. Le mélange de la médiocrité et du talent 



17 unité de la conception — 21 auteurs excellents — ïi ils 
sont excellents 



1' LIVRAISON. — SPECTACLES. qS 

déplaît toujours; et ce mélange se fait malheureu- 
sement sentir dans Un Moment d'Imprudence. 

Une femme qui va passer la soirée dans une mai- 
son décriée, malgré les défenses d'un mari; un 

45 mari qui se rend au même lieu, à l'insu de sa 
femme ; un protecteur du mari, épris de la femme, 
qui fait faire à celui-ci des vers pour sa moitié, sans 
que le nouvel Arnolphe sache à qui ils sont desti- 
nés; voilà en peu de mots le fond de la nouvelle 

5o comédie. On sent qu'avec un dialogue souvent 
plein d'esprit et un style qui, sauf quelques incor- 
rections, présente les qualités nécessaires du genre, 
les auteurs n'ont pas eu de peine à revêtir ce cane- 
vas, peut-être un peu usé, de couleurs brillantes et 

55 même nouvelles. La pièce a obtenu un succès mé- 
rité, quoique légèrement contesté. Le parterre a 
applaudi dans le rôle du valet et de l'intrigante, 
plusieurs traits pleins de finesse et qui annoncent 
dans les auteurs un mérite assez rare de nos jours, 

C<) l'observation. On a encore beaucoup goûté la pein- 
ture faite par Fréville à d'Harcourt, de la soirée 
qu'ils vont passer chez M"" de Mondésir; nous 
avons retenu le dernier trait : « Enfin, on rentre 
chez soi la tête fatiguée, le cœur souvent pris et la 

65 bourse vide. » 

Mais en rendant justice à quelques scènes dont 
le jeu des acteurs ne fait pas tout le mérite, le pu- 
blic a signalé | dans le plan et le dialogue plusieurs 
défauts de vraisemblance et de bienséance théâ- 

70 traie? Ces taches sont faciles à effacer et ont déjà 
disparu en grande partie. D'ailleurs, grâce à la 
communauté de travail qui n'entraîne pas la soli- 
darité de talent, iM. Fulgence peut, dans son par- 



94 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

ticulier, les attribuer à M. Wafflard, et M. Wat- 
75 flard à M. Fulgence; ce qui est bien une petite 
consolation. 

[Les auteurs souffrent moins lorsqu'ils souffrent ensemble.] 

[Victor Hugo.]* 



THEATRE DU VAUDEVILLE 

LA SOMNAMBULE 

Vaudeville en deux actes et en prose, 
par MM. SCRIBE et ALEXANDRE DELA VIGNE. 

Une chaise de poste qui verse, un domestique 
poltron, un revenant, un capitaine étourdi, un ma- 
riage fait et rompu, etc. ; voilà des choses bien re- 
battues. Cependant, allez voir la Somnambule, et 

5 quoiqu'elle renferme tout cela, dites-nous si le pre- 
mier mérite de cette charmante pièce ne vous paraît 
pas la nouveauté. Ce joli vaudeville ressemble à 
ces décorations fraîches et brillantes que le machi- 
niste monte sur de vieux ressorts, ou plutôt à ces 

10 physionomies originales qui n'ont pourtant d'au- 
tres éléments que ceux de toutes les figures humai- 
nes. Que nos vaudevillistes par métier n'aillent pas 
demandera MM. Scribe et Alexandre Delavigne 



* A la table, la signature H. 



2' LIVRAISON. — SPECTACLES. 95 

leur secret : ce secret-là ne peut se communiquer; 
i5 c'est le talent. 

Depuis longtemps aucun théâtre n'avait vu (les 
genres mis à part) un succès aussi éclatant, et, ce 
qui est plus encore, aussi mérité. Nous n'analyse- 
rons pas le vaudeville nouveau; l'ennui qu'inspire 

20 une analyse est presque toujours en raison directe 
du plaisir que cause un ouvrage, et, dans ce cas, 
nous risquerions d'être mortellement | ennuyeux. [73] 
La Somnambule est un petit chef-d'œuvre où nous 
aurions honte de relever quelques invraisemblan- 

25 ces et peut-être quelques incorrections. Ces défauts 
sont si légers, que nous ne savons si les auteurs 
doivent chercher à les effacer : souvent, quand le 
tissu est délicat, en voulant enlever une tache on 
le déchire. 

3o Parmi la foule de scènes vives et animées que 
présente cet ouvrage, il serait aussi difficile de 
trouver une situation froide qu'il est malaisé de 
trouver une idée dramatique dans la plupart des 
pièces qui se succèdent journellement sur nos 

35 théâtres. Le style rappelle quelquefois la manière 
de Beaumarchais; et pour la liaison des scènes et 
le naturel du dialogue, les auteurs ne nous sem- 
blent pas inférieurs â Sedaine. L'intérêt ne languit 
jamais, et l'attention est constamment éveillée, 

40 sans être fatiguée. Les plaintes de Cécile vous at- 
tendrissent et, le moment d'après, vous riez aux 
éclats des plaisanteries de Frédéric. Voilà l'art 
tant vanté par Boileau. 

Rendons aussi justice aux acteurs : il est difficile 

45 de jouer avec plus d'ensemble et d'aplomb. Le joli 
rôle de Cécile est encore embelli par une actrice 



g6 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIF^E. 

fort aimable, et, il faut le dire, sans son jeu plein 
de grâce et de vérité, la scène de la Somnambule, 
au second acte, paraîtrait un peu hasardée. Nous 
5o croyons qu'il est impossible de ne pas applaudir, 
lorsque Gonthier, présentante son ami les grands- 
parents de sa future, chante avec cet air d'abandon 
qu'on lui connaît : 

Mais vois un peu quelles tournures I 
55 Ils sont bien généreux, vraiment, 

De montrer gratis des figures, 
Qu'on irait voir pour de l'argent. 

Nous dirons en passant quelques mots de la 
Féerie des Arts, vaudeville récemment représenté 

60 sur le même | théâtre et que nous avons revu avec [74] 
plaisir après laSomwam^w/e. Cette fiction, destinée à 
célébrer ï Exposition des produits de l'industrie et le 
Salon de 1819, est ingénieuse, mais un peu froide. 
Les couplets sont en général bien tournés; mais 

65 les vers que récite le génie de Cachemire doivent 
tout ce qu'ils ont de gracieux au débit de M"" Mi- 
nette. On applaudit avec transport l'éloge des 
beaux tableaux de MM. Gros et Girodet, unique- 
ment à cause du génie de M. Girodet et du noble 

70 sujet traité avec tant de talent par M. Gros. Cepen- 
dant plusieurs scènes pétillantes d'esprit rachètent 
la faiblesse des autres; et dans tous les cas, si vous 
avez pour soutien le jeu enchanteur de M°"Perrin, 

Non ego multis 

75 Oft'endar maculis. 

[Victor Hugo.]* 



* A la table, la signature H. 



•2" LIVRAISON. — SPECTACLES. 97 

THÉÂTRE DE LA PORTE SAINT-MARTIN 
CADET-ROUSSEL PROCIDA 

Parodie, en un acte et en vers, des Vêpres siciliennes, 
par MM, DUPIN et CARMOUCHE. 

Nous nous étions bien promis de garder le si- 
lence sur ces théâtres secondaires, qui n'ont servi 
qu'à corrompre le goût et à avilir la littérature; 
cependant tout Paris a été rire du personnage ridi- 
5 cule de Cadet-Roussel, représenté par Potier, et 
affublé du surnom pompeux de Procida. La que- 
relle des comédiens de campagne a excité plus de 
gaîté que les discordes de la Sicile n'avaient fait 
verser de larmes; et puisque nous entretenons nos 

10 lecteurs de la tragédie de M. C. Delavigne, nous 
ne pouvons refuser quelque attention à la parodie 
ingénieuse et piquante de MM. Dupin et Car- 
mouche. 
Si toutefois nous lui donnons place dans ce re- [75] 

i5 cueil, c'est parce que nous comptons en extraire 

quelques jolis vers et la verve et l'esprit sont des 

qualités que l'on doit priser partout où elles se 

rencontrent. 

Aunconspirateurenrôlantdesconjurés, MM.Du- 

20 pin et Carmouche opposent d'une manière plai- 
sante un vieux comédien recrutant des acteurs. 
Quand Procida s'écrie d'un côté : 

Longtemps j'ai parcouru nos déplorables villes, etc., etc., 
Cadet-Roussel dit de l'autre : 



98 LE CON'SERVATKUR UTTÉRAIKE. 

25 Je fus jusqu'en Belgique. 

Quoique vieux, par chemin, soir et matin courant, 
J'ai marché, mon cher fils, comme le juif errant. 
En tous lieux déguisé, n'ayant ni sou, ni maille. 
Mes lauriers reposaient bien souvent sur la paille. 

3o Pendant notre clôture, en ces jours de malheur. 
Il m'a fallu dîner plus d'une fois par cœur, 
Et, comme Zapata, dans les eaux des fontaines. 
Tremper quelques croûtons âgés de six semaines. 

Ces vers sont spirituels; nous citerons encore 
35 les suivants, qui sont vraiment bien tournés : 

Il verra ses billets au rabais refusés, 
Et tous ses contrôleurs dormir les bras croisés. 
De ses quinquets mourants la lueur inégale. 
Gomme un phare isolé, s'éteindra dans la salle, 

40 Et pour tous spectateurs, il aura les ouvreuses, 

Les garçons, les pompiers, les vieilles habilleuses ! 

On trouve d'autres morceaux également bien 

écrits dans cette parodie; mais parmi des traits 

dignes de la comédie, on est fâché de voir de ces 

45 jeux de mots qui vous rappellent désagréablement 

que vous ne lisez qu'une farce. 

HOMÉLIE à CADET-ROUSSEL [76 
La pièce est bonne? 



Elle est des plus jolies, 
5o Et les Vêpres, dit-on, sont vraiment accomplies. 

MORODAN 

Nous sommes dans ce cas sûrs de notre salut, etc. 



'J* LIVRAISON. — SPECTACLES. 99 

et des expressions triviales, telles que reluquer, 
gober, etc., qui sont tout au plus tolérables dans 
une parade. 

H. [Victor Hugo.] 



55 ^*^ Aux Français, quelques détails agréables et 
un dialogue parfois spirituel, ont fait accueillir 
favorablement Les Deux Méricourt, comédie en un 
acte et en vers, de M"' Vanhove. Nous aurons oc- 
casion de reparler de cet ouvrage. 

60 Le comité a reçu à l'unanimité une tragédie, 
Régulus, de M. Arnault, fils de l'auteur de Germa- 
nicuSy et le Folliculaire, comédie en 5 actes et en 
vers, de M. Delaville, auteur de Campaspe, d'Ar- 
taxerce, etc. 

65 Tibère, dont les répétitions se suivent avec acti- 
vité, sera joué avant la fin du mois, si la police le 
permet. 

^*^ Aux Variétés, M. Ledoux s'est déclaré cou- 
pable d'un Destouches, que le public payant a 
70 accueilli avec une grande froideur. 

^*^ Au Cirque Olympique, -Poniatowski vient 
de succéder à Kléber; les amateurs ont trouvé dans 
ce mélodrame les plaisirs ordinaires, un régiment 
de cavalerie, deux d'infanterie et du canon. 




[771 



REVUE LITTERAIRE' 



LES TROIS NUITS D'UN GOUTTEUX 

Poëme en trois chants, 

par M. le Comte François de NEUFCHATEAU, 
de l'Académie Française. 



M. le comte François de Neufchâteau ne peut 
donner tout son temps aux ouvrages nombreux et 
importants qui l'occupent. La Goutte avec sa craie 
vient le distraire de ses travaux; et alors, pour 

5 apaiser la maladie, il se ressouvient de ces douces 
Muses qui ne l'ont jamais oublié. On retrouve 
dans les Trois Nuits d'un Goutteux, la grâce et la 
facilité qui caractérisent les Fables de l'auteur. Ce 
poëme adressé à un jeune médecin, M. Circaud, et 

lo inspiré par la reconnaissance, renferme des détails 
qui rappellent la manière de Ducis. Voici comment 



I. La Session des Chambres venant de s'ouvrir, les nou- 
veaux opuscules littéraires vont devenir plus rares. Aussi, 
dans notre Revue nous examinerons, avec les poésies du 
jour, toutes celles qui, publiéeis dans le courant de l'an- 
née 1819, nous paraîtront offrir quelqu'intérêt, ou pouvoir 
faire naître des observations utiles. (C. L.) 



I02 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

M. François de Neufchâteau nous peint ses amis 
apprêtant sa tisane de hêtre : 

Sans sortir de ce beau jardin, 
i5 Au mystère innocent l'on travaille soudain. 
La Naïade du voisinage 
Prête une eau qui s'échauffe aux trépieds de Vulcain. 

L'amitié même a, de sa main, 
Au fond de la théière arrangé ton feuillage 
20 En nombre impair; nombre divin : 

Mon Virgile l'a dit, respectons son adage. 

Ces vers sont fort jolis. Aussi ne croyons-nous 
pas tout à fait M. F. de Neufchâteau, lorsqu'il 
nous dit : 

25 Virgile, heureux amant de la Muse champêtre, [78] 

Reposant à l'ombre d'un hêtre, 
Sous le nom de Tityre enflait ses chalumeaux. 
Je ne suis point Tityre, et n'ai rien de Virgile, 
Qu'une santé non moins fragile, 
:k) Et son goût pour les champs, les bois et les troupeaux. 

Il doit être doux à M. Circaud d'être loué dans 
des vers tels que les suivants : 

Une plus douce destinée 
L'aurait fait dans Paris monter au premier rang; 
35 Mais l'amour du pays, cet aimable tyran. 

Tient ici son âme enchaînée. 
Plutarque ainsi dans Rome appelé par Trajan , 

Aima mieux vivre à Chéronée. 

Enfin, nous citerons, comme pleins d'abandon et 
40 de poésie, ces vers adressés au hêtre ; on y recon- 
naît celui que Voltaire nomma son héritier : 



!•' LIVRAISON. — REVC1-: LITTKRAI UE. lo3 

Dans ce pays sauvage et charmant à la fois. 
Où l'amitié cacha son temple au fond des bois, 
Bel arbre, que viens-je te dire:' 
45 Sur ton écorce, hélas! je n'ai rien à graver; 

Après sept fois dix ans lorsqu'à peine on respire, 
A des chiffres d'amour on est loin de rêver. 

Ce dernier sentiment qui se réveille au cœur du 

vieillard souffrant, a quelque chose de grave et de 

St) touchant. C'est ainsi que le vieux Benserade, après 

avoir dit adieu à la fortune et à tous les hochets 

du monde, se ranimait encore pour s'écrier : 

Adieu, toi-même, amour, bien plus que tous les autres 
Difficile à congédier! 

55 De tous les vers de ce poète, ceux-là sont peut- 
être les seuls qui partent du cœur. 

M. le comte F. de Neufchâteau nous promet [79] 
pour l'hiver prochain ses Poésies diverses, que le 
monde littéraire attend avec impatience; il nous 

60 annonce pour la même époque les 'Mémoires de sa 
vie, qui ne peuvent manquer d'éveiller de leur côté 
la curiosité du monde politique. 

[Victor Hugo]* 



» A la table, la signature U. 



I04 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

AUX MISSIONNAIRES DE L'IRRELIGION 

Poëme, par M. P.-A. VIEILLARD. 

Le titre de cet ouvrage en indique assez l'inten- 
tion et le but. L'auteur, aux principes destructifs 
des soi-disant philosophes, oppose des doctrines 
fondées sur la raison et la vérité. La pureté des 
5 opinions religieuses et politiques de M. P.-A. Vieil- 
lard nous paraît aussi digne d'éloges que la dé- 
cence et la modération avec lesquelles il les expose. 
Cet opuscule, quoique faiblement écrit, se fait lire 
cependant; peut-être parce que le lecteur, sans y 
lo reconnaître la touche du poète, y trouve toujours 
les sentiments de l'homme de bien. 

Rome, Athènes, jamais, aux jours de leur grandeur, 

Ont-elles des autels outragé la splendeur? 

Ah! ces républicains, qu'on nomma nos modèles, 
t5 Du moins gardaient aux Dieux des hommages fidèles; 

Le blasphème toujours indigna leur vertu, 

Et l'espoir du néant leur était inconnu. 

Que dis-je! le sauvage offre un culte sincère 

A l'astre protecteur qui l'échauffé et l'éclairé; 
20 Le spectacle imposant dont s'étonnent ses yeux, 

Parle à son cœur ému, lui révèle des Dieux, etc. 

Malheureusement tout le poëme n'est pas écrit 

sur ce ton; nous n'osons en faire un reproche à 

M. P.-A. Vieillard. Si la critique doit toujours être 

25 tempérée par la bienveillance, c'est sans doute 

pour l'auteur modeste, qui semble, | en publiant [80] 

( 



•-' LIVRAISON. — RKVLK IJTTERAlllE. lOD 

ses écrits, moins consulter la vanité du poète, 
avide de renommée, que la conscience de l'honnête 
homme, jaloux de se rendre utile. F. 



jj*» On vient de mettre en vente chez Le Nor- 
mand, imprimeur-libraire, rue de Seine, n" 8, 
Le Frondeur^ comédie en un acte et en vers de 
M. J.-C. Royou, dont nous avons rendu compte 
r dans notre précédente livraison. La lecture de cet 
ouvrage nous a confirmés dans l'opinion que, si le 
plan laisse beaucoup à désirer, le style est souvent 
celui de la haute comédie, et digne d'un ouvrage 
plus important. 

lo 'T'hocion, tragédie du même auteur, est sous 
presse. On se souvient que les représentations de 
cette tragédie furent arrêtées à la quatrième, parla 
retraite de St-Prix. Le Théâtre-Français, qui cher- 
che à balancer les succès du second théâtre, devrait 

i5 remettre T^hocion à l'étude; et si Talma se char- 
geait du principal rôle, comme on assure qu'il en 
a l'intention, l'auteur et l'acteur obtiendraient un 
triomphe éclatant. Talma a montré, dans Athalie, 
un talent qui se déploierait merveilleusement dans 

20 '^Phocion; car cette pièce, dont le style est encore 
la partie la plus remarquable, offre de beaux mou- 
vements et des situations vraiment dramatiques. 

^*^ On publie, depuis 1817, à Malacca, en Chine, 
un journal littéraire périodique, rédigé en anglais; 



I06 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

25 il est intitulé : Le Glaneur Indou-Chinois, et l'au- 
teur, missionnaire anglais, M. Milne, joint à de 
grandes connaissances scientifiques, acquises en 
Europe, une étude approfondie de la langue et de 
la littérature chinoise. 



TROISIEME LIVRAISON 

(Janvier 1820.) 



POÉSIE ^**î 



ÉPITRE A BRUTUS 



Les Vous et les Tu. 



Quien baga aplicacîones 
Con su pan se lo coma. 
(Yriajrtb.) 



Brutus, te souvient-il, dis-moi. 
Du temps où, las de ta livrée. 
Tu vins, en veste déchirée. 
Te joindre à ce bon peuple-roi 
5 Fier de sa majesté sacrée. 

Et formé de gueux comme toi? 
Dans ce beau temps de république. 
Boire et jurer fut ton emploi; 
Ton bonnet, ton jargon cynique, 

lo Ton air sombre, inspiraient l'efifroi; 

Et, plein d'un feu patriotique. 
Pour gagner le laurier civique, 
Tous nos hameaux t'ont vu, je crois, 
Fraterniser à coups de pique, 

i5 Et piller au nom de la loi. 



Littérature et Philosophie mêlées, t. I, p. 164, sous le titre : 
Les Vous et les Tu d'après la révolution. Aristide à Brutus. 
Retouches assez importantes (L). — Repris dans Victor Hugo 
raconté... sous le titre : Les Vous et les Tu. Aristide à Brutus. 
Rétablit le texte intégral du Conservateur avec quelques 
variantes que je signale {R). 



I 10 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Las ! l'autre jour, monsieur le prince, 

Pour vous parler des intérêts 

D'un vieil ami de ma province. 

J'entrai dans votre beau palais. 
20 D'abord, je fis, de mon air mince, 

Rire un régiment de valets; 

[Votre Suisse, à ma révérence, 

Répondit par un fier souris, 

Et quatre mots, dont l'insolence 
25 Fut bien tout ce que j'en compris. 

Tout le long d'une cour immense. 

J'essuyai l'orgueilleux mépris 

Des jockeys de Votre Excellence ; 

Enfin pour attendre audience, 
3o Je pénétrai sous vos lambris. 

Là, je vis un vieux militaire 

Qui, redemandant ses drapeaux. 

Allait recevoir pour salaire [82] 

Et l'indigence, et le repos. 
35 Plus loin, c'était un doctrinaire 

S'obstinant sans cesse à se taire 

Pour ne pas perdre son pathos. 

Qu'il vend fort cher au ministère. 

Une perruque à trois marteaux 
40 Cachait assez mal la figure 

D'un ancien brûleur de châteaux 

Qui voulait une préfecture : 

Pour moi, j'étais à la torture; 



23-49 Supprimés en L et remplacés par : 
Puis relégué dans l'antichambre. 
Tout mouillé des pleurs de Décembre, 
J'attendis près du feu cloué 
Et, comme un sage du Pirée, 
Opposant, de tous bafoué, 
Au sot orgueil de la livrée 
La fierté du manteau troué. 

24 B En quatre mots. — Zi R vieux solitaire 



3* LIVRAISON. — POF.SIE. III 

Méprisé de ces grands esprits, 
45 II fallut souffrir, sans murmure. 

Que l'un de vos chiens favoris 

Laissât en passant son ordure 

Sur l'habit qui fait ma parure. 

Et dont je dois encor le prix.] 
5o Enfin mon tour vient; je m'élance, 

Et l'huissier de Votre Grandeur 

Me fait traverser en silence 

Quatre salons dont l'élégance 

Égalait seule la splendeur. 
55 Bientôt, Monseigneur, plein de joie, 

Je vois, sur des carreaux de soie. 

Votre Altesse, en son cabinet. 

Portant sur son sein, avec gloire. 

Un beau cordon, brillant de moire, 
6iT De la couleur de ton bonnet. 

[« Eh bien! cher Brutus!... » Mais je pense 

Que tu ne me reconnus pas. 

Car à ces mots. Votre Excellence, 

Vers la porte faisant trois pas, 
65 Y mit sa vieille connaissance. 

Ah I Monseigneur, sur votre seuil 

Ne craignez plus qu'on se hasarde : 

J'aime mieux mon humble mansarde 

Qu'un hôtel qu'habite l'orgueil. 
70 Moi, je m'estime, et je regarde 

Les sots et les fous du même œil. 

Je ris. courbé sur mon pupitre. 

Quand, troublant mon pauvre séjour, [83J 



5o L On m'appelle enfin, je m'élance — 53-54 L a dont l'élé- 
gance | Egalait seule la splendeur. » — 61-98 Supprimés en L 
et remplacés par : 

Quoi ! C'était donc un prince en herbe 

Que mon cher Brutus d'autrefois ! 

On vous admire, je le rois ; 



IÎ2 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

Ce char, qui fait trembler ma vitre, 
75 Porte Votre Altesse à la cour 

Du roi, qui dut, à si bon titre, 

Te faire pendre à son retour. 

Dés que la bise de décembre 

Souffle la neige sur mes toits, 
80 Je vais, pour ménager mon bois, 

M'installer gaîment dans la chambre. 

Là, Monseigneur, je ris tout bas 

Lorsqu'en de pénibles débats, 

Craignant quelque langue importune, 
85 Votre Excellence, avec fracas. 

Court pérorer à la tribune. 

Lasl en termes moins arrondis. 

Brutus, je t'entendais jadis 

Déraisonner à la Commune. 
90 Je ris encor, quand un badaud 

Vante vos discours, votre st^ie; 

Trop souvent sans peine un lourdaud 

Passe ainsi partout pour habile. 

Or, il convient qu'en son haut rang, 
95 Votre Altesse ait un secrétaire ; 

Car ton père, rustre ignorant. 

Ne t'a point appris la grammaire. 
Monsieur le prince, toutefois,] 

Votre savoir passe en proverbe; 
100 Vos festins sont dignes des rois. 

Vos cadeaux sont d'un goût superbe; 

Homme d'état, votre talent 

Éclate en vos moindres saillies, 

Et si vous dites des folies, 
io5 Vous les dites d'un ton galant : 

Quant à moi, je ris en silence ; 

Car puisqu'aujourd'hui l'opulence 



81 R gaîment à la chambre — 88 iî je t'entendis 



3' LIVRAISON. -- l^OÉSIE. Il3 

Donne tout, grâce, esprit, vertus. 
Les bons mots de Votre Excellence 
Étaient les jurons de Brutus. 

[Mais je vois à votre colère. 
Qu'en répétant ce nom bourgeois 
Dont vous étiez fier autrefois, [84] 

J'ai le malheur de vous déplaire. 
Vous n'entendrez donc plus ma voix :] 
Adieu, Monseigneur; sans rancune. 
Briguez les sourires des rois 
Et les faveurs de la fortune : 
Pour moi, je n'en attends aucune. 
Ma bourse, vide tous les mois, 
Me force à changer de retraites; 
Vous, dans un poste hasardeux, 
Tâchez de rester où vous êtes, 
Et puissions-nous vivre tous deux, 
Vous sans remords et moi sans dettes ! 
Excusez si, parfois encor, 
J'ose rire de la bassesse 
De ces seigneurs tout brillants d'or, 
Dont la foule à grands flots vous presse, 
Lorsqu'entrant, d'un air de noblesse, 
Dans les salons éblouissants 
Du pouvoir et de la richesse, 
L'illustre pied de Votre Altesse 
Vient salir ces parquets glissants 
Que tu frottais dans ta jeunesse. 

Aristide. [Victor Hugo] 



lU-iiS Supprimés en L. — 128 L De ces courtisans brillants 
i3"or. 



114 '-E CONSERVATEUR LITTKRAIRE. 



STANCES A THALIARQUK 

Laisse là les chagrins d'une vaine prudence, 
Thaliarque, et n'en crois qu'à ton joyeux désir; 

Le présent est pour le plaisir, 

Et l'avenir pour l'espérance. 

5 Le présent est à toi; l'avenir est aux dieux; 
Ne les outrage pas en t'affligeant d'avance; 
Jouis de leurs bienfaits, crois en leur indulgence, 
Et contente-toi d'être heureux. 

Celui-là seul, mortels, comprend sa destinée, 
lo Qui, tout le long du jour, assis dans un festin , 
Jouit gaîment de sa journée, 
Sans nul souci du lendemain. 

"Vois ce stoïcien, malheureux qu'on admire, jSÔJ 

Il nous regarde, armé d'un oeil indifférent ; 
i5 II nous insulte d'un sourire. 

Et se détourne en soupirant. 

Te verrons-nous toujours, avec un soin frivole, 
Épargner ces trésors par ton père amassés, 
Lycus? quoi! crains-tu donc qu'il ne t'en reste assez 
20 Pour payer la fatale obole? 

Buvons, rions, chantons, soyons des fous heureux [ 
N'attendons pas, amis, que la pâle vieillesse 

"Vienne, ridant nos fronts joyeux, 

Nous condamner à la sagesse. 

25 Pour moi, toujours fidèle au doux dieu des chansons. 
Je veux de la mort même égayer l'arrivée, 
Et parer en riant de mes derniers festons 
Sa faux sur ma tète levée. 

E. Hugo. 



LIVRAISON. — POÉSIE. Il5 



ÉLÉGIE 



Non, jamais de ma mémoire 
Ce grand jour ne sortira, 
Où mon âme soupira 
Des vœux, autres que la gloire; 
5 Ce jour, grand dans mon histoire. 

Où ma froideur expira. 

Amour longtemps en rira; 
Dans sa coupe j'osai boire, 
Et sa coupe m'enivra, 
lo Je ne voulais pas le croire. 

Ainsi, l'homme du Seigneur, 
Qui, victorieux des ondes, 
Survécut à tous les mondes, 
Fut vaincu par la liqueur, 
i5 Produit des vignes fécondes. 

Mais que Noé fut heureux! 
Car son ivresse infidèle 
Ne dura qu'une heure ou deux. 
Et la mienne est éternelle. 

J.-J. Reim. [J.-J. Ader) 



Il6 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 



ÉPIGRAMME [86] 



Jamais Damis, fier de ses doctes veilles, 
Ne me salue : Ehl cher Damis, 
Pourquoi me cacher tes oreilles 
Quand tu m'as montré tes écrits? 



D. MoNiÈREs. [Abel Hugo.] 



LITTÉRATURE FRANÇAISE 



LA PANHYPOGRISIADE 

OU LE SPECTACLE INFERNAL 

DU SEIZIÈME SIÈCLE 

Comédie épique, par M. Nepomucéne LEMERCIER, 
de l'Académie française 

(Premier article.) 

Messire Arioste, où avez-vous pris toutes ces bouf- 
fonneries? demandait un cardinal fameux au poète 
de Ferrare. Telle a été la question que la plupart 
de nos aristarques modernes ont adressée à M. Le- 
mercier. Comme le bon cardinal qui ne voyait dans 
le Roland furieux que certaines peintures cyniques 
et quelques plaisanteries de mauvais goût, ils n'ont 
voulu voir dans la Panhypocrisiade que ce qui est 
trivial et bouffon : la forme était bizarre; ils ont 
proclamé le poème ridicule. 

M. Lemercier a voulu offrir à son siècle, sous 
une enveloppe extraordinaire, des vérités qu'il juge 
trop hardies pour les présenter toutes nues. La 
philosophie et la morale, |traitées méthodiquement, 
ennuient; le poète paraît s'être proposé de les met- 
tre en action, n'importe de quelle manière, pourvu 
xju'elles ne puissent effrayer les esprits frivoles. 



Il8 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

L'auteur de Gargantua avait déjà conçu et achevé 
le même dessein; nous ne prétendons néanmoins 

20 établir aucune comparaison entre M. Lemercier et 
Rabelais : le premier est aussi différent du second 
que le dix-neuvième siècle du seizième. Le curé de 
Meudon, souvent gai et plaisant, est toujours cy- 
nique; M. Lemercier, avec moins de gaieté, est 

25 plaisant quelquefois, et souvent éloquent. 

Celui qui a vu de près l'espèce humaine, qui a su 
démêler, à travers le faste de l'apparence, les mo- 
tifs secrets de ses vertus et de ses vices, celui-là 
peut rarement se défendre d'un mouvement de ré- 

3o pugnance et de mépris pour les choses de la so- 
ciété; et si une âme noble, un génie brillant Télé- 
vent au-dessus du commun des hommes, il germe 
dans son cœur une sorte de tristesse et de dégoût 
qui lui fait sentir combien il est déplacé parmi eux. 

35 II est forcé d'y vivre : alors son génie s'éveille, il 
accueille d'un rire sardonique les sottises des uns 
et les préjugés des autres ; il examine les jugements 
du vulgaire, et convaincu bientôt que le respect 
est souvent là où devrait être le mépris, que la jus- 

40 tice n'est parfois qu'une injustice déguisée, il né- 
glige de fixer son opinion sur tout ce qui occupe 
le monde, et enveloppe du même dédain ce qui est 
flétri comme vice, ce qui est honoré comme vertu. 
Quelquefois, cependant, détrompé par un exemple 

45 particulier, il revient à lui, s'accuse de son injus- 
tice, et rend à chaque chose le sentiment qui lui 
est dû. Telle a été, sans doute, la disposition d'es- 
prit de M. Lemercier en composant son nou|veau [88] 
poème. L'humeur caustique et chagrine du philo- 

5o sophe contempteur des admirations de la société, 



.->• LIVRAISON. — LITTERATURE FRANÇAISE. II9 

s"y fait sentir en quelques passages, comme aussi, 
dans d'autres, le cœur de l'homme de bien admi- 
rateur des vertus obscures et modestes. Enfin (de 
même qu'il le dit lui-même dans son épître dédi- 

55 catoire au Dante) « la haute et mordante raillerie 

qui l'anime n'est point celle de la méchanceté, mais 

d'une vive indignation de la vertu contre le vice. » 

Nous n'examinerons pas d'après les règles un 

poème qui les viole toutes. Pourrions-nous cher- 

60 cher l'unité d'action dans la vie entière de Charles- 
Quint? l'unité de personnage dans un plan qui 
présente tour à tour sur la scène, François I", un 
chêne, l'honneur, l'esprit des conciles, les vents, 
les heures, etc..^ Trouverions-nous unité d'intérêt 

65 dans un ouvrage où le poète parle à la fois des in- 
fortunes d'une fourmi et de celles des peuples, de 
Doria et d'un requin? 

M. Lemercier s'est mis hors de la littérature 
classique dans ce poème, dont nous ne balançons 

70 point à condamner le genre ; mais, en même temps, 
nous rendons un juste hommage à l'auteur qui, 
après avoir conçu le plan le plus bizarre, a trouvé 
dans son talent assez de ressources pour se faire 
pardonner cette bizarrerie calculée, et pour allier 

75 des traits d'une grande élévation à tout ce qui sem- 
blait devoir les exclure. 

Il serait inutile d'essayer de donner une idée de 
cet ouvrage, que l'auteur appelle : Poème sur toute 
hypocrisie (on voit que le cadre est vaste), et qu'il 

80 suppose représenté devant les démons, dont les 
tourments ont cessé pendant quelques heures. Il 
faut absolument le lire pour croire jusqu'où peut 
aller l'imagination humaine. 



120 Lfi CONSKRVATliLR LITTÉKAIRE. 

Après avoir adopté la forme du dialogue pour [89] 
85 les actions qu'il veut représenter, M. Lemercier a 
choisi ses interlocuteurs dans tout ce qui s'est pré- 
senté à son esprit : l'espace, la mer, la honte, etc.; 
et une fois admis, on est forcé de convenir que ces 
personnages, qu'on n'avait jamais songé à faire 
90 parler, disent tout ce qu'ils doivent dire. Leur dis- 
cours est quelquefois trop vrai, et c'est ce qui a 
attiré au poème le reproche de descendre jusqu'au 
trivial. 
Ces dialogues sont joints ensemble par des ar- 
g5 guments en vers où l'auteur montre parfois une 
originalité bien attachante. 

Il est fâcheux que le style de M. Lemercier soit 
comme le Jaire de certains peintres fameux dont 
les tableaux demandent à être vus de loin. Il faut 
100 juger plutôt l'effet d'un morceau que la manière 
dont il est écrit. Ce n'est pas que M. Lemercier 
manque de poésie, il y en a beaucoup dans ses 
idées et même dans ses expressions ; mais la coupe 
de ses vers est généralement sans élégance, et sa 
io5 phrase sans harmonie. Il y a pourtant dans les vers 
du poème singulier que nous examinons, un certain 
charme produit par une richesse de détails si heu- 
reusement choisis, par une élévation de sentiments 
si peu commune, et souvent par des pensées nou- 
iio velles ou exprimées d'une manière si neuve et si 
pittoresque, que la lecture en est plus agréable que 
celle de tels autres vers harmonieux, élégants et 
même poétiques. On croit lire une langue étran- 
gère peu différente de la langue française et à la- 
ii5 quelle on s'habitue facilement. 

Le morceau suivant offre, ce nous semble, le 



.•)• LIVRAISON. — l.ITTERATURK FRANÇAISE. 131 

type original de la manière d'écrire du poète, en 
même temps qu'il présente une opposition tou- 
chante et habilement tracée. La scène est dans 
]•.-. Rome. 

Un long pieu qui suspend des toiles déchirées, (90] 

Est l'abri d'une vieille, humble et simple d'esprit, 
Mais qui, des maux du temps, porte un cœur tout contrit. 
Assise dans un coin, sous des palais superbes, 

1:^5 Pour substanter sa vie, elle vend quelques herbes : 
Fille d'un artisan, qu'a nourri son métier, 
Cette veuve eut deux fils d'un époux ouvrier : 
L'un, pour quelques liards, est mort dans les batailles; 
L'autre, en un hôpital, est mort sans funérailles. 

i3o Seule, âgée, en des murs dévastés par la mort, 
Sa tranquille vertu confie à Dieu son sort : 
Ainsi brille un feu pur dans l'argile grossière. 
Un Manuel des Saints, recueil de la prière. 
D'un latin non compris fit ses plaisirs pieux; 

i35 Mais depuis qu'un long âge a fatigué ses yeux. 
Sa mémoire retrace à ses pensers fidèles 
Les psaumes qu'elle chante, et l'éclat des chapelles. 
L'accent qu'adresse aux cieux sa tremblotante voix. 
N'y monte pas moins haut que l'oremus des rois; 

140 Et dans son rang abject, des hommes oubliée, 
Aux anges du Seigneur elle se sent liée. 
Non loin de cet objet triste et religieux, 
Sous leur tente dressée, en leurs banquets joyeux. 
Des chevaliers buveurs fêtant leur table ronde, 

145 Se vantaient leurs exploits, source des pleurs du monde. 
Alarçon est entre eux, scélérat sans terreur. 
N'adorant d'autre dieu que l'or et l'empereur. 
Et qui, geôlier cruel des captifs de son maître, 
De Rome en sa prison tient aujourd'hui le prêtre : 

i5o Lui seul, dur instrument, mérita qu'autrefois 
Charles-Quint lui remît la garde de François : 



122 I.E CONSERVATHUR LITTERAIRE. 

Tel, veillant sur la proie aux chasseurs assurée, 
Un chien féroce attend sa part de la curée. 

On voit que, dans son style bizarre, M. Lemer- 
i55 cier ne néglige aucun détail, et qu'il sait même 
donner une grâce singulière aux choses les plus 
difficiles à dire en vers. 

D'un latin non compris fit ses plaisirs pieux [94] 

est un vers charmant. Nous en dirons autant de 
160 cette comparaison aussi juste que bien exprimée : 

Ainsi brille un feu pur dans l'argile grossière. 

Nous remarquons cependant, dans ce passage, 
un vers dont l'expression n'est pas juste : 

De Rome en sa prison tient aujourd'hui le prêtre. 

i65 Le prêtre de Rome ne désigne pas plus le souve- 
rain pontife que le prêtre de Paris n'en indiquerait 
l'archevêque ; et cette expression est-elle bien conve- 
nable pour nommer un prince souverain, le chef 
de l'Église chrétienne? 11 est pénible de voir un 

J70 membre de l'Académie française, employer une de 
ces phrases banales qu'il faut laisser à la tourbe 
d'écrivains qui a besoin d'attaquer quelque chose 
de respecté pour attirer les regards. M. Lemercier 
acquerra assez de célébrité par son talent, sans 

175 qu'il lui soit nécessaire de rechercher le scandale 
de l'irréligion. 

Nous avons d'ailleurs vu avec étonnement qu'il 
prenait souvent l'Église et les prêtres pour sujet 
de ses sarcasmes. Son hardi scepticisme attaque 



3' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 123 

i8o même quelquefois les dogmes sacrés, et ses atta- 
ques sont d'autant plus dangereuses, que le vul- 

'' gaire, pour lequel il a cherché à écrire, distingue 
avec peine le vrai du faux, et pourrait se laisser 
entraîner par quelques déclamations déjà vieilles 

i85 en prose, mais rajeunies en vers passablement 
tournés. 

M. Lemercier, dans son poème de fAtlatitiade, 
a voulu créer une théogonie nouvelle que jamais 
poète français n'adoptera. Combien il eût été plus 

190 à désirer, pour sa gloire, qu'il eût employé le temps 

I usé à composer cet ouvrage ridi|cule, à faire pas- [92] 
ser dans la poésie française les beautés de la reli- 
gion chrétienne. 

Au reste, une chose nous a frappés dans notre 

195 âge de lumières, c'est que tous nos hommes de 

j talent sont religieux. M. Lemercier n'est pas, sans 
doute, destiné à faire une exception; il est jeune 

I encore, et, plus tard, il sentira, avec le temps, les 
beautés d'une religion que tout le philosophisme 

200 du dernier siècle n'a pu parvenir à rendre ridicule. 
Puisse-t-il conserver alors le talent de les peindre! 

A. [A bel Hugo.] 



L'ESPRIT DU GRAND CORNEILLE 

Par M. le Comte François de NEUFCHATEAU, de rAcadémic 
française, etc. — De rimprimerie de P. Didot l'aîné. 



[Sans croire qu'une maison acquise compense 
une réputation perdue, nous pensons qu'il est des 
cas où le système des compensations offre quelques 
apparences de vérité. L'on se rappelle peut-être 

5 ces éditions compactes qui excitèrent tant de scan- 
dale, il y a deux ans, et qui, comme tant d'autres 
sottises qu'on devrait laisser pour ce qu'elles sont, 
firent heureusement plus de bruit que de mal. Le 
premier de nos typographes, M. P. Didot, répare, 

lo par sa belle collection des Classiques français, le 
tort causé à la littérature par les incorrectes com- 
pilations de quelques spéculateurs aussi avides 
qu'il est désintéressé. Tous ces petits libraires phi- 
losophes n'eurent pas la consolation d'atteindre le 

i5 but qu'ils se proposaient; ils voulaient dépraver 
la morale publique, ils ne corrompirent que l'art : 
en fait de morale, nous n'avions plus grand chose 
à perdre. M. Didot l'aîné, | au contraire, a poussé 
l'art qu'il honore à sa perfection; sa collection des 

20 Classiques rend son triomphe complet : il a posé 
la borne; nous doutons que ses rivaux, que ses 
successeurs mêmes puissent la franchir. Grâces à 
lui, nos vieux auteurs, parés d'un luxe étranger à 



Un fragment (320-36o) reproduit sans titre dans Littérature 
et philosophie mêlées, I, p. 127. 



3* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 125 

leur siècle, semblent reprendre tout le charme de 

25 la nouveauté; nos chefs-d'œuvre de littérature sont 
devenus des chefs-d'œuvre de typographie; et 
jM. p. Didot, en dressant, pour ainsi dire, un tro- 
phée en l'honneur de nos grands hommes, élève 
un monument à sa propre gloire. 

3o Toutefois, M. Didot n'a pas négligé de s'aider, 
dans cette immense entreprise, des lumières de 
ces gens de lettres à qui la nature a donné le goût, 
et l'étude, l'érudition. Sous ce rapport, nous nous 
plaisons à rendre un tribut d'éloges mérités à 

35 M. le comte François de Neufchâteau, l'un de nos 
académiciens les plus distingués. Depuis longtemps 
étranger aux dissensions politiques qui nous tour- 
mentent, M. François de Neufchâteau se livre à 
d'estimables travaux que son âge et ses infirmités 

40 ne peuvent lui faire abandonner. Presque tousses 
ouvrages sont écrits dans l'intérêt de la jeunesse, 
et l'on voit que son plus grand désir est de rendre 
sa vieillesse utile à l'enfance. Cependant il ne lui 
consacre pas exclusivement sa plume, et l'on doit 

45 à sa coopération à l'entreprise de M. P. Didot, 
plusieurs excellents morceaux de littérature et de 
critique. L'édition de Pascal semblerait aujour- 
d'hui incomplète aux amis des lettres, si elle n'était 
accompagnée de son judicieux Essai sur la langue 

5o et les écrits de cet écrivain célèbre ; et le nombre 
d'observations lumineuses et de faits curieux con- 
tenus dans sa dernière Notice sur Gil-lilas^ la ren- 
dent digne de faire suite à YEssai sur T*ascal. 
Aujourd'hui, pour servir de complément aux (94] 

55 chefs-d'œuvre de Corneille et aux commentaires 
de Voltaire, M. F. de Neufchâteau publie un ou- 



Ï26 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

vrage que son importance et son utilité placeront 
peut-être au-dessus de son Essai sur Pascal et de 
sa V\[otice sur Gil-Blas. 

60 Bien des gens prétendent connaître le grand 
Corneille, et savent seulement qu'on lui doit onze 
• chefs-d'œuvre, et beaucoup d'autres productions 
que l'on croit apprécier suffisamment en les dési- 
gnant sous le nom banal de mauvaises pièces; en 

65 sorte que la multitude relègue vingt et un ouvrages 
de Corneille parmi la foule de nos nouveautés dra- 
matiques, sous prétexte que ce sont aussi de mau- 
vaises pièces. Voilà de nos jugements : comme si 
le génie qui, dans ses écarts, peut être monstrueux 

70 et ridicule, pouvait jamais être médiocre ! M. F, de 
Neufchâteau venge notre grand tragique. Des vingt 
et une pièces de Corneille qu'on ne lit pas, il a ex- 
trait tout ce qui peut être lu, et mis au jour tout ce 
qui doit être admiré. Les gens à petites vues crie- 

75 ront que c'est tirer de lor du fumier; nous en con- 
viendrons; mais, à coup sûr, ce fumier-là vaut 
mieux que celui d'Ennius. On pourra en juger par 
les citations suivantes. 

Nous ouvrons le livre au hasard : voici comment 

80 le grand Corneille, dans Andromède, raconte le 
combat de Phinée et de Persée. 

Aussitôt que Persée a pu voir son rival : 
« Descendons, a-t-il dit, en un combat égal; 
» Quoique j'aie en ma main un entier avantag-e, 
85 » Je ne veu.\ que mon bras; ne prends que ton courage. ►» 
« Prends, prends cet avantage, et j'userai du mien, » 
Dit Phinée; et soudain, sans plus répondre rien. 
Les siens donnent en foule, et leur troupe pressée 
Fait choir Ménale et Glyte aux pieds du grand Persée. 



3* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. \2J 

<>j II s'écrie aussitôt : « Amis, fermez les yeux, [15] 

» Et sauvez vos regards de ce présent des cieux : 

» J'atteste qu'on m'y force, et n'en fais plus d'excuse ! >» 

II découvre, à ces mots, la tête de Méduse. 

Soudain, j'entends des cris qu'on ne peut achever; 
95 J'entends gémir les uns, les autres se sauver; 

J'entends le repentir succéder à l'audace; 

J'entends Phinée enfin qui lui demande grâce. 

« Perfide! il n'est plus temps, lui dit Persée. » Il fuit; 

J'entends comme à grands pas ce vainqueur le poursuit; 
100 Comme il court se venger de qui l'osait surprendre; 

Je l'entends s'éloigner, puis je cesse d'entendre. 

Alors, ouvrant les yeux, par son ordre fermés. 

Je vois tous ces méchants en pierres transformés. 

La Veuve nous présente des vers non moins re- 
io5 marquables dans un genre tout opposé : 

Ne parler point d'amour! Pour moi, je me défie 
Des fantasques raisons de ta philosophie. 
Ce n'est pas là mon jeu. Le joli passe-temps 
D'être auprès d'une dame et causer du beau temps, 

I II) Lui jurer que Paris est toujours plein de fange. 

Qu'un certain parfumeur vend de fort bonne eau d'ange. 
Qu'un cavalier regarde un autre de travers, 
Que dans la comédie on dit d'assez bons vers, 
Qu'Aglante avec Philis dans un mois se marie! 

I ir Change, pauvre abusé, change de batterie, 
Conte ce qui te mène, et ne t'amuse pas 
A perdre innocemment tes discours et tes pas. 

Ces deux exemples prouvent la flexibilité du ta- 
lent de Corneille. Vous admirez dans le premier 
120 toute l'énergie de l'ancien langage, avec plus d'har- 
monie; et dans le second vous retrouvez toute la 



128 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

grâce du vieux style, avec plus d'élégance. C'est 
ainsi que Corneille perfectionnait l'idiome de Marot 
et de Ronsard; voyez aussi comme partout il sait 

125 se rendre maître de la langue qu'il a créée. M. F. de 
Neufchâteau nous indique dans Pulchérie un [96] 
morceau que tous nos poètes admireront, et où 
nos versificateurs ne reprendront rien, ce qui est 
encore plus, aux yeux des critiques du jour, 

i3o Je vous aime, dit l'Impératrice à Léon, non de 
cet amour 

. . . Qui ne concevant que d'aveugles désirs. 
Languit dans les faveurs, et meurt dans les plaisirs. 
Ma passion pour vous généreuse et solide, 
i35 A la vertu pour âme, et la raison pour guide. 
La gloire pour objet, et veut sous votre loi 
Mettre en ce jour illustre et l'univers et moi.... 
L'empire est à donner, et le sénat s'assemble 
Pour choisir une tête à ce grand corps qui tremble. 

140 Mes souhaits, mon crédit, mes amis sont pour vous; 

Mais, à moins que ce rang, plus d'amour, point d'époux. 

Il faut, quelque douceur que cet amour propose. 

Le trône ou la retraite au sang de Théodose; 

Et si par le succès mes desseins sont trahis, 
145 Je m'exile en Judée, auprès d'Athénaïs. 

C'est cette même femme qui dit encore : 

Mon aïeul, dont partout les hauts faits retentissent. 
Voudra bien qu'avec moi ses descendants finissent. 
Que j'en sois la dernière et ferme dignement 
i5o D'un si grand empereur l'auguste monument. 
Qu'on ne prétende point que ma gloire s'expose 
A laisser des Césars du sang de Théodose, 
Qu'ai-je affaire de race à me déshonorer, etc. 



3' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 1 29 

Ne voilà-l-il pas le grand Corneille tout entier? 

j55 Quelle reconnaissance ne devons-nous point au 
littérateur utile et laborieux qui a su nous rendre 
de pareilles beautés! Il a remué ce champ, que nous 
abandonnions comme stérile, et voyez quels trésors 
y étaient enfouis! Croyez vous que | ces vers de [97] 

i6o Suréna que vous ignorez, soient bien inférieurs à 
d'autres vers de Cinna que vous savez par cœur ? 

Le parricide a fait la moitié de nos rois ; 

Un frère pour régner se baigne au sang d'un frère, 

Un fils impatient prévient la mort d'un père, etc. 

i65 Dans la Toison d'or, vous trouvez un mot dont 
la vérité ferait frissonner tous les tyrans. Aète, 
trahi, va jusqu'à soupçonner ses enfants. 

ABSIRTE 

Quoi, seigneur! vous croiriez qu'une action si noire... 

AÈTE 

Je sais ce qu'il faut craindre et non ce qu'il faut croire. 

170 Plus loin, dans une pièce dont vous avez ri sans 
la connaître, le grand homme met devant vos yeux 
l'effroyable majesté d'Attila : 



Punissez, vengez-vous, mais cherchez des bourreaux. 
Et si vous êtes roi, songez que nous le sommes. 

ATTIL.^ 

175 Vous? devant Attila vous n'êtes que deux hommes; 
Et dès qu'il m'aura plu d'abattre votre orgueil. 
Vos tètes pour tomber n'attendront qu'un coup d'œil. 

9 



l3o LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

La fin de Suréna nous semble une des plus tra- 
giques qu'il y ait au théâtre. Palmis, sœur du 
i8o héros, accuse avec amertume Eurydice qu'il aimait, 
et qui est la cause involontaire de sa mort. 

Quoi! vous causez sa perte, et n'avez point de pleurs! 

EURYDICE 

Non, je ne pleure point, Madame; mais je meurs. 1931 

Enfin, dans Tite et Bérénice^ ce pinceau, afïadi 
i85 par de doucereuses amours, reprend ses mâles 
couleurs pour exprimer la violence des haines 
fraternelles : 

La nature en fureur s'abandonne à tout faire, 

Et cinquante ennemis sont moins haïs qu'un frère. 

190 Allez maintenant : prenez l'emphase pour du 
pathétique, alignez des lieux communs bien ou 
mal rimes, et croyez-vous un auteur tragique! Les 
grands mots et les grands gestes ne réussiront pas 
éternellement au théâtre : le goût réprouve tout ce 

195 que la nature désavoue; et le mépris de la mort, 
par exemple, n'est pas toujours ce que nous aimons 
dans une héroïne. La Théodore vierge et martyre 
de Corneille nous semble froide; et son Andro- 
mède^ au contraire, nous intéresse lorsqu'elle 

200 s'écrie en parlant des surprenantes horreurs du 
trépas : 

Que l'on vous conçoit mal, lorsqu'on vous envisage 
Avec un peu d'éloignement ! 

Qu'on vous méprise alors, qu'on vous brave aisément; 
2o5 Mais que la grandeur du courage 

Devient d'un difficile usage 
Lorsqu'on touche au dernier moment! 



3* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l3l 

C'est ainsi que le vieux Théophile avait dit avant 
Corneille : 

210 La crainte de la mort ébranle le plus ferme : 
Il est bien malaisé 
Qu'à l'instant du trépas, et proche de son terme, 
L'esprit soit apaisé. 



Dussions-nous faire sourire de pitié tous nos 
2i5 grands [esprits, nous ne pouvons résister au plaisir [99] 
de citer des vers où Corneille se montre, comme 
nous, puérilement attaché à cette légitimité qui 
n'est plus rien aujourd'hui, comme on sait, que 
pour les têtes faibles : 

220 Un roi, quoique vaincu garde son caractère; 
Aux fidèles sujets sa vue est toujours chère : 
Au moment qu'il parait, les plus grands conquérants, 
Pour vertueux qu'ils soient, ne sont que des tyrans ; 
Et, dans le fond des cœurs, sa présence fait naître 

225 Un mouvement secret qui les rend à leur maître. 

Nous lisons dans la tragédie d'Ulysse, par M. Le- 
brun, représentée en 1814 : 

Tant que de ses vieux rois il reste un rejeton, 
Le peuple, au moindre bruit, se rallie à son nom; 
23o Et d'un règne plus doux concevant l'espérance, 
Il érige en vertu son esprit d'inconstance; 
Lassé d'un même objet, son œil se porte ailleurs. 
Et les rois qu'il n'a pas sont toujours les meilleurs. 

Nous félicitons M. Lebrun de s'être rencontré 

235 avec Corneille pour le fond de l'idée. Ses vers sont 

beaux; cependant ils sont empreints d'un vernis 



l32 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

de ce scepticisme laissé dans les jeunes têtes par 
une révolution qui a ébranlé toutes les croyances, 
tant politiques que religieuses; notre vieux tra- 

240 gique rend sa pensée avec plus de franchise. 

Poussons le courage jusqu'au bout; et après 
avoir montré dans notre poète l'homme monar- 
chique, rendons-le tout à fait ridicule en citant 
quelque chose de ses poésies religieuses. 

245 Ecoutez : c'est Jésus-Christ qui parle à l'homme : 

Que fais-tu de si grand, toi qui n'es que poussière, 

Ou, pour mieux dire, qui n'es rien. 
Quand tu soumets pour moi ton âme un peu moins fière 

A quelque autre vouloir qu'au tien? 
25o Moi. qui suis tout-puissant, moi qui, d'une parole, [lOOJ 

Ai bâti l'un et l'autre pôle, 
Et tiré du néant tout ce qui s'offre aux yeux; 
Moi, dont tout l'univers est l'ouvrage et le temple. 
Pour me soumettre à l'homme et te donner l'exemple, 
255 Je suis bien descendu des cieux. 

(Jmit. de Jésus-Christ.) 

« Rien de plus magnifique et de plus élevé que 
cette strophe », ajoute avec raison M. F. de Neuf- 
château. Que si nos fiers génies spéciaux haussent 
les épaules, nous nous bornerons à leur répondre 
260 par la bouche du même Corneille : 

Trouve â t'humilier, même dans la doctrine. 

En relisant les premières comédies de ce poète, 

nous avons remarqué un portrait (dans l'Illusion 

comique) qui a aujourd'hui tout le mérite de l'à- 

265 propos; on en trouverait aisément les originaux; 



3* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l33 

il est on ne peut mieux placé dans la bouche du 
vieil Alcandre, qui a le don de lire dans l'ave- 
nir : 

Votre fils tout à coup ne fut pas grand seigneur. 

270 II vous prit quelque argent; mais ce petit butin 

A peine lui dura du soir jusqu'au matin; 

Et pour gagner Paris, il vendit par la plaine 

Des brevets à chasser la fièvre et la migraine, 

Dit la bonne aventure, et s'y rendit ainsi. 
275 Là, comme on vit d'esprit, il en vécut aussi : 

Dedans Saint-Innocent il se fit secrétaire; 

Après, montant d'état, il fut clerc de notaire. 

Ennuyé de la plume, il la quitta soudain. 

Et fit danser un singe au faubourg Saint-Germain ; 
280 II se mit sur la rime, et l'essai de sa veine 

Enrichit les chanteurs de la Samaritaine. 

Son style prit après de plus beaux ornements : 

Il se hasarda même à faire des romans. 

Des chansons pour Gauthier, des pointes pour Guillaume. [101] 
285 Depuis, il trafiqua de chapelets, de baume, 

Vendit du Mithridate en maître opérateur. 

Revint dans le palais, et fut solliciteur. 

Enfin, jamais Buscon, Lazarille de Tormes, 

Sayavèdre et Gusman ne prirent tant de formes. 

290 M. le comte François de Neufchâteau, dans son 
zèle pour Corneille et notre littérature, ne s'est pas 
borné à nous rendre toutes les richesses perdues 
dans les vingt et une pièces oubliées du vieux tra- 
gique, il a encore voulu recueillir tout ce que ses 

295 Poésies diverses offraient de plus remarquable. 
C'est un nouveau service pour les lettres françaises 
et une jouissance de plus pour les lecteurs. Ren- 



l34 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

dons hommage au littérateur distingué, qui rend 
lui-même un si bel hommage à Corneille, et cher- 

3oo chons, par quelques citations, à donner encore une 
idée de cette dernière partie de son travail. 

Dans une élégie imprimée en 1664, nous retrou- 
vons avec surprise la sévère énergie de l'auteur 
d'Horace. La France rappelle à Rome les beaux 

3o5 temps de la République : 

Dans ce fameux état, où le Ciel t'avait mis, 
Tu ne demandais plus que de grands ennemis ; 
Et portant ton orgueil sur la terre et sur l'onde, 
Tu bravais le destin des puissances du monde, 

3 10 Et tu faisais marcher, par tes injustes lois, 
Un simple citoyen sur la tête des rois. 
Ton destin ne t'offrait que d'illustres conquêtes, 
Ta foudre ne tombait que sur de grandes têtes, 
El tu montrais en pompe, aux peuples étonnés, 

3i5 Des souverains captifs et des rois enchaînés. 

Nous perdons un temps précieux à chercher des 
formules d'admiration, dont nos lecteurs n'ont 
pas besoin pour apprécier de pareils vers. Hâtons- 
nous plutôt d'en transcrire encore quelques-uns, 

320 qui ne feront pas regret] ter notre prose.] En 1676, [102] 
Thomme que les siècles n'oublieront pas était 
oublié de ses contemporains, lorsque Louis XIV 
fit représenter, à Versailles, plusieurs de ses tra- 
gédies. Ce souvenir du Roi excita la reconnais- 

325 sance du grand homme, la verve de Corneille se 



320-3bo Littérature et philosophie mêlées, I. p. 127. 

320 En 167b, Corneille, l'homme — 325 la veine de Corneille. 



3* LIVRAISON'. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 1 35 

ranima, et le dernier cri de joie du vieillard fut 
peut-être un des plus beaux chants du poète : 

Est-il vrai, grand monarque, et puis-je me vanter 
Que tu prennes plaisir à me ressusciter; 
33o Qu'au bout de quarante ans, Cinna, Pompée, Horace, 
Reviennent à la mode et retrouvent leur place. 
Et que l'heureux brillant de mes jeunes rivaux 
N'ôte point leur vieux lustre à mes premiers travaux? 

Tel Sophocle à cent ans charmait encore Athènes, 
33b Tel bouillonnait encor son vieux sang dans ses veines. 
Diraient-ils à l'envi. lorsque Œdipe aux abois, 
De ses juges pour lui gagna toutes les voix. 
Je n'irai pas si loin, et si mes quinze lustres 
Font encor quelque peine aux modernes illustres, 
340 S'il en est de fâcheux jusqu'à s'en chagriner, 
Je n'aurai pas longtemps à les importuner : 
Quoique je m'en promette, ils n'en ont rien à craindre; 
C'est le dernier éclat d'un feu prêt à s'éteindre : 
Au moment d'expirer il tâche d'éblouir, 
345 Et ne frappe les yeux que pour s'évanouir. 

Ces vers nous ont profondément émus; Cor- 
neille, aigri par l'envie, rebuté par l'indifférence, 
y laisse entrevoir toute la fière mélancolie de sa 
grande âme. Il sentait sa force, et il n'en était que 

35o plus amer pour lui de se voir méconnu. Ce mâle 
génie avait reçu à un haut degré de la nature la 
conscience de lui-même; qu'on juge à quel point 
les attaques réitérées de ses Zoïles durent influer 
sur ses idées pour l'amener à dire avec une sorte 

355 de conviction : 



'à4h Ces vers m'oni U/ujours — ?f2 qu'on jui;c cependant 



l36 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Sed neque Godoeis accédai musa tropoeis, |103| 

Nec Capellanum /as mihi velle sequi*. 

De pareils vers, écrits sérieusement par Cor- 
neille, sont une bien sanglante épigramme contre 

;-!6o son siècle. 

[Nous avons cherché, dans cet article, à donner 
une idée de l'intéressant ouvrage de M. F. de Neuf- 
château ; nous avons multiplié les citations, et nous 
sommes sûrs que personne ne s'en plaindra. Nous 

365 n'avons loué ni l'ordre, ni la clarté, ni les savantes 
recherches, ni les judicieuses critiques qui donnent 
un nouveau prix à tant de beaux vers, jusqu'ici 
ignorés. Le talent connu de M. le comte F. de 
Neufchâteau nous dispensait de tout éloge. Nous 

370 espérons que la Philosophie des poètes, que nous 
promet l'auteur, ne le cédera pas, pour l'im- 
portance et l'utilité, à l'ouvrage curieux que 
nous annonçons. Nous avons été à même d'en 
entendre lire quelques fragments, qui motivent 

375 ce jugement prématuré, peut-être, mais nullement 
hasardé. 

Toutefois, nous croyons devoir dire un mot du 
projet de faire de notre théâtre une école d'histoire, 
que M. F. de Neufchâteau avait soumis à la Comé- 

38o die française, dès 1793. « La Comédie française, 
dit-il, avait reçu nos vues avec enthousiasme. Des 

fi. Nous traduirons ainsi, sans chercher à rendre les pom- 
peuses expressions de l'humilité du grand Corneille : 

Il ne m'est pas donné, sur le double coteau. 

De suivre Chapelain ou d'atteindre Godeau. (C. L.)] 



359 contre son siècle 



3* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l3j 

circonstances trop connues vinrent à la traverse. 
L'auteur de Paméla fut jeté en prison avec tous les 
comédiens suspects de royalisme. Notre plan fut 

385 perdu; il fallut le cacher, de peur qu'on ne le prît 
pour une conspiration. Le hasard l'a fait retrou- 
ver. » Nous I n'osons prendre sur nous de discuter [104] 
un projet sur lequel M. de Neufchâteau s'est trouvé 
d'accord avec l'auteur des Templiers. Nous igno- 

390 rons si ce plan serait praticable; mais nous pen- 
sons que du moins l'intention en est utile; et si ce 
n'est que le rêve d'un homme de talent, c'est aussi 
la chimère d'un homme de bien. 

M. [Victor Hugo.] 



DE L'ÉLOQUENCE POLITIQUE, ET DE SON 
INFLUENCE DANS LES GOUVERNE- 
MENTS POPULAIRES ET REPRÉSENTA- 
TIFS 

Par M. P.-S. LAURENTIE, répétiteur à l'École polytechnique. 
(^Premier article.) 



[Et d'abord, en ouvrant le livre de M. Laurentie, 
étant tombé sur cette définition de Cicéron : l'ora- 
teur, cest r homme de bien habile dans l'art de par- 
ler, j'avoue que je m'arrêtai, tout etitrayé du petit 
5 nombre des élus. 

J'allai chercher dans ma bibliothèque un vieux 
Cicéron, que, depuis mes classes, je n'avais jamais 
ouvert par un reste d'ancienne antipathie; et, pre- 
nant la liste de nos députés, je restai debout, comp- 
lo tant sur mes doigts. 

Et voyant qu'il y avait peu d'espoir de ce côté, 
j'ouvris le livre, afin d'examiner si, dans l'urgence 
du cas, Cicéron ne pouvait pas transiger avec les 
principes, comme vous, Mesdames, comme les 
15 ministres, comme les rois, comme tant de grands 
personnages, comme moi-même, enfin, qui avais 
juré de ne jamais remettre le nez dans un livre 
latin. 



Un fragment (48- 126) dans Littérature et philosophie mêlées, 
sous la date Février 1819, I, p. 108. 



3' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. iSq 

Et ayant lu le livre, je me levai tout joyeux, di- 

20 sant : Il y a des variantes, c'est comme avec Basile. 

Et, en effet, il est bien vrai que Cicéron dit qu'il 

faut être homme de bien pour être orateur, vir 

bonus; mais (écoutez bien ceci, messieurs du parti 

gauche), mais, | dit-il plus loin, je ne défends pas [105Î 

25 les petits mensonges : Sive habeas vere quod nar- 
rare possis, quod tamen est mendatiunculis asper- 
gendum, sivefingas. 

Et si Cicéron ne défend pas les petits menson- 
ges, il est évident qu'il permet les grosses calom- 

3o nies; il ne s'agit, pour prouver cela, que de donner 
le passage à traduire à MM. tels et tels, dont le 
talent est connu, comme, par exemple, M. de Gar- 
rion-Nisas qui prétend que les Troyens étaient des 
peuples pasteurs, parce qu'Horace a dit : Pastor 

35 cum traheret. 

Et ayant trouvé cela, je m'occupai de MM. les 
chevaliers du juste milieu, et j'avoue que j'étais 
bien empêché; car, disais-je, à quoi sert la permis- 
sion de mentir, quand on a perdu le pouvoir de 

40 tromper? On ne croit plus guère aux bals champê- 
tres de Grenoble, et aux conspirations du bord de 
l'eau. 

Et ainsi, disais-je, il faudra que nos hommes à 
arguments solides, à défaut de sentence de Gicé- 

45 ron, se contentent de l'exemple de ces orateurs qui 
ne méprisaient pas les écus du satrape. — Qu'ils 
s'en contentent, disais-je, et d'autre chose.] 
Or, voici que je trouvai, dans Gicéron, ce pas- 



48-126 Littérature et philosophie mêlées, I, p. 108. 
48 L'autre jour je trouvai 



140 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

sage : Et il faut que l'orateur, en toutes circons- 

5o tances, sache prouver le pour et le contre, in otnni 
causa duas contrarias orationes explicare; et, dis-je, 
c'est tout justement ce qu'il faut dans un siècle où 
l'on a découvert deux sortes de consciences, celle 
du cœur et celle de l'estomac. 

55 Et pour ce qui est des mœurs de l'orateur (ce 
que j'en écris ici n'est que pour l'instruction de la 
jeunesse de nos collèges), on connaît la simplicité 
des mœurs antiques. Après qu'Achille et Patrocle 
ont tant pleuré Briséis, Achille, dit M°" Dacier, 

60 conduit vers sa tente la belle Diomède, fille du sage 
Phorbas, et Patrocle s'abandonne au doux som- 
meil entre les bras de | la jeune Iphis, amenée cap- |106| 
tive de Scyros. C'est comme Pétrarque qui, après 
avoir perdu Laure, mourut de douleur à soixante- 

65 dix ans, en laissant un fils et une fille. 

Et à Athènes, où les pères envoyaient leurs fils 
à l'école chez Aspasie; à Athènes, cette ville de la 
politesse et de l'éloquence : Qu'as-tu fait des cent 
écus que t'a valu le soufflet que tu reçus l'autre 

70 jour de Midias, en plein théâtre? criait Eschine à 
Démosthènes. — Eh quoi! Athéniens, vous voulez 
couronner le front qu'il s'écorche lui-même à des- 
sein d'intenter des accusations lucratives aux ci- 
toyens ? — En vérité, ce n'est pas une tête que porte 

75 cet homme sur ses épaules, c'est une ferme. 



52 c'est justemjtil — 55 Voilà pour la conscience de l'oia- 
teur, selon Cicéron, vir bonus dicendi peritus. Pour ce qui est 
de ses mœurs — 58 antiques. Nous n'avons aucune raison 
de croire que les orateurs fissent autrement que les guerriers. 
Après 



3* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. I4I 

Que dirai-je du barreau romain? des honnêtetés 
que se faisaient mutuellement les Scaurus et les 
Catulus en présence de toute la canaille de Rome 
assemblée? On ne m'écoute pas, je suis Cassandre, 
80 criait Sextius. Par respect pour les dames, nous 
ne rapporterons pas la sanglante réplique de Marc- 
Antoine; et au triomphe de César, qui était aussi 
un orateur : Citoyens, cachez vos femmes! chan- 
taient ses propres soldats. Urbani claudite uxores, 
85 moechum calvutn adducimus. 

[Et ici, Monsieur, comme je tiens de mon père 
qu'il n'est jamais trop tôt ni trop tard pour dire 
une chose que nous inspire notre conscience, lors- 
que cette chose peut nous être utile;] 
90 Je saisis cette occasion pour déclarer que je me 
repens bien sincèrement de n'être pas né dans les 
siècles antiques; je compte même écrire contre 
mon siècle un gros livre dont mon libraire vous 
prie, en passant. Monsieur, de vouloir bien lui 
95 prendre quelques petites souscriptions. 

Et en effet, ce devait être un bien beau temps 
que celui où, quand le peuple avait faim, on l'apai- 
sait avec une fable, et une fable longue et plate, 
qui pis est! O temporal ô mores! vont, à leur tour, 
100 s'écrier nos ministres. 

Et où, Monsieur, pourvu que l'on ne fût ni [107] 
borgne, ni bossu, ni boiteux, ni bancal, ni aveu- 
cri e ■ 

Pourvu, d'ailleurs, que l'on ne fût ni trop faible, 



80-81 Sextius. Je ne suis pas assez sûr de n'être jamais lu 
que par des hommes pour rapporter la sanglante — 86-89 5«p- 
primé — 98-99 avec une fable longue et plate, qui pis est! 



142 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

io5 ni trop puissant, ni trop méchant homme, ni trop 
homme de bien ; 

Et surtout, ce qui était de rigueur, pourvu que 
l'on eût la précaution de ne point bâtir sa maison 
sur une butte; 

iio Alors, dis-je, en tant que l'on ne fût point em- 
porté par la lèpre ou par la peste, on pouvait rai- 
sonnablement espérer de mourir tranquillement 
dans son lit; ce qui, à la vérité, n'est guère 
héroïque ; 

1 15 Et où, Monsieur, pour peu que l'on se sentît tant 
soit peu grand homme (comme vous et moi, Mon- 
sieur), c'est-à-dire que l'on eût le noble désir d'être 
utile à la patrie par quelque action vaillante ou 
quelque invention merveilleuse (désir qui, comme 

120 l'on sait, n'engage à rien), alors, Monsieur, il n'y 
avait rien aussi à quoi un honnête citoyen ne pût 
raisonnablement prétendre; qui sait, peut-être 
même à être pendu comme Phocion, ou comme 
Duilius, l'accrocheur de vaisseaux, à être conduit 

125 par la ville avec une flûte et deux lanternes, à peu 
près comme de nos jours l'âne savant. 

[Je demande à M. Laurentie mille pardons de la 
transition. Et, avant tout, pour être juste, nous 
reconnaîtrons dans l'ouvrage de M. Laurentie un 

i3o véritable talent de style, du feu, de la correction, 
del'élégance, une marche périodiqueet nombreuse. 
Tout décèle dans ce jeune auteur une étude pro- 
fonde de Cicéron. D'ailleurs, ce n'est plus un rhé- 
teur qui donne publiquement leçon d'éloquence et 

i35 de tromperie, un sophiste qui vend les moyens 



120 comme on sait. 



3' LIVRAISON. — LITTKRATURB FRANÇAISE. 148 

d'égarer la multitude, un écrivain qui écrit pour 
écrire; c'est un homme probe, instruit, animé de 
nobles intentions, qui consacre ses veilles au bien 
commun, à la gloire de la patj rie : tout se réunit 1108J 

140 pour recommander son ouvrage à l'attention pu- 
blique; et en attendant que dans un article plus 
sérieux nous ayons eu le temps d'examiner si les 
forces de l'auteur étaient égales à la hardiesse de 
son entreprise, nous allons transcrire ici un pas- 

145 sage de son ouvrage, pris au hasard, pour donner 
une idée de sa manière d'écrire. 

Prenons, par exemple, ces deux paragraphes de 
la révolte des légions en Germanie ; le morceau est 
traduit de Tacite, et nous ne pensons pas qu'il 

i5o ait encore été aussi bien traduit, pas même par 
M. Dureau-Delamalle. C'est le moment où Germa- 
nicus renvoie du camp Agrippine et son fils. 

« On vit donc une troupe de femmes sortir du 
camp tout éplorées; l'épouse du général portant 

i55 son fils dans ses bras, et les épouses des amis du 
prince entraînées avec elle, et se livrant ensemble 
aux gémissements et à la douleur. La tristesse 
n'était pas moindre parmi ceux qui restaient au 
camp. Un pareil spectacle, peu digne de la fortune 

160 de Germanicus, et qui ressemblait platôt à l'image 
d'une ville vaincue qu'au camp d'un général vic- 
torieux, les cris et les lamentations frappèrent 
l'oreille et les regards des soldats. Ils sortent de 
leurs tentes. 'D'où partent ces gémissements et ces 

i65 plaintes? Quel est ce spectacle de tristesse? des 
femmes illustres, sans centurions, sans soldats pour 
escorte, sajts aucune distinction, sans aucune suite 
digne de l'épouse d'un général, vont chez les Trêves 



144 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

se livrer à la fidélité d'un peuple étranger !.. . Les 

170 uns se précipitent sur ses pas ; les autres courent 
auprès de Germanicus... Ils tombent à ses pieds 
en suppliants, et avouant que ses reproches sont 
justes. Ils le prient de punir les coupables, d'épar- 
gner ceux qui s étaient laissé égarer, de les mener à 

175 f ennemi; surtout que so7i épouse revînt au camp avec 

le nourrisson des | soldats, et qu'il ne fût pas livré [109] 
comme un otage etitre les mains des Gaulois... Ils se 
répandent ainsi changés, se saisissent des plus sé- 
ditieux et les traînent à Cétronius, chef de la pre- 

180 mière légion, qui rendit ses jugements et décerna 
les peines à chacun de cette manière : Les légions 
étaient assemblées autour de lui : l'épée à la main, 
le tribun faisait monter le coupable sur un lieu 
élevé, et le montrait aux soldats; si leurs acclama- 

i85 tions témoignaient qu'il méritait la mort, il était 

précipité et livré à leur fureur, etc » 

M. Laurentie a enrichi son ouvrage de plusieurs 
harangues traduites des anciens, qui font voir que 
s'il voulait essayer l'entreprise, il serait capable de 

190 nous en rendre dignement les beautés.] 

B. [Victor Hugo.] 



SPECTACLES 



ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE 



OLYMPIE 

Tragédie lyrique en trois actes, paroles de MM. BRIFAUT 
et DIEULAFOY, musique de M. SPONTINI, ballets de 
M. GARDEL. 



A tout prendre, n'aimeriez-vous pas mieux encore 
assister de nos jours, à la représentation d'un opéra 
quelconque, fût-il de M. Bouilly, qu'à celle du plus 
bel ouvrage de Quinault sous Louis XIV? C'est 
5 que vous n'allez à l'Opéra que pour être étourdi et 
ébloui, et, puisqu'il y a nécessité, vous préférez, 
sans balancer, l'admirable musique d'un Salieri ou 
d'un Spontini à la psalmodie monotone de Lulli, 
et la magie de nos décorateurs modernes, à tous 

lo les enchantements de ce grand sorcier Torelli, qui 
fut persécuté pour avoir inventé une machine 
d'opéra, | comme Galilée pour avoir découvert les [110] 
ressorts du monde. Sur ce que les Français appel- 
lent si mal à propos leur premier théâtre, la muse 

i5 française n'est comptée pour rien; au milieu des 
symphonies de l'orchestre et du fracas des chan- 



146 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

gements scéniques, l'oreille se contente de juger 
comment les acteurs chantent, sans que l'esprit 
puisse saisir ce qu'ils disent. Certes, s'il est cruel 

20 pour un auteur de crier dans le désert, il ne l'est 
pas moins de chanter dans le tumulte. Les hommes 
médiocres pourraient seuls se réjouir de n'être pas 
entendus, si les hommes médiocres savaient qu'ils 
le sont. 

25 Parmi les roulades et les coups d'archets, il 
serait impossible d'apprécier un nouveau drame 
lyrique, si l'administration n'avait la sage précau- 
tion de le faire imprimer le jour même de la pre- 
mière représentation. Grâces à cette ressource, on 

3o juge les auteurs; et, après n'avoir pu les entendre, 
on voit du moins si l'on peut les lire. 

La tragédie d'Olympie s'est présentée sur le théâ- 
tre lyrique avec tout ce qui pouvait lui assurer un 
succès indépendant des auteurs. Le prestige des 

35 décors et la richesse des costumes ne laissent rien 
à désirer, grâces aux frais énormes de la mise en 
scène. Les ballets de M. Gardel ont réuni tous les 
suffrages; et si quelques esprits chagrins trouvent 
le poème un peu surchargé de musique, nous ne 

40 nous en plaindrons pas : cette musique est de 
M. Spontini, et c'est ici que l'on peut dire avec 
Voltaire : 

Le superflu, chose si nécessaire! 

Puisque Voltaire nous fournit une transition 

45 naturelle (chose rare dans ce siècle, où l'on passe 

si brusquement d'une antichambre dans un salon 

et d'une écurie dans un carrosse), nous en vien- 



3* LIVRAISON. — SPECTACLES. 147 

drons à MM. Dieulafoy et Brifaut, qui ont su tirer 
un opéra estimable d'une assez mauvaise tragédie 

5o de ce grand homme, ce qui vaut mieux que de faire 
une |rapsodie lyrique d'un chef-d'œuvre tragique, 
comme cela s'est vu de nos jours. Le mauvais goût [lH] 
qui préside à ces travestissements ridicules res- 
semble à ces dieux qui changeaient en bêtes les 

55 beautés fameuses de la fable. 

Si l'auteur de Zaïre eût fait Olympie dans la ma- 
turité de son talent, à cette époque de la vie où le 
cœur ne conserve plus de la jeunesse que les sou- 
venirs qui fécondent le génie, sans doute la cha- 

6o leur de son imagination aurait triomphé de la froi- 
deur du sujet, et nous lui devrions un chef-d'œuvre 
de plus. Mais Voltaire, à soixante-dix ans ', a suc- 
combé sous les obstacles qu'il eût surmontés à 
quarante. Cet homme qui peignit si bien l'amour, 

65 ne s'est point aperçu que l'amour devait fonder 
tout l'intérêt de sa pièce. Loin de nous présenter 
la peinture pathétique de la passion de Gassandre 
et d'Olympie, il n'a songé qu'à Statira déchue, et 
a tracé un tableau philosophique. Il a mis sur la 

70 scène des âmes fortes, sans être averti par la jus- 
tesse de son jugement que si cette hauteur de sen- 
timents est vraie dans Statira, elle est fausse dans 
Olympie. 
Dans l'opéra de MM. Dieulafoy et Brifaut, Sta- 

75 tira est telle qu'elle était dans la tragédie de M. de 
Voltaire, et Olympie à peu près telle qu'elle devait 
être. Certes, une tragédie n'aurait pas été un champ 
trop vaste pour exprimer les tourments de la fille 

1. Olympie fut jouée en 1764. (C. L.) 



148 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

d'Alexandre, qui aime le meurtrier de son père; et 
80 si, dans l'opéra nouveau, cette situation violente 
n'a pas reçu tous les tragiques développements 
dont elle était susceptible, c'est plutôt la faute 
du genre en lui-même que celle des deux auteurs à 
qui l'on doit savoir gré d'avoir évité, en peignant 
85 Olympie passionnée, l'écueil où le plus théâtral de 
nos tragiques avait échoué. 

11 faut les louer également du parti qu'ils ont su 
tirer de tout ce que le style d'Olympie offrait de 
plus remarjquable. Leurs emprunts sont toujours [112] 
90 heureux, et leurs corrections souvent justes. Nous 
préférons pourtant ce vers de Voltaire : 

D'Alexandre au tombeau dévorant les conquêtes, 

(Olymp., act. I, scène l) 

à celui qu'ils ont substitué : 

D'Alexandre au tombeau dévorer l'héritag-e. 

{Olymp., act. I, scène m.) 

95 Pour donner une idée du dialogue de leur opéra, 
nous citerons le passage suivant, extrait de la scène 
où Statira reconnaît sa fille : 

STATIRA 

O vous pour qui j'éprouve un penchant qui m'étonne. 
Vous épousez Gassandre? 

OLYMPIE 

Il m'a sauvé le jour, 
100 II soutint mon enfance, il m'oôre sa couronne : 

Pour prix de sa tendresse et des biens qu'il me donne. 
Ah ! c'est trop peu de mon amour. 



3' LIVRAISON. — SPECTACLES. I49 

STATIRA 

A la mort il vous a ravie? 
En quel temps?... en quel lieu?... 

OLYMPIE 

io5 Dans Babylone en deuil. 

Quand le plus grand des rois y termina sa vie. 

STATIRA 

Eh quoi! votre berceau fut près de son cercueil? etc. 

Ce style n'est pas indigne de la tragédie. On 
trouve encore beaucoup de noblesse et d'éclat dans 
iio ces vers du troisième acte : 

Voilà les enseignes sacrées [113J 

Que laissa dans nos mains le plus grand des mortels. 

Sous ces images révérées, 
Vos destins sont plus sûrs qu'à l'ombre des autels; 
ii5 Oui, sous ces palmes adorées. 

L'honneur tient le serment que l'amour a dicté. 
Pour le guerrier, jaloux de sa mémoire, 
La bannière de la victoire 
Est aussi l'étendard de la fidélité. 

120 Le style de MM. Dieulafoy et Brifaut, pur, élevé, 
harmonieux, n'est cependant pas exempt de quel- 
ques négligences qu'il serait minutieux de relever. 

[Victor Hugo.]* 



* A la table, la signature H. 



l5o LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 



THÉÂTRE FRANÇAIS 



LE MARQUIS DE POMENARS 

Comédie en un acte et en prose. 

Aujourd'hui, si l'on n'est plus assez dupe pour 
lire les écrivains du siècle de Louis XIV, du moins 
lit-on les journaux. Aussi, grâces aux gazettes, 
nous pouvons espérer que tout le monde connaît 
5 le passage des lettres de M"" de Sévigné, sur le- 
quel est fondée la comédie nouvelle. Nous n'ana- 
lyserons donc pas cette pièce. Nous ne discuterons 
pas le mérite ou les défauts d'un plan qui n'est rien 
par lui-même; mais nous blâmerons l'auteur d'avoir 

lo mis sur la scène une anecdote qui, si elle n'était 
voilée avec art, aurait révolté la délicatesse du goût 
français et des mœurs nationales. Il faut laisser au 
Compère Mathieu les plaisanteries sur les malheu- 
reux morts, morte philosophorum. On rira difficile- 

i5 ment d'un homme qui joue, pour ainsi dire, avec 
la corde de son gibet; et que cet homme soit mar- 
quis ou roturier, séducteur aimable ou scélérat 
débauché, ravisseur ou voleur, il n'en sera pas 
moins un triste personnage de comédie. D'ailleurs, 

20 à qui peut-on | s'intéresser dans la pièce nouvelle? [114] 
Sévigné et Pomenars sont deux libertins, M"' d' An- 
gerval est une coquette, Saint-Clair un niais, Mé- 
ridec un pédant; et, en vérité, les seules émotions 



3* LIVRAISON. — SPECTACLES. l5l 

qu'on partage sont celles de ce pauvre Germain, 

25 qui craint de voir son maître pendu. Ne voilà-t-il 
pas une sensation bien théâtrale? On ne saurait 
trop le répéter dans ce siècle : le théâtre est l'école 
des mœurs. Il ne manque au Légataire, pour être 
un chef-d'œuvre, que d'offrir un but moral; et, de 

3o bonne foi, si la gaieté franche et vive, la verve in- 
tarissable, le dialogue vrai et naturel de Regnard 
ne peuvent dissiper l'impression pénible que fait 
éprouver le fond vicieux de sa pièce, hésitera-t-on 
dans le jugement que l'on doit porter sur le ïMaf- 

35 guis de T^omenars, dont certaines scènes agréable- 
ment écrites et quelques traits fins ou naturels ne 
peuvent faire pardonner le sujet défectueux et in- 
convenant. 

Nous avons dit : nous ne prendrons pas sur nous 

40 de nommer l'auteur, qui a mieux fait. Ce serait 
une indiscrétion et peut-être une maladresse; nous 
n'avons été que justes lorsqu'il aurait fallu au 
moins être galants; et c'est ici surtout que le lec- 
teur serait en droit de nous dire, avec l'homme 

45 universel : 

Qui n'est que juste est dur. 

H. [Victor Ilugo.j 



Les Comédiens, comédie en 5 actes et en vers, 
viennent d'obtenir, au second Théâtre, un succès 
mérité sous le rapport du style. Nous reparlerons 
de cette pièce, qui est de M. C. Delavigne, auteur 
des Vêpres siciliennes. 



REVUE LITTÉRAIRE '**'^ 



CONSTANT ET DISCRÈTE 

Poème en quatre Chants, suivi de Poésies diverses, 
par le Comte Ga.spa.rd de PONS. 



On remarque dans ce petit ouvrage cette grâce 
et cette aisance qu'un esprit gai et un cœur ouvert 
donnent au style comme aux manières. On y re- 
marque aussi cette sorte de négligence qui n'est 

5 qu'un aimable défaut dans les écrits comme dans 
le caractère. Cependant, que M. G. de Pons se 
garde un peu de sa facilité; nous craignons que sa 
manière trop inégale ne décèle encore plus l'indul- 
gence de l'auteur pour lui-même, que l'insouciance 

lo du poète : il faut savoir se châtier sans pitié, et 
chez les littérateurs, la négligence n'est pas tou- 
jours de la paresse; nous espérons aussi que ce 
jeune auteur choisira désormais des sujets plus 
piquants que celui de Constant et Discrète, qu'il a 

i5 pourtant su relever par de fort jolis détails. Pres- 
sés par l'abondance des matières, nous regrettons 
de ne pouvoir faire de longues citations; nous ren- 
verrons nos lecteurs au poème lui-même, où il n'est 
pas rare de trouver des traits tels que celui-ci sur 

20 Cassandre : 



l54 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

On écoutait ses prophétiques chants, 
Nul n'y croyait : pas même ses amants; 

OU comme ce dernier, qui est placé dans la bouche 
d'un philosophe et termine le poème : 

25 Pour aujourd'hui, témoins, amis, époux, 

Rions, chantons, dansons, amusons-nous; 
Rien n'est si gai que la noce d'un autre. 

On remarque dans les Poésies diverses des pas- 
sages écrits I d'une manière quelquefois originale [116] 

3o et presque toujours spirituelle. L'Ode sur le Congrès 
d Aix-la-Chapelle^ sans offrir cet entraînement et 
ce désordre qui révèlent le poète lyrique, présente 
cependant deux des qualités principales du genre, 
la sévérité du style et la beauté des sentiments, qui 

35 engendre presque toujours la beauté des idées. 

[Victor Hugo.]* 



LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 

Satire, par M. Ed. CORBIÈRE. 

A la manière de nos auteurs célèbres, qui tous 

ont pris pour modèle quelque grand écrivain de 

l'antiquité, M. Ed. Corbière choisit son guide 

parmi ses anciens; il est facile de reconnaître aux 

40 moindres traits de son pinceau le peintre dont il 



* A la table, l'initiale V. 



3* LIVRAISON. — REVUE LITTÉRAIRE. 1 55 

se plaît à retracer les tableaux. Pénétré du même 
esprit, formé à la même école, l'élève décèle à cha- 
que pas le maître : même délicatesse d'expression, 
même entraînement, même urbanité; enfin, M. Ed. 

45 Corbière rappelle le père Duchesne tout entier. 
Le père Duchesne n'était toutefois qu'un prosa- 
teur de mérite; M. Ed. Corbière est quelque chose 
de mieux ou de pis, il est poète. Le premier de ces 
deux écrivains est suffisamment connu; le lecteur 

5o va juger le second dans la citation suivante : 

En vain ' ta verve orientale 

Fait rouler dans nos cœurs des torrents de morale : 
Pour prix de la ferveur de tes brûlants écrits. 
On t'abreuve à la fois de boue et de mépris. 
55 11 n'est pas d'écolier qui jouant dans la rue. 
En courant sur tes pas aussitôt ne te hue, 
Ou ne fasse jaillir sur ton front éventé 
L'ordure qu'il arrache à son soulier crotté, etc. 

Nous prierons seulement M. Ed. Corbière, d'ob- [117] 
60 server qu'un écrivain, doué comme lui de quelque 
talent, méritait de sa part un peu plus d'indul- 
gence. Les hommes de génie, pas plus que les 
loups, ne doivent se manger entre eux. 
Après ce coup sanglant, le fouet vengeur du sa- 
65 tirique ne se repose pas dans sa main, il déchire à 
la fois, et sans exception, tous les écrivains roya- 
listes, et par contre-coup frappe droit au visage 
MM. Guizot, Villemain, de Serre, et voire même 



ï. Ces vers sont vomis contre un illustre pair, dont nous 
rougirions de mêler le nom à d'aussi dégoûtantes déclama- 
tions. (C. L.) 



l36 LK CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

M. Pasquier. Enfin, la libérale indignation de 
70 Al. Ed. Corbière s'exerce impitoyablement sur tout 
ce que la France possède de plus éminent, j'allais 
ajouter et de plus respectable, si le souvenir de nos 
doctrinaires et de nos ministres outragés n'eût 
arrêté ma plume. 
75 L'auteur diî plus bas : 

Mais par malheur pour moi, ma rudesse bretonne 
Mêle trop de franchise aux vers qu'elle assaisonne : 
Aussi me verra-t-on gueux, mais avec fierté, 
En défiant la faim, mourir de probité. 

80 On dit bien mourir de honte; mais nous doutons 
qu'on puisse dire mourir de probité. En tout cas, 
nous conseillons à M. Ed. Corbière de rejeter cette 
locution, comme aussi ce parti trop extrême. 
M. Ed. Corbière doit être encore plus fier qu'il 

85 n'est sûr de vivre du beau talent qu'annoncent ces 
vers si bien assaisonnés par sa rudesse. 

M. Ed. Corbière, dans une préface faite tout ex- 
près, pousse le courage de la modestie jusqu'à sup- 
plier le bénévole lecteur de ne pas le confondre 

90 avec M. le député Corbière. Cette précaution nous 
paraît au moins inutile; le moyen de penser, en 
effet, qu'il existe une assez lourde tête pour ne pas 
distinguer de prime abord deux hommes si essen- 
tiellement différents, dont toute la parité ne repose 

95 que sur une malheureuse conformité de nom : car 
du talent | éminent et des saines opinions du poète [118] 
à l'imperceptible nullité littéraire et politique du 
député, 

La distance est cent fois plus grande à mon avis 
100 Que du pôle antarctique au détroit de Davis. 



3' LIVRAISON. — REVUE LITTÉRAIRE. ibj 

La Satire du dix-neuvième siècle a eu peu de lec- 
teurs à Paris; nous supposons qu'en revanche elle 
a mérité à son auteur l'approbation bien flatteuse 
d'une certaine classe des Bas-Bretons de Brest, ses 
io5 compatriotes, libéraux-philosophes qui viennent 
de donner tout récemment une si bonne leçon de 
tolérantisme aux apôtres du scandale. F.* 



LE DIX-NEUVIEME SIECLE 

Épître à M. le Comte FERRAND, pair de France, 
par M. ROSSET (Genève). 



Voici du moins un honnête homme qui parle, et 
dans ce siècle de raison, un honnête homme est 

no presque aussi rare qu'un bon auteur. Nous som- 
mes fâchés de ne pouvoir donner ce dernier titre 
à M. Rosset, dont nous partageons les opinions et 
honorons le caractère. Le style de M. Rosset est 
faible, son ouvrage est médiocre, et nous n'aurons 

n5 pas la cruauté de citer un vers de Boileau qui le 
condamne. Nous tâcherons, au contraire, d'adoucir 
la sévère franchise de notre critique, en citant ce 
que l'Épître de M. Rosset nous a offert de plus re- 
marquable : 

I20 Hélas, de toutes parts les aveugles mortels 

De l'erreur et du crime encensent les autels : 



* L'initiale figure à la table seulement. 



l58 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

L'odieux novateur, d'une main téméraire. 
Porte de tous côtés sa torche incendiaire; 
D'un bras audacieux il déchire à la fois 
125 Et le voile du temple et le manteau des rois. 

Voici comment l'auteur traite nos jeunes rado- 
teurs qui n'étaient hier que des rhétoriciens, et se 
donnent aujourd'hui bien de la peine pour paraître 
des rhéteurs. 

i3o Ennemis du travail, amoureux du plaisir. 

Ils ont tout effleuré, sans rien approfondir. 

Nous avons aujourd'hui le rare privilège [119] 

D'être des gens parfaits au sortir du collège; 

Aisément on se place au rang des beaux esprits, 
i35 Bientôt on saura tout sans avoir rien appris. 

11 est malheureux que l'Epître de M. Rosset ne 
soit pas aussi digne sous le rapport littéraire que 
sous le rapport moral du noble pair à qui elle est 
adressée. La Satire du dix-neuvième siècle est en- 

140 core à faire; M. Rosset est un satirique à l'eau de 
rose; M. Ed. Corbière n'a trempé ses pinceaux que 
dans la boue. Qui saisira le fouet sanglant de Gil- 
bert? Il s'agit de tendre l'arc de Nemrod : où est 
l'athlète? Espérons qu'il se présentera, quoique ces 

145 vers de M. Rosset ne soient que trop vrais : 

Si parfois un jeune homme, épris d'un beau délire, 

Ose monter Pégase et manier la lyre, 

D'un insolent mépris on accueille ses vers, 

Et ses nobles transports passent pour un travers. 

[Victor Hugo.]* 



* A la table, l'initiale V. 



3* LIVRAISON. — REVUE LITTÉRAIRE. l59 

L'ABUS DES MOTS 

Satire, par M. M***. 



i5o Un de ces redresseurs de torts, qui voient des 
abus partout, qui en verraient dans les moulins à 
vent, comme ils en trouvent dans les chaumières 
abattues, vient de descendre en lice pour combat- 
tre; c'est contre l'abus des mots que M. M*** pré- 

i55 tend rompre une lance. M. M*** se présente en 
champ clos sous la visière de l'anonyme. Ce vail- 
lant champion de la liberté, paré des couleurs de 
la dame de ses pensées, avant de porter le premier 
coup, donne le salut d'honneur à M. B. G. 

i6o Les mots sont complaisants, a dit un orateur, etc. 

De l'éloge du célèbre publiciste, M. iM*** passe 

tout naturellement à la critique de nos hommes 

d'état, il les reprend vertement de leur manque 

absolu de franchise, de leur mépris pour la religion 

i65 du serment, et les avertit, avec une indépendance 

d'expression remarquable, que leurs jon|gleries ne |120| 
font plus de dupes. Le siècle est éclairé, dit-il, et 
tous les raffinements d'une diplomatie machiavé- 
lique, 

170 Ne semblent à ses yeux qu'un Code de brigands. 

On se doute bien, sans que nous le disions, que 
M. M*** ne manque pas de tirer sur les royalistes ; 
il est tout naturel qu'une satire, aussi dénuée de 



l6o LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

poésie qu'abondamment pourvue de calomnies et 
175 d'injures, soit particulièrement dirigée contre les 

hommes qui joignent à la noblesse du caractère 

les distinctions du talent. 
Du moins en se prostituant ainsi au mensonge 

et à la calomnie, M. M*** devrait bien nous donner 
180 quelque chose de neuf; il l'a essayé vainement : 

son ouvrage, considéré sous le rapport littéraire, 

ne fait qu'ajouter l'ennui au dégoût qu'inspire la 

diatribe de l'homme de parti. 
Où trouver des vers aussi faibles que ceux-ci ? 

i85 Ainsi l'on voit, parfois, sur les bancs des galères 
L'honnête homme conduit par un injuste arrêt, 
Oblig-é de traîner l'humiliant boulet 
Avec le scélérat qu'un même fer enchaîne. 

En voici d'autres, où la langue n'est pas plus 
190 respectée que le goût : 

Observant les défauts du romain alphabet. 

Soleil 

Cache ce pur flambeau qui déchire nos yeux. 
Où le siècle était préi d'accomplir dix-sept ans. 

195 M. M***, dont la satire n'est qu'un long abus de 
mots, auquel pourtant il fait une si rude guerre, en 
voudrait-il aussi aux règles de la grammaire? 

Et de peur de l'abus proscrirait-il l'usage? 

F. 



QUATRIEME LIVRAISON 

(Janvier 1820.) 



POÉSIE '"*' 



CACUS . 

(Extrait d'une traduction inédite de VÉnéide) 

Jam primum saxis suspensam hanc adspicc rupem. etc^ 
(Liv. VIII.; 

Vois sur ce mont désert ces rochers entassés. 
Vois ces blocs suspendus, ces débris dispersés ; 
Là, dans un antre immense, au jour inaccessible, 
Vivait l'affreux Cacus, noir géant, monstre horrible. 
5 A ses portes pendaient des crânes entr'ouverts, 
Pâles, souillés de sang, et de fange couverts. 
Ses meurtres chaque jour faisaient fumer la terre. 
De ce monstre hideux Vulcain était le père ; 
Sa gorge vomissait des tourbillons de feux, 
10 Et son énorme masse épouvantait nos yeux. 

Enfin, comblant nos voeux et vengeant ses victimes. 
De ce géant farouche un dieu punit les crimes. 
Heureux et fier vainqueur du triple Géryon, 
Arriva sur nos bords le fils d'Amphytrion ; 
i5 Ses taureaux, bondissant dans de vastes prairies. 
Erraient en liberté sur ces rives fleuries. 



Réimprimé dans Victor Hugo raconté {R). Quelques variantes 
aussi dans l'édition G. Simon, d'après le manuscrit {^f). 

i3-i4 iR Sur nos bords arriva le fils d'Amphytrion | L'heu- 
reux et fier vainqueur 



104 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Gacus, que rien n'étonne et qui veut tout oser, 
Au courroux du héros craint peu de s'exposer; 
Il dérobe à la fois, par d'obscurs artifices, 
20 Quatre'taureaux fougueux, quatre ardentes génisses. 
Tremblant de voir leurs pas déceler ses larcins, 
De leur superbe queue il saisit les longs crins, 
Il les traîne en arrière, espérant que peut-être 
Leur trace déguisée abusera leur maître. 

25 Mais Hercule s'apprête à quitter ces beaux lieux. 

Ses taureaux font mugir les bois de leurs adieux, 

Et fuyant pour jamais ces fertiles campagnes. 

De leurs regrets plaintifs remplissent les montagnes. 

Soudain trompant l'espoir du monstre qui frémit, [*22] 

3o Du vaste sein de l'antre un des taureaux gémit. 

Le fiel de la fureur bouillonne au cœur d'Alcide; 

Terrible, il court, il prend sa massue homicide : 

Pour la première fois on vit Gacus trembler. 

Son front hideux pâlir et ses yeux se troubler. 
35 Hercule, au haut du mont, s'élance plein de rage. 

Gacus l'évite, et fuit vers son antre sauvage. 

Aussi prompt que le vent, redoutant le trépas, 

Il s'échappe; la peur précipite ses pas. 

Ce noir géant détache une roche pesante 
40 Dont Vulcain suspendit la masse menaçante ; 



21 R De peur de voir leurs pas — M Mais tremblant que 
leurs pas ne prouvent — 22 R Et les traîne — M Les entraîne 
— 25 R, M Hercule s'apprêtait à — 27 7? Et laissant — 32 R, M 
il court, saisit sa massue — 38 M II vole, il court, la peur — 
M donne encore cette variante en note : 

Au haut de l'Aventin soudain il a volé 

Et vers son antre obscur poursuit Cacus troublé; 

Son pied du pied qui fuit presse et remplit l'empreinte; 

Alors le monstre apprend à connaître la crainte ; 

Aussi prompt que le vent, redoutant le trépas, 

Il s'échappe; la peur précipite ses pas, 

39 R, M Le noir géant 



4* LIVRAISON. — POÉSIE. l65 

Sa main brise le fer, rompt les chaînes d'airain, 
Et le roc en tombant ferme le souterrain. 
Mais Hercule le voit : il court, frémit de rag-e. 
Et de ses yeux errants cherche au loin un passage. 
En vain de la caverne il tente d'approcher ; 
Trois fois son bras robuste ébranle le rocher; 
Trois fois, d'un pas rapide, il parcourt la montagne, 
Et trois fois fatigué s'assied dans la campagne. 

Un roc, triste séjour des sinistres oiseaux. 

S'inclinait vers la gauche et menaçait les eaux. 

Et ses flancs escarpés et sa cime orgueilleuse 

Couvraient de l'antre obscur la voûte ténébreuse; 

Pour le déraciner rassemblant ses efforts. 

Le dieu sur son bras droit penche son vaste corps, 

Pèse, l'ébranlé enfin; la masse qui s'écroule 

Dans la plaine à grand bruit tombe, bondit et roule. 

D'un fracas prolongé l'air au loin retentit, 

Dans les flots écumants la rive s'engloutit. 

Le fleuve épouvanté recule... L'antre sombre 

Par les feux du soleil voit dissiper son ombre. 

Si la terre brisait ses vieux flancs entr'ouverts, 

Tels s'offriraient à nous les ténébreux enfers, 

Le gouffre craint des dieux, et les pâles fantômes, 

Tremblant de voir le jour dans ces tristes royaumes. 

Le géant dans son antre, en hurlant de terreur. 

Loin du jour ennemi se roule avec fureur; 

Mais Alcide le presse, et d'un bras implacable ^[123] 

D'arbres et de rochers à la fois il l'accable. 

Cacus, n'espérant plus échapper au danger. 

Par un dernier effort veut du moins se venger. 

O prodige ! sa gorge, en sa caverne obscure. 

Vomit en tourbillons une fumée impure; 



&4 R, M dans ces mornes royaumes 



l66 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Le monstre, avec ses feux, souffle une affreuse nuit. 
Et se cache aux regards du dieu qui le poursuit. 

75 Parmi des flots épais et de flamme et de soufre, 
Alcide impatient se plonge au sein du gouffre; 
Et, malgré son courroux, malgré ses feux vaincus. 
Dans ses bras vigoureux saisit le noir Gacus, 
L'étreint, et fier de voir sa vengeance assouvie, 

80 Arrête dans sa gorge et son sang et sa vie. 

Le dieu brise le seuil de ce fatal séjour; 
Les larcins de Gacus se découvrent au jour. 
Le peuple, par les pieds, traîne son corps difforme; 
De ses membres hideux il contemple la forme, 
85 II voit ses yeux sanglants, ses flancs noirs et velus. 
Et ses feux expirants, qu'il ne redoute plus. 

V. d'Auverney [Victor Hugo]. 



84-86 R Et contemple effaré cette hideuse forme, | Ces yeux 
rouges de sang, ces flancs noirs et velus | Et ces feux expi- 
rants — M donne la date : Du 22 février au 3 mars 1817. 



PROSE 



DU GÉNIE 

Toute passion est éloquente; tout homme per- 
suadé persuade; pour arracher des pleurs, il faut 
pleurer : l'enthousiasme est contagieux, a-t-on dit. 
Prenez une femme et arrachez-lui son enfant; 
5 rassemblez tous les rhéteurs de la terre, et vous 
pourrez dire : à la mort, et allons dîner; écoutez la 
mère; d'où vient qu'elle a trouvé des cris, des 
pleurs qui vous ont attendri, et que la sentence 
vous est tombée des mains? On a parlé comme 

lo d'une chose étonnante de l'éloquence de Gicéron 
et de la | clémence de César; si Gicéron eût été le [124] 
père de Ligarius, qu'en eût-on dit? Il n'y avait rien 
là que de simple. 
Et en effet, il est un langage qui ne trompe point, 

i5 que tous les hommes entendent, et qui a été donné 
à tous les hommes : c'est celui des grandes passions 
comme des grands événements, stint lacrymœ re- 
rum\ il est des moments où toutes les âmes se 
comprennent, où Israël se lève tout comme un 

20 seul homme. 



Littéraluî-c et Philosophie mêlées. 1, p. i8G. Presque sans chan- 
g'ement. 



l68 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Qu'est-ce que l'éloquence ? dit Démosthènes. 
L'action, l'action, et puis encore l'action; mais 
en morale comme en physique, pour imprimer 
du mouvement, il faut en posséder soi-même. 

25 Gomment se communique-t-il? Ceci vient de plus 
haut ; qu'il vous suffise que les choses se passent 
ainsi : voulez-vous émouvoir, soyez ému, pleurez, 
vous tirerez des pleurs; c'est un cercle où tout vous 
ramène et d'où vous ne pouvez sortir. Et en effet, 

3o je vous le demande, à quoi nous eût servi le don 
de nous communiquer nos idées, si, comme à Gas- 
sandre, il nous eût été refusé la faculté de nous faire 
croire. Quel fut le plus beau moment de l'orateur 
romain -> Gelui où les tribuns du peuple lui inter- 

3b disaient la parole. Romains, sécria-t-il, je jure 
que j'ai sauvé la république; et tout le peuple se 
leva, criant : Nous jurons qu'il a dit la vérité. 

Et ce que nous venons de dire de l'éloquence, 
nous le dirons de tous les arts, car tous les arts ne 

40 sont que la même langue différemment parlée; et 

en effet, qu'est-ce que nos idées? Des sensations, 

et des sensations comparées. Qu'est-ce que les arts, 

sinon les diverses manières d'exprimer nos idées? 

Rousseau, s'examinant soi-même et se confron- 

45 tant avec ce modèle idéal que tous les hommes 
portent gravé dans leur | conscience, traça un [125] 
plan d'éducation par lequel il garantissait son élève 
de tous ses vices, mais en même temps de toutes 
ses vertus. Le grand homme ne s'aperçut pas qu'en 

5o donnant à son Emile ce qui lui manquait, il lui 
ôtait ce qu'il possédait lui-même. Et en effet cet 
homme, élevé au milieu du rire et de la joie, serait 
comme un athlète élevé loin des combats ; pour être 



4' LIVRAISON. — PROSE. 169 

un Hercule, il faut avoir étouffé les serpents dès le 

55 berceau. Tu veux lui épargner la lutte des passions, 
mais est-ce donc vivre que d'avoir évité la vie? 
Qu'est-ce qu'exister? dit Locke. C'est sentir. Les 
grands hommes sont ceux qui ont beaucoup senti, 
beaucoup vécu, et souvent, en quelques années, 

60 on a vécu bien des vies. Qu'on ne s'y trompe pas, 
les haut sapins ne croissent que dans la région des 
orages; Athènes, ville du tumulte, eut mille grands 
hommes; Sparte, ville de l'ordre, n'en eut qu'un, 
Lycurgue; et Lycurgue était né avant ses lois. 

65 Aussi voyons-nous la plupart des grands hommes 
apparaître au milieu des grandes fermentations 
populaires : Homère, au milieu des siècles héroï- 
ques de la Grèce; Virgile, sous le triumvirat; Os- 
sian, sur les débris de sa patrie et de ses dieux; le 

70 Dante, l'Arioste, le Tasse, au milieu des convul 
sions renaissantes de l'Italie; Corneille et Racine, 
au siècle de la Fronde; et enfin Milton entonnant 
la première révolte au pied de l'échafaud sanglant 
de White-Hall. 

75 Et si nous examinons quel fut en particulier le 
destin de ces grands hommes, nous les voyons 
tous tourmentés par une vie agitée et misérable; 
Camoëns fend les mers, son poème à la main; 
d'Ercilla écrit ses vers sur des peaux de bêtes dans 

«o les forêts du Mexique; ceux-là que les souffrances 
du corps ne distraient pas des souffrances de l'âme, 
traînent une vie orageuse, dévorés par une irrita- 
bilité de ca|ractère qui les rend à charge à eux- [126] 
mêmes et à ce qui les entoure : heureux ceux qui 



84 et à ceux qui les entourent 



170 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

85 ne meurent pas, avant le temps, consumés par 
l'activité de leur propre génie, comme Pascal; de 
douleur, comme Molière et Racine ; ou vaincus 
par les terreurs de leur propre imagination, comme 
ce Tasse infortuné. 
90 Admettant donc ce principe reconnu de toute 
l'antiquité, que les grandes passions font les grands 
hommes, nous reconnaîtrons en même temps que 
de même qu'il y a des passions plus ou moins 
fortes, de même il existe divers degrés de génie. 
95 Et examinant maintenant quelles sont les choses 
les plus capables d'exciter la violence de nos pas- 
sions, c'est-à-dire de nos désirs, qui ne sont eux- 
mêmes que des volontés plus ou moins pronon- 
cées, jusqu'à cette volonté ferme et constante par 

100 laquelle on désire une chose de toute sa vie, tout 
ou rien, comme César, levier terrible par lequel 
l'homme se brise lui-même ; 

Nous tomberons d'accord que s'il existe une 
chose capable d'exciter une volonté pareille dans 

io5 une âme noble et ferme, ce doit être sans contredit 
ce qu'il y a de plus grand parmi les hommes. 

Or, jetant maintenant les yeux autour de nous, 
considérons s'il est une chose à laquelle cette dé- 
nomination sublime ait été justement attribuée par 

110 le consentement unanime de tous les temps et de 
tous les peuples. 

Et nous voici, jeunes gens, arrivés en peu de 
paroles à cette vérité ravissante devant laquelle 
toute la philosophie antique et le grand Platon 

ii5 lui-même avaient reculé : que le Génie, c'est la 
Vertu. E. [Victor Hugo.] 



LITTÉRATURE FRANÇAISE ^*"î 



LA JÉRUSALEM DÉLIVRÉE 

Traduite en vers français par M. BAOUR-LORMIAN, 
de l'Académie française. 

(Deuxième et dernier article.) 

Nous avons fait connaître notre opinion sur le 
nouvel ouvrage de M. Baour-Lormian, que nous 
considérons plutôt comme une imitationque comme 
une traduction. 
5 Ce serait peut-être ici le cas d'examiner pour- 
quoi l'on n'exige de fidélité dans les traductions en 
vers, que pour celles d'un ouvrage de l'antiquité. 
On ne fait pas grâce au poète, qui traduit une lan- 
gue morte, d'un mot oublié, d'une expression mal 
lo rendue, et le traducteur d'une langue vivante peut 
non seulement se dispenser de rendre un vers dif- 
ficile, mais encore omettre un passage entier; il 
semble que, plus les difficultés augmentent, plus 
on aime à se montrer rigoureux. C'est une contra- 
is diction que nous ne savons comment expliquer. 
Nous avons prouvé que M. Baour s'était permis, 
envers ceux qui ont traduit le Tasse avant lui, 
quelques-uns de ces petits emprunts, qu'en des 
temps moins polis on nommerait des plagiats. Nous 



172 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

20 n'avons pas dissimulé les parties faibles du talent 
de M. Baour. Notre critique a été sévère, et nous 
avons traité le poète d'autant plus rigoureusement 
qu'il jouit d'une plus grande réputation. Nous 
allons continuer l'examen de son travail, et, plus 

25 heureux sans doute, | nous n'aurons que des éloges [128] 
à lui donner. Toutefois, et pour être justes, que 
M. Baour nous permette de lui signaler les vers 
suivants : 

T. I. p. 137 : 

Les prêtres du Seigneur, qu'un zèle saint enflamme, 
3o Chantent pour le repos et la paix de son âme. 

T. II, p. 29 : 

En son appartement, 
L'amoureuse Herminie entre languissamment. 

Ces vers ne sont que prosaïques, en voici de ri- 
dicules : 

T. II, p. 283 : 

35 Et déjà leur vengeance exhausse des collines 
De morts et de blessés et de vastes ruines, 
Et sur le mur détruit l'un et l'autre à l'instant 
De corps amoncelés dresse un mur palpitant. 

Ibid., p. 325 : 
L'enchanteur lui remet une mèche allumée. 

Ibid., p. 72 : 

40 (Tancrède) se redresse effrayant. 

Rugit, et de ses yeux le courroux flamboyant 
Dévore son rival à travers la visière. 



4" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 178 

Il y en a beaucoup d'autres de cette force, que 
nous ne citons pas, persuadés qu'ils ne pourront 
45 échapper au goût exercé de M. Baour : nous ai- 
mons mieux le féliciter sur ces quatre jolis vers qui 
terminent la description des îles fortunées, et qui 
sont bien à lui, puisque l'idée ne s'en trouve pas 
dans le Tasse : 

5o Les zéphirs, amoureux de ces rives fleuries, 
Folâtrent sur les eaux, caressent les prairies, 
Et balancent dans l'or des nuages flottants 
Le char voluptueux où s'assied le Printemps. 

M. Baour est quelquefois heureux dans ses des- 
55 criptions; il a peint avec beaucoup d'éclat le trône 
et la cour du calife, et c'est avec poésie qu'il a rendu 
des détails bien difficiles : 

Par cent degrés d'ivoire, à son trône on arrive; 

Le faste oriental sur ses pompeux habits (1291 

60 Éclate, et, sous un dais enflammé de rubis. 

Le monarque à ses pieds foule un tapis superbe 

Où l'or pur et l'argent s'entrelacent en gerbe. 

Un lin, par sa blancheur de la neige rival, 

Enveloppe en turban son front impérial. 
65 Une barbe à longs flots descend sur sa poitrine, 

Son seul aspect révèle une illustre origine ; 

Les ans n'ont pas éteint les éclairs de ses yeux. 

Digne du rang sacré qu'il tient de ses aïeux, 

Sa main porte le sceptre, et dans ses traits respire 
70 La double majesté de l'âge et de l'empire. 

Ministres du calife et de ses volontés, 

Deux satrapes debout s'offrent à ses côtés : 

Ils partagent l'éclat de la grandeur royale ; 

Égaux en dignité, leur puissance est égale. 



174 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

75 L'un porte dans sa main le glaive de la loi ; 

L'autre tient un sceau d'or, marque de son emploi; 

L'un, des secrets du trône heureux dépositaire. 

Pèse tous les délits dans sa balance austère ; 

L'autre règle des camps le nombre et l'appareil, 
80 En nomme tous les chefs, préside leur conseil. 

Ne rend compte qu'à lui des trésors qu'il dispense. 

Et, ministre absolu, punit et récompense. 

Mille Circassiens, d'un courage éprouvé, 

Veillent autour du trône avec pompe élevé. 
85 C'est là que sur un siège et de pourpre et de soie. 

Le calife rayonne, et d'un oeil plein de joie 

Voit en ordre marcher tous les corps principaux 

Qui devant lui passaient, inclinant leurs drapeaux. 

Ces deux derniers ne terminent pas heureuse- 
90 ment ce tableau; nous préférons bien ceux de Clé- 
ment, dont nous citerons le passage entier, pour 
faire connaître sa manière d'imiter le Tasse : 

Là, sous un dais superbe, élevé {le calife) sur un trône. 
L'œil à peine soutient l'éclat qui l'environne; 
95 Le faste oriental brille en ses vêtements. fl30] 

Son front luit, couronné de mille diamants', 
Ses pieds foulent la soie et la pourpre éclatante. 
Le sceptre de la guerre est dans sa main puissante; 
Tout respire en ses traits l'audace, la fierté, 
100 La majesté de l'âge et de l'autorité. 

Son regard dominait ses phalanges guerrières 

Qui sous ses yeux passaient, abaissant leurs bannières. Etc. 

On voit que si Clément l'emporte par la rapi- 
dité, M. Baour a vaincu de plus grandes difficultés 
io5 en restant fidèle à son auteur. 

I. Gilbert avait dit avant Clément : 

Son front luit étoile de mille diamants. (C. L.) 



4' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 1/5 

Nous ne choisissons pas, pour donner une idée 
du travail de M. Baour, une de ces scènes drama- 
tiques que le Tasse a disposées avec tant de talent 
dans sa belle épopée. Un pareil genre de beauté 
était facile à faire passer dans la poésie française, 
qui se plie bien aux formes du discours, comme 
l'ont prouvé tous nos grands tragiques. 

Il est d'autres difficultés qui ont privé peut-être, 
jusqu'à présent, la littérature française d'un poème 
épique; et l'une des principales, selon nous, c'est 
le scrupule de nos poètes, même les plus célèbres, 
à se servir du mot propre, lorsqu'il n'a pas encore 
été employé. Notre poésie a perdu en vérité ce 
qu'elle a gagné en noblesse. La nécessité d'éten- 
dre en une périphrase ce qu'on aurait pu dire d'un 
seul mot empêche une narration d'être rapide et 
animée; et pour une seule tournure ingénieuse 
et précise combien n'en rencontrons-nous pas qui 
indiquent à peine ce que l'auteur a voulu dire, 
surtout lorsqu'il a dû raconter une scène de la vie 
commune! Cette obscurité | rend la lecture de nos [13iJ 
poèmes modernes fatigante et fastidieuse, et n'est 
pas une des moindres causes du dégoût qu'inspire 
aujourd'hui le genre descriptif. 

Déjà, dans la Pétréide, Thomas avait eu l'heu- 
reuse hardiesse d'ennoblir, dans ses vers, des 
expressions qu'un poète vulgaire eût dédaignées 
comme triviales. Sachons gré à M. Baour de n'avoir 
point cherché à éluder cette difficulté, qui n'en est 
réellement une que pour un versificateur sans 
talent. 

La description du 'Bélier, tracée avec vérité et 
élégance, prouve que la langue poétique n'a pas 



176 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

plus de bornes en France que chez les étrangers, 
quoiqu'elle ait plus d'entraves. 

145 Nous terminerons cet examen du poème de 
M. Baour par un passage où il a heureusement 
imité le Tasse : Soliman tué par Renaud. Entre 
deux héros pareils, le combat devenait bien diffi- 
cile à décrire. 

i5o Le Tasse (comme celui qui peignit, dans le sa- 
crifice d'Iphigénie, Agamemnon le visage voilé), 
a éludé cette peinture terrible : il nous apprend 
seulement le résultat du combat, et c'est par d'au- 
tres ressorts que l'admiration pour sa valeur, qu'il 

ibS nous y intéresse. — Renaud vient d'immoler le 
géant A-draste. 

Infidèles, chrétiens, tout recule d'horreur, 

Et Soliman lui-même en pâlit de terreur. 

Il ne sait que résoudre; un tel exploit l'étonné, 
j6o Et d'un trouble inconnu sa grande âme frissonne. 

Il voit, il sent déjà l'inévitable mort. . . 

Mais qui peut ici-bas échapper à son sort? 

Tel qu'un homme souffrant dont le sommeil s'empare, 

Dans l'excès du délire où sa raison s'égare, 
i65 S'il voit un spectre affreux et couvert de lambeaux, [132] 

Tout pâle se lever de la nuit des tombeaux, 

Cherche à le fuir... Hélas! tous ses efforts l'abusent, 

Et ses pieds et ses mains à ses vœux se refusent : 

Il demeure sans voix, immobile, glacé, 
170 Et sous l'horrible songe il palpite oppressé : 

Tel Soliman voudrait au sort qui le menace 

Opposer la vigueur de sa première audace. 

Un invincible effroi tient ses pas enchaînés. 

Pour défendre ses jours au glaive destinés 
175 II ne peut rien : du moins, quand le destin contraire 

L'abandonne au courroux de son fier adversaire. 



^' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l'JJ 

Il ne trouve en son cœur, d'où l'espoir s'est enfui. 
Nul sentiment indigne et du trône et de lui ; 
Et lorsqu'à succomber sa valeur est réduite, 
Il ne médite poinl la retraite ou la fuite. 
Tandis qu'il hésitait, le vainqueur irrité 
Sur lui fond et s'élance avec rapidité ; 
Dans sa main resplendit le fer impitoyable. 
Jamais sous un aspect plus fier, plus effroyable. 
Aux yeux de Soliinan nul guerrier ne s'offrit : 
Aux arrêts du Destin noblement il souscrit, 
Et sans déshonorer sa chute et sa disgrâce, 
Reçoit avec grandeur le coup qui le terrasse. 
Lorsqu'enfin ce héros dans la guerre éprouvé. 
Abattu tant de fois, tant de fois relevé. 
Comme un nouvel Antée eut mordu la poussière. 
Et de ses jours fameux achevé la carrière, 
L'inconstante fortune aux étendards français 
N'osa plus un moment disputer le succès, 
Et du pieux Bouillon terminant les alarmes. 
Vint défendre sa cause et protéger ses armes. 

A. [Abel Hugo.] 



Lettres sur la nouvelle traduction de la Jérusa- [133] 
lem, par M. 'Baour-Lormian. — Observations 
oo sur la traduction en vers de la Jérusalem, 
par M. G. G. 

Au moment où nous finissions cet article, on 
vient de nous apporter deux brochures où l'on a 
examiné la traduction de M. Baour-Lormian. 



178 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

2o5 L'auteur des Lettres, qui ne paraît pas avoir eu 
connaissance des plagiats de M. Baour, lui fait 
quelques critiques un peu sévères, mais dont nous 
engageons ce célèbre académicien à profiter dans 
la prochaine édition de sa Jérusalem. 

210 Ces Lettres sont écrites avec un ton d'urbanité 
qui est bien rare chez les critiques du jour. Elles 
méritent l'attention des amis de la saine littéra- 
ture, en ce qu'elles signalent presque tous les vers 
faibles et ridicules de la traduction de M. Baour. 

2i5 M. G. G., dans ses Observations, a eu principa- 
lement en vue les emprunts de M. Baour à La Harpe 
et à Clément. 

Il a compté jusqu'à deux cent soixante-deux vers 
pris au premier, et trois cent soixante au second. 

220 Nous n'avons pas cherché à vérifier si ses calculs 
sont exacts; mais ce que nous avons été à même 
de remarquer nous fait croire qu'il n'a pu se trom- 
per d'un grand nombre de vers; et, s'il faut le dire 
franchement, nous aurions cru que M. Baour avait 

225 de plus grandes obligations à ses prédécesseurs. 
Il est vrai que M. G. G. n'a pas compté les hémis- 
tiches. 

A. [Abel Hugo.] 



LES VEPRES SICILIENNES 

Tragédie par M. C. DELAVIGNE. 

LOUIS IX 

Tragédie par M. ANGELOT. 
(Deuxième et dernier article.) 

[Quand Sterne a promis à ses lecteurs un cha- 
pitre sur les bottes ou les jarretières, fidèle avant 
tout à sa promesse, il | amène, tant bien que mal, [134^ 
la dissertation annoncée, sans s'embarrasser de 
l'à-propos. L'article où nous allons comparer le 
style des Vêpres Siciliennes et de Louis IX n'a déjà 
plus ce dernier mérite; mais, comme Sterne, nous 
remplissons un engagement, et si nous n'avons 
pas le talent de dire des choses neuves sur un sujet 
usé, du moins n'aurons-nous pas le ridicule de 
dire des choses usées sur un sujet neuf.] 

Nous remarquerons d'abord que le style des deux 
auteurs manque en général de concision et de cha- 
leur. Cependant ce reproche est [beaucoup] moins 
mérité par M. Delavigne. Les Vêpres Siciliennes, 
et surtout le rôle de Procida, renferment des pas- 
sages écrits avec feu, des détails rendus avec rapi- 
dité et des pensées [profondes] exprimées avec 



Réimprimé dans Victor Hugo raconté avec de nombreuses 
suppressions [entre crochets]. 
17 détails enlevés avec rapidité 



l80 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

énergie. M. Ancelot n'a eu ces qualités qu'une 

20 seule fois (acte IV, scène iv). Sa versification est 
pure et harmonieuse, celle de M. Delavigne est 
noble et élégante. Il est fâcheux que l'harmonie 
du premier dégénère quelquefois en diffusion, et 
la noblesse du second en sécheresse. Enfin, si le 

25 style, dans Louis /X, a toujours de la clarté, dans 
les Vêpres^ il a souvent de l'éclat. 

[Pour prouver ce que nous avançons, relative- 
ment à M. Delavigne, nous citerons le morceau 
suivant, qui est peut-être aussi, il faut le dire, ce 

3o qu'il y a de plus brillant dans sa tragédie.] Nous 
ne connaissons dans Louis IX rien de comparable 
à ces vers où Procida raconte à son fils et à la 
princesse, la mort de cet infortuné Conradin de 
Souabe, si lâchement sacrifié par Charles, comte 

35 d'Anjou. 

[Par un récit fidèle 
Puissè-je raffermir ta haine qui chancelle! 
Puisse une juste horreur te saisir comme moi 
Au nom du meurtrier que tu nommes ton roi! 

40 Ecoutez-moi tous deux ; à son heure dernière 
Conradin m'adressa cette courte prière : 
M Parmi des inhumains j'abandonne ma sœur; 
Vivez, qu'à sa jeunesse il reste un défenseur; 
Qu'elle soit votre fille, et qu'un jour l'hyménée 

45 Aux jours de Lorédan joigne sa destinée. » 
Je promis d'obéir; mais j'enviai la mort 
Du jeune Frédéric qui partagea son sort. 



19-20 une seule fois dans une scène du quatrième acte — 
20-22 Sa versification a de l'harmonie, celle de M. Delavigne 
a de la noblesse. — 32 aux vers — 33-34 mort de Conradin 
de Souabe, lâchement — 36-124 Passage supprimé. 



4* LIVRAISON. — LITTERATURE FRANÇAISE. l8l 

Il s'exilait, mon fils, d'un illustre héritag-e. 

Pour combattre à seize ans sous un roi de son âge ; 

5o L'échafaud l'attendait, il y monte, et soudain 
Je vois rouler sa tête aux pieds de Conradin, 

Votre frère Ah ! combien sa douleur fut touchante I 

Pressant de son ami la dépouille sanglante, 
Il lui parlait encor, l'arrosait de ses pleurs : 

55 Tu n'es plus, disait-il, c'est pour moi que tu meurs. 
Nos vainqueurs attendris l'admiraient en silence; 
Mais Charles d'un regard enchaîna leur clémence. 
Cet enfant qui pleurait redevint un héros, 
Et son dernier regard fit pâlir les bourreaux. 

60 Dans les Vêpres Siciliennes, si le caractère de 
Montfort est faiblement tracé, du moins son por- 
trait est-il dessiné d'une manière neuve et bril- 
lante. Tout le monde aime d'avance ce chevalier 
français, qui 

65 Pousse la loyauté jusques à l'imprudence, 

Et pourrait immoler, sans frein dans ses désirs, 
Sa vie à son devoir, son devoir aux plaisirs. 

Nous le disons avec peine, M. Ancelot n'est 

guère plus heureux dans ses portraits que dans 

70 ses caractères. Il s'y prend à plusieurs reprises 

pour peindre Nouradin; d'abord il nous apprend 

que ce prince est 

Révéré des émirs, adoré des soldats. 

(Act. I, scène m.) 

et ensuite si 

75 Nouradin a séduit et le peuple et l'armée 

(Act. IV, scène 11.) 



l82 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

c'est que [136] 

Le soldat le chérit et le peuple l'honore. 

(Act. II, scène i.) 

D'un autre côté, est-il question de saint Louis ? 

Le soldat le respecte et le peuple l'admire. 

(Act. II, scène iv.) 

80 Voici la conséquence de ce vers : 

On respecte Louis, Almodan le redoute. 

(Act. II, scène vu.) 

Ce qui fait que vous n'êtes aucunement surpris 
lorsque Almodan vous dit, dans sa fureur contre 
Nouradin : 

85 Pour ce roi qu'il protège et que mon peuple honore 
Un reste de respect me retenait encore. 

(Act. III, scène iv.) 

On voit que l'uniformité dans Louis /X n'est pas 
seulement le défaut des personnages, mais encore 
le vice du style. Que le roi dise au Soudan : 

90 Trahis tous tes serments, je tiendrai ma parole, i 

Nous applaudirons à un sentiment noble noble- 
ment exprimé; mais c'est ressembler à ces gens 
qui Jont d'un bon mot une sottise, que de répéter 
un peu plus loin : 

95 II trahit son serment. — Je respecte le mien. 



4' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l83 

La tragédie de M. Ancelot aurait rudement 
exercé la patience de l'Arislarque dont parle 
Horace. Croit-on, par exemple, que \e signum atrum 
n'aurait pas fait justice d'une phrase traînante et 
5o diffuse comme celle que l'auteur place dans la 
bouche de Marguerite (Acte II, scène iv) : 

Dieu [137] 

Brisera-t-il nos fers? et ce peuple fidèle 
Qui gémit loin de vous, dont l'amour vous rappelle; 
35 Et ces infortunés, dont^os généreux soins 

Adoucissaient les maux, prévenaient les besoins; 
Reverront-ils pour eux luire ces jours prospères 
Où, trouvant dans leur roi le plus tendre des pères. 
Contre leurs oppresseurs ils venaient l'implorer? 

lo Et que le véritable ami n'aurait pas marqué 
transverso calamo les vers qui suivent, où se trouve 
rappelé si gauchement un des souvenirs les plus 
attendrissants de notre monarchie : 

Vous verront-ils encor, prompt à les rassurer. 
[5 Oubliant auprès d'eux la grandeur souveraine, 
Leur rendre la justice, assis au pied d'un chêne? 

Par un hasard assez singulier M. C. Delavigne 
a dit de même en parlant de Saint Louis (Acte II, 
scène ii) : 

»o Pour écouter les pleurs du pauvre sans appui. 
D'un chêne encor fameux l'ombrage tutélaire 
Semblait à sa justice un digne sanctuaire. 

Ces vers, quoique peu dignes du sujet, nous 
semblent encore meilleurs que ceux de M. Ancelot.] 



184 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

125 Le hasard a [également] voulu que le cinquième 
acte des deux tragédies commençât par un mono- 
logue placé dans la bouche des princesses (Mar- 
guerite et Amélie), qui, toutes deux assez insigni- 
fiantes par elles-mêmes, se trouvent dans une 

i3o situation à peu près pareille de terreur et d'incer- 
titude. Les deux conspirations viennent d'éclater. 
Marguerite craint pour son fils et son époux; 
Amélie tremble pour son amant. 
[Voici comment M. Ancelot fait parler Margue- 

i35 rite, inquiète et désolée : 

On m'arrache à Louis!. . . a-t-il cessé de vivre? 
A-t-on frappé mon fils? Et je n'ai pu les suivre! 
Et je trouve partout de barbares soldats 
Qui ferment les chemins, qui retiennent mes pas! 

140 J'entends autour de moi le bruit affreux des armes; 
Et seule en ce palais arrosé de mes larmes. 
Et j'espère et je crains. S'ils avaient échappé, 
Si le Soudan. . . Non, non; le cruel a frappé. 
Ils ont péri. Chassons une vaine chimère. 

145 Quoi! tout à l'heure encor j'étais épouse et mère. 
Dieu I que m'as-tu laissé? les larmes, leur cercueil. 
Mon fils n'est plus I... Ce fils, il était mon orgueil. 
Cher enfant! que de joie au jour de ta naissance 1 
Par quels chants d'allégresse et de reconnaissance 

i5o Le Français, ô mon Dieu 1 bénissant ta bonté. 
Célébra mon bonheur et ma fécondité ! 
Plus de chants de bonheur. France, mon fils succombe. 
Et l'espoir d'un beau règne est perdu dans la tombe.] 

Au milieu de ce luxe de points d'exclamation et 
i55 d'interrogation, d'apostrophes à Dieu, puis au cher 



i54 Chez la Marguerite de M. Ancelot, au milieu du luxe 



4* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l85 

enfant^ puis encore à Dieu, puis enfin à la France, 
il est difficile de trouver le langage d'une terreur 
vraie et maternelle. De ce que la douleur éclate en 
sons entrecoupés, on ne doit pas conclure qu'elle 

i6o s'exprime en vers hachés et décousus. Le désordre 
des sentiments n'entraîne pas le vagabondage des 
idées; et cette remarque, que iM. Ancelot nous 
donne ici l'occasion de développer, nous a été déjà 
inspirée depuis longtemps par la plupart des au- 

i65 teurs dramatiques du siècle, qui prennent l'extra- 
vagance du discours pour le délire des passions. 
[Voyons si] M. Delavigne a su mieux rendre 
l'anxiété d'Amélie épouvantée :. 

[Où s'égarent mes pas? quelle horreur m'environne? 
170 Seule, en ces murs déserts, Elfride m'abandonne. 

Je ne vois point Montfort; errante dans la nuit, 

Je ne saurais bannir la terreur qui me suit 

Entouré d'ennemis... ô mortelles alarmes! [139] 

Il s'élance à travers le tumulte et les armes. 
175 Dans les sacrés parvis j'entends frémir l'airain. 

Non, ta voix, Lorédan, n'éclatait pas en vain ! 

Quels sinistres adieux ! tes accents prophétiques 

Retentissent encor sous ces tristes portiques. 

Mon heure approche... Où suis-je ? et d'où partent ces cris? 
180 Ces murs vont-ils sur moi renverser leurs débris? 

Fuyons... La terre tremble et la foudre étincelle; 

Montfort, pour nous juger, notre Dieu nous appelle. 

D'abord, selon nous,] ce monologue a sur celui 

de Marguerite un grand avantage, celui d'être plus 

i85 court. Depuis que nous avons lu, dans Théophile, 



167 M. Casimir Delavigne — iB3 Son monologue — 184 c'est 
d'être 



î86 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

les soliloques de Pyrame et de Thisbé, les longs 
monologues produisent sur nous l'effet que les 
longs ouvrages faisaient à Jean La Fontaine. En- 
suite, M. Casimir Delavigne a mis au moins quel- 

190 que suite dans les idées d'Amélie. Seule, cherchant 
Montfort, entendant les cloches fatales, ce qu'elle 
dit, il est naturel qu'elle le sente; les quatre der- 
niers vers seulement nous semblent moins pathé- 
tiques que déclamatoires ; c'est l'emphase d'un 

195 élève de rhétorique et non la terreur d'une jeune 
fille. 

[D'après les exemples que nous venons de citer, 
il est facile de voir en quoi] la manière de M. Dela- 
vigne l'emporte sur celle de M. Ancelot. La versi- 

aoo fication soignée de ce dernier décèle du travail; 
le style inégal du premier annonce de la verve. 
Il y a, dans les Vêpres siciliennes, de ces vers frap- 
pés, sous la forme desquels la pensée qu'ils expri- 
ment jaillit sans effort du cerveau du poète^ comme 

2o5 Minerve toute armée : 

Que sont dans leurs succès les peuples conquérants? 
Des sujets moins heureux sous des rois plus puissants. 

Ah 1 quand on est heureux qu'on pardonne aisément 

On saura tôt ou tard vous créer des forfaits, 
210 Et brisant par degrés le nœud qui vous rassemble. 
Punir séparément ceux qu'on épargne ensemble. 

[Tant qu'on est redoutable on n'est point innocent. 

L'effroi chez les tyrans se tourne en cruauté, etc. 



[140] 



200 ne décèle que — 212-318 Supprimé. 



4' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 187 

On aime dans ces vers le mérite du style joint à 

2i5 celui de la pensée. En voici d'autres qui, à cette 

double qualité, réunissent encore celle de peindre 

le caractère de Procida, lorsqu'il dit des guerriers 

français : 

J'élève jusqu'aux cieux ces nombreux chevaliers, 

220 Nourris dans les combats, ardents, pleins de vaillance. 

Que je hais en Sicile, et que j'admire en France. 

Il faut en convenir, M. Ancelot n'a pas rendu 

avec moins de bonheur une pensée à peu près 

semblable, dans les vers qu'il place dans la bouche 

225 de Nouradin, parlant de ces mêmes chevaliers 

français : 

Soudan, je n'ai point prétendu 
Cacher les sentiments que leur vertu m'inspire. 
Armés, je les combats, captifs je les admire. 

23o Seulement, ces beaux vers feraient éprouver plus 
de plaisir si Nouradin ne semblait répéter ce qu'il 
a dit de Saint Louis, quelques scènes plus haut : 

Il me retrouverait au milieu des combats; 
Mais il est opprimé, j'embrasse sa défense. 

235 Nous achèverons notre parallèle, que les bornes 
de ce recueil nous contraignent d'abréger, en com- 
parant les récits qui forment le dénoûment des 
deux tragédies; c'est ordijnairement dans ces mor- [141] 
ceaux de luxe que les auteurs déploient toutes leurs 

240 forces et font usage de tous leurs moyens. Nous 
allons donc mettre MM. Ancelot et Casimir Dela- 
vigne en présence; le lecteur jugera avec nous. 
Écoutons d'abord l'auteur de Louis IX : 



LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 



Dieu, vaincu par vos pleurs, s'est déclaré pour nous. 
245 Ne pouvant du Soudan désarmer la colère, 

J'attendais le trépas aux côtés de mon père ; 

Des gardes d'Almodan nous étions entourés. 

Assiégeant son palais, de son sang altérés. 

Chrétiens et musulmans, qu'un même espoir rassemble, 
25o Étonnés de combattre et de marcher ensemble, 

Demandaient à grands cris qu'on ftt tomber nos fers. 

Des gardes tout à coup les rangs se sont ouverts; 

Almodan nous entraîne, il s'élance, il s'écrie : 

« Nouradin, où t'emporte une aveugle furie? 
255 Ne me connais-tu pas? crois-tu m'intimider? 

Tombe sur moi le ciel, plutôt que de céder I 

Tu demandes Louis? vers lui tourne la vue; 

Regarde : sur son front la mort est suspendue. 

Peuple, n'avance pas; et vous, chrétiens, fuyez, 
260 Ou sa tête à l'instant va tomber à vos pieds. » 

Nos vengeurs, à ces mots, frémissent immobiles. 

Et maintenant, armés de glaives inutiles. 

Ils brûlent d'avancer, ils n'osent faire un pas, etc. 

Nous le disons avec peine, ces vers ne présen- 
265 tent ni force, ni chaleur, pas même une coupe 
pittoresque; ils sont harmonieux, et ce n'est pas 
beaucoup, selon nous, qui préférons encore des 
vers durs à des vers faibles. Dans ce morceau tout 
est vague et confus; on est obligé de le relire plu- 
270 sieurs fois pour se faire une idée de la scène qu'il 
représente. Le tableau de M. C. Delavigne est au 
contraire tracé d'une manière ferme, vive et pré- 
cise. 

ELFRIDE [142] 

Du lieu saint, à pas lents, je montais les degrés, 
275 Encor jonchés de fleurs et de rameaux sacrés, 



4* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 189 

Le peuple, prosterné sous ces voûtes antiques, 
Avait du roi-prophète entonné les cantiques. 
D'un formidable bruit le temple est ébranlé. 
Tout à coup sur l'airain ses portes ont roulé. 
280 II s'ouvre : des vieillards, des femmes éperdues, 
Des prêtres, des soldats, assiégeant les issues. 
Poursuivis, menaçants, l'un par l'autre heurtés. 
S'élancent loin du seuil à flots précipités. 

Ces vers sont pleins d'action et de mouvement; 
poursuivons : 

285 Ces mots : Guerre aux tyrans, volent de bouche en bouche t 

Le prêtre les répète avec un œil farouche ; 

L'enfant même y répond. Je veux fuir, et soudain 

Ce torrent qui grossit me ferme le chemin. 

Nos vainqueurs, qu'un amour profane et téméraire 
290 Rassemblait pour leur perte au pied du sanctuaire. 

Calmes, quoique surpris, entendent sans terreur 

Les cris tumultueux d'une foule en fureur. 

Le fer brille, le nombre accablait leur courage... 

Un chevalier s'élance, il se fraie un passage; 
295 II marche, il court : tout cède à l'effort de son bras 

Et les rangs dispersés s'ouvrent devant ses pas. 

Il affrontait leurs coups, sans casque, sans armure... 

Cette scène, animée et intéressante, plonge le 
spectateur dans l'anxiété. Ce vers : 

3oo Et les rangs dispersés s'ouvrent devant ses pas. 

est beaucoup plus pittoresque que celui de M. An- 
celot : 

Des gardes tout à coup les rangs se sont ouverts. 

et celui qui suit, il affrontait leurs coups, sans cas- 



190 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

3o5 que, I sans armure, nomme d'avance le chevalier [143] 
qui vient défendre les Français. 

C'est MontfortI A ce cri succède un long murmure. 
« Oui, traîtres, ce nom seul est un arrêt pour vous; 
Fuyez », dit-il, superbe et pâle de courroux. 
3 10 II balance dans l'air sa redoutable épée. 

Fumante encor du sang dont il l'avait trempée, etc. 

C'est vraiment ainsi que doit être écrite la nar- 
ration tragique; la courte harangue de Montfort 
vaut mieux que le discours trop long d'Almodan; 

3i5 et Montfort^ superbe et pâle de courroux, offre une 
image admirable de grandeur et de vérité. Nous 
laisserons au lecteur le soin d'achever ce paral- 
lèle;] en lisant attentivement les deux tragédies, 
on reconnaîtra sans peine que les qualités du style 

3ao de M. Casimir Delavigne sont beaucoup plus émi- 
nemment poétiques que celles de la versification 
de M. Ancelot. [La justice nous force pourtant à 
dire que des deux narrations que nous venons de 
rapprocher, celle de Philippe finit mieux que celle 

325 d'Elfride. Ces vers sur Raymond : 

Il meurt, et devant Dieu, qu'implore son effroi. 
Il paraîtra, couvert du pardon de son roi. 

sont bien meilleurs que cette imprécation hyper- 
bolique et, qui pis est, usée : 

33o Puisse le soleil fuir, et cette nuit sanglante 

Cacher au monde entier les forfaits qu'elle enfante I 



32a-35o Supprimé. 



4' LIVRAISON. — LITTÉRATURK FRANÇAISE. I9I 

Nous ne pouvons achever cet article sans dire 
un mot de la tragédie de M. D*** {Louis IX dans 
les Jers), que l'on a accusé M. Ancelot d'avoir 

33b copiée. En ce cas, tout au contraire du vieux 
conte arabe, ce serait la pièce de cuivre qui se se- 
rait changée en pièce d'or dans la poche du vo- 
leur. I Nous ne croyons pas que M. Ancelot ait [144] 
rien pris à M. D*** pour la raison qu'il n'y avait 

340 rien à prendre'. 

Si les sujets des Vêpj-es siciliennes et de Louis IX 
étaient encore vierges pour la scène française, la 
muse épique avait déjà consacré des chants au hé- 
ros de M. Ancelot. Le P. Lemoyne avait même, 

345 dans son épopée de Saint-Louis, rappelé en des 
vers pleins d'une énergie singulière, les déplora- 
bles vêpres de Sicile. 

Lors sur le mont Gibel , les noires Euménides 
Sonnèrent de leurs cors ces vespres homicides 
35o Où tout le sang français fut versé dans un jour.] 

Nous ne relèverons pas la manière peu civile 
dont nos deux jeunes auteurs ont traité l'histoire 
des temps féodaux; pourrions-nous blâmer quel- 
qu'inexactitude dans des poètes tragiques, lors- 
355 qu'il s'agit de siècles déjà si reculés, nous qui 
voyons chaque jour applaudir et payer le men- 

1. [Excepté, peut-être, le personnage du renégat, M. Ance- 
lot prétend l'avoir trouvé dans les mémoires du temps : nous 
croyons connaître les vieilles Chroniques, et nous n'y avons 
rien vu de pareil. M. Ancelot nous ferait plaisir en nous in- 
diquant l'endroit où il a puisé l'idée de ce rôle. (C. L.)] 



355 de siècles déjà reculés 



192 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

songe dans des historiens qui racontent les événe- , 

ments de nos jours et les faits passés sous nos 
yeux? Nous demanderons toutefois à M. Ancelot ] 

36o pourquoi il a emprunté à M. D*** le nom tronqué ] 

d'Almodan. Almoâdan, véritable nom du Soudan ] 

d'Égyte, joignait à cet avantage celui d'être plus ^ 

harmonieux. Ces hiatus dans les noms propres se 
rencontrent fréquemment chez ces Grecs dont 

365 Horace a dit : 

Gratis dédit ore rotundo 
Musa loqui. 

Résumons-nous. L'ouvrage de M. C. Delavigne [1*5] J 
est supérieur à celui de M. Ancelot, sous presque 

370 tous les rapports; aussi a-t-il obtenu un succès de 
vogue, qui dure encore, tandis que Louis IX n'a 
eu qu'un succès de mode, qui est déjà oublié. Tou- 
tefois, soyons justes, l'auteur du dernier acte 
d'Abufar promettait moins; l'auteur de la ^re- 

375 mière 'Messénienne promettait davantage. 

V. [Victor Hugo.] 



36o pourquoi il a tronqué le nom d'Almodan — 362 joignait 
l'avantage d'être plus vrai celui 



RÉFLEXIONS MORALES ET POLITIQUES 
SUR LES AVANTAGES 

DE LA MONARCHIE 

Par M • C. de M*** 
(Premier article) 

Le Baile Molino demandant un jour au fameux 
Ahmed-Pacha pourquoi Mahomet défendait le vin 
à ses disciples : pourquoi il nous le défend, s'écria 
le vainqueur de Candie? c'est pour que nous trou- 

5 vions plus de plaisir à le boire. Et en effet, la dé- 
fense assaisonne : c'est ce qui donne la pointe à la 
sauce, dit Montaigne; et depuis Martial, qui 
chantait à sa maîtresse : Galla, nega, satiatur 
amor, jusqu'à ce grand Caton, qui regretta sa 

lo femme quand elle ne fut plus à lui, il n'est aucun 
point sur lequel les hommes de tous les temps et 
de tous les lieux se soient montrés aussi souvent 
les vrais et dignes enfants de la bonne Eve. 
Je ne voudrais donc pas qu'on défendît au beau 

5 sexe d'écrire; ce serait en effet le vrai moyen de 
faire prendre la plume à toutes les femmes; bien 



Deux fragments reproduits dans Littérature et Philosophie 
tnétées, t. I, pp. 44-47 et 107-108. En tête du premier (1-84) le 
titre : « A propos d'un livre politique écrit par une femme. 
Décembre 1819. » 

14 défendît aux femmes — i5-i6 de leur faire prendre la 
plume à toutes 

i3 



194 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

au contraire, je voudrais qu'on le leur ordonnât 
expressément, comme à ces savants des univer- 
sités d'Allemagne qui remplissaient l'Europe de 

20 leurs doctes commentaires, et dont on n'entend 
plus parler, depuis qu'il leur est ordonné de faire 
un livre au moins une fois par an. 

Et en effet, c'est une chose bien remarquable et 
bien peu remarquée, que la progression effrayante 

25 suivant | laquelle l'esprit féminin s'est depuis quel- [146] 
que temps développé. Sous Louis XIV, on avait 
des amants et on traduisait Homère; sous Louis 
XV, on n'avait plus que des amis, et l'on commen- 
tait Newton; sous Louis XVI, une femme s'est 

3o rencontrée qui corrigeait Montesquieu à un âge 
où l'on ne sait encore que faire des robes à une 
poupée. Je le demande, où en sommes-nous?» où 
allons-nous.^ que nous annoncent ces prodiges? 
quelles sont ces nouvelles révolutions qui se pré- 

35 parent? [Pour moi, à de pareils événements il 
m'est impossible de me taire; et quelles que puis- 
sent être les conséquences de mes paroles, il faut 
que je parle, et je vais parler. 
Je vais donc exposer ici] une idée qui me tour- 

40 mente, une idée qui nous a souvent occupés, mes 
vieux amis et moi, idée si simple, si naturelle, que 
si une chose m'étonne, c'est qu'on ne s'en soit pas 
encore avisé dans un siècle où il semble que l'on 
s'avise de tout, où les récureurs de peuples en sont 

45 aux expédients, [où l'on conspire jusque sur les 
bancs, où l'on pétitionne jusque sur les toits.] 



21 il leur est enjoint — 22 au moins par an — 27 et l'on 
39 II y a une idée — 44 et où les récureurs 



4' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. IQS 

Je songeais, dis-je, en voyant cette émancipa- 
tion graduelle du sexe féminin, à ce qu'il pourrait 
arriver s'il prenait tout à coup fantaisie à quelque 

5o forte tête de jeter dans la balance politique cette 
moitié du genre humain, qui jusqu'ici s'est con- 
tentée de régner au coin du feu; d'ailleurs les fem- 
mes ne peuvent-elles pas se lasser de suivre sans 
cesse la destinée des hommes? Gouvernons-nous 

55 assez bien pour leur ôter l'espérance de gouverner 
mieux ? aiment-elles assez peu la domination pour 
que nous puissions raisonnablement espérer qu'el- 
les n'en aient jamais l'envie? En vérité, plus je mé- 
dite et plus je vois que nous sommes sur un abîme. 

60 II est vrai que nous avons pour nous les canons et 
les baïonnettes, et que les femmes nous semblent 
sans grands moyens de révolte. Cela vous rassure, 
et moi I c'est ce qui m'épouvante. [Je ne saurais [147] 
dire tous les mauvais rêves que j'ai faits cette nuit, 

65 après avoir assisté hier à la représentation des 
Petites Danaïdes, pièce qui, en vérité, peut être 
d'un fort mauvais exemple.] 

On connaît cette inscription terrible placée par 
Fonseca sur la route de Torre del Greco : Posteri, 

70 posteri vestra res agitur. Torre del Greco n'est plus ; 
la pierre prophétique est encore debout. 

C'est ainsi que je trace ces lignes, dans l'espoir 
qu'elles seront lues, sinon de mon siècle, du moins 
de la postérité : il est bon que lorsque les malheurs 

75 que je prévois seront arrivés, nos neveux sachent 
du moins que, dans cette Troie nouvelle, il exis- 
tait une Gassandre, cachée dans un grenier. 



52 au coin du feu et ailleurs. Et puis les femmes 



196 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

rue Quincampoix, n"4. Et s'il fallait après tout que 
je dusse voir de mes yeux les hommes devenus 
80 esclaves et l'univers tombé en quenouille, je pour- 
rai du moins me faire honneur de ma sagacité; et 
qui sait? je ne serai peut-être pas le premier hon- 
nête homme qui se sera consolé d'un malheur 
public, en songeant qu'il l'avait prédit. 
85 [Toutefois, que M """de M... se rassure; elle serait 
la dernière à qui je voulusse interdire le droit 
d'écrire. La force de la vérité m'a entraîné, j'ai dû 
parler pour l'honneur de mon sexe, afin qu'il ne 
fût pas réduit à subir publiquement un joug dont il 
90 s'accommode si bien en particulier. Mais en vérité, 
dans cette cause, comme dans la plupart de celles 
où les hommes plaident contre les femmes, c'était 
encore notre intérêt qui plaidait contre notre 
plaisir. 
95 On ne lisait déjà plus du temps de Voltaire, et 
l'on dirait que du nôtre on ne sait plus lire. Cette 
réflexion, qui m'est suggérée par l'ouvrage de 
M°" de M... n'y est nullement applicable. M"' de 
M... ne marque dans l'ignorance du temps que par 
100 une honorable exception; son érudition ferait 
honneur, je ne dirai pas à un homme du siècle 
des I lumières, mais à un homme du siècle des [148j 
ténèbres; et en effet, aujourd'hui nous ne sommes 
plus, comme jadis, plus ou moins savants; nous ne 
io5 sommes que plus ou moins ignorants. Le profes- 
seur prend Caton l'Ancien pour Caton d'Utique, 
le bachelier prend Titus pour Néron; et comme 
l'on voit, il y a toujours proportion de talent. 



78 rue Mézières, n* 10. 



4* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. I97 

Mais si l'érudition de M"' de M... paraît destinée 
iio à faire le charme de ses lecteurs, je ne crois pas 
qu'elle cause moins de tourment à ses critiques. 
Et en effet, n'est-ce pas un véritable guet-apens 
que cette malice de ne pas citer les auteurs dont 
on met en œuvreles idées?M""de M... pense-t-elle 
u5 donc que les journalistes aient dans leur tête tous 
les auteurs dont ils parlent, eux qui ne lisent même 
pas les ouvrages dont ils rendent compte? Et est-il 
bien charitable d'exposer ainsi un pauvre homme 
qui croit pouvoir critiquer en toute conscience, à 
120 donner, sur la joue d'un auteur qui se présente 
comme inconnu, un soufflet à Horace ou à Virgile, 
comme dit Montaigne; ce qui est très désagréable. 
Toutefois, de même que les arguments les plus 
vrais ont toujours leur côté faux, et les places les 
125 mieux défendues leur côté faible, il est arrivé que 
cette petite ruse que M"' de M... croyait sans doute 
devoir lui être si utile, et qui devait peut-être réus- 
sir auprès des quatre-vingt-dix-neuf centièmes de 
nos journalistes, par un juste châtiment du ciel, est 
i3o en quelque sorte avec nous retombée sur elle-même. 
Et en effet, son ouvrage n"eut pas été plutôt déposé 
sur le fatal tapis-vert, que le piège fut reconnu 
tout d'abord, et que c'était à qui, dans le docte 
aréopage, refuserait de s'en charger; tellement que, 
i35 nos plus fortes têtes abandonnant la partie, l'ou- 
vrage m'a été adjugé tout d'une voix, à moi pau- 
vre hère, qui ayant passé toute ma vie dans les 
livres, suis en quelque sorte devenu comme un 
livre ambulant, et qui n'étais dans le principe 
140 chargé que | de la partie mémoire du Conserva- [149] 
teur. Or, si les années viennent souvent sans la 



igS LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

science et la sagesse, la science et la sagesse vien- 
nent rarement sans les années : cela veut dire que 
je suis vieux; et comme M"" de M... le sait, plus 

145 on est vieux, moins on est galant; moins on est 
galant, plus on est sincère. 11 est vrai que M"" de 
M... n'a pas beaucoup à craindre de ma sincérité, 
et que, s'il faut en croire à ma vieille voisine, la 
politesse des vieillards de notre temps valait 

i5o encore mieux que la galanterie des jeunes gens 
d'aujourd'hui. 

Et ici, comme je m'aperçois que mes pages se 
sont insensiblement remplies, et que j'ai consacré 
à exposer des vérités indispensables un espace que 

i55 je devais exclusivement à M"" de M..., je dépose 
la plume, et je déclare que, dans un article long et 
prochain, je m'occuperai de l'examen approfondi 
des principes de cette dame. Et, en attendant, 
comme le mauvais exemple ne m'a pas gâté, je ne 

160 ferai pas au lecteur, après l'avoir entraîné jusqu'ici, 
la méchante plaisanterie de refuser de lui dire ce 
qu'il attend sans doute avec impatience, ce qui 
doit servir à fixer son jugement sur le talent de 
M°"de iM..., avant même la lecture de son ouvrage; 

i65 en un mot, la première chose que l'on demande 
d'un homme, et la seconde que l'on demande d'une 
femme, savoir quelles sont ses opinions politiques, 
et dans quel parti on doit la ranger, puisque nous 
en sommes venus au point de n'avoir plus que des 

170 partis en France.] 

Je vous dirai donc, mon cher lecteur, que 



171 et suiv. Conservé avec certaines suppressions dans la 
section « Fantaisies » p. 107. Daté de février 1819. 



4" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 199 

ce que veut M"' de M..., c'est ce que tout le monde 
veut, ce que tout le monde demande, c'est-à-dire 
du pouvoir pour le Roi et des garanties pour le 

75 peuple; [et en cela je ne vous aurais rien dit, si je 
ne vous affirmais en même temps que ce que veut 
M""' de M..., elle le veut non seulement de bouche, 
mais encore de cœur, c'est-à-dire qu'elle est ultra.] 
Et en cela M "' de M... est bien différente (je ne [150J 

80 fais cette remarque que pour la postérité) de cer- 
tains honnêtes gens de ma connaissance qui pro- 
fessent hautement la même maxime, et qui, lors- 
qu'on en vient aux applications, se trouvent n'en 
vouloir réellement, les uns qu'une moitié, les au- 

85 très qu'une autre, c'est-à-dire les uns qu'un peu 
de despotisme, et les autres que beaucoup de 
licence, à peu près comme feu mon père, qui avait 
sans cesse dans la bouche le fameux précepte de 
l'école de Salerne : Manger peu, mais souvent; mais 

90 qui n'en admettait que la première partie pour 
l'usage de sa maison. 

B. [Victor Hugo.] 

172-173 ce que je veux, c'est ce que tout le monde veut 
— 179-180 Et en cela, je suis bien différent de certains — 
187 comme feu mon grand-oncle — 188 sans cesse à la bou- 
che — 191 de la maison. 



SPECTACLES 



PREMIÈRE REPRÉSENTATION 

DES COMÉDIENS 

Comédie en cinq actes et en vers, de M. Casimir DELAVIGNE 

Les grands talents du premier théâtre, si peu 
soigneux des plaisirs du parterre, semblaient vou- 
loir faire passer en proverbe que le zèle ne con- 
vient qu'à la médiocrité. Le second théâtre tra- 

5 vaille avec succès à démentir cette insolente idée; 
il a prouvé du talent, ce qui est beaucoup; il mon- 
tre du zèle, ce qui est encore plus. Aux pièces 
nouvelles qu'il a déjà représentées avec succès, 
il vient d'ajouter encore les Comédiens ; et si cet 

lo exemple pouvait engager M. le semainier de la 
Comédie française à voir s'il y a moins d'un pouce 
de poussière sur tant de pauvres manuscrits inhu- 
més dans les vieux cartons, ce serait peut-être la 
seule fois où une jalousie d'acteurs aurait été bonne 

i5 à quelque chose, et ce cas unique offrirait un trait 
de plus à M. Casimir Delavigne. 

Ce n'est pas que ce jeune auteur ait épuisé tous [151J 
les traits que les comédiens peuvent fournir au 
ridicule. Son ouvrage, nous l'avouons avec un 

20 véritable regret, a été loin de remplir sous ce 
rapport l'attente des spectateurs. Nous ne deman- 



202 LE CONSr:RVATEUR LITTERAIRE. 

dions pas, à la vérité (comme l'auteur a paru le 
soupçonner dans un prologue plein d'esprit), une 
satire avouée et directe du Voisin. Le but de la 

25 comédie est trop noble pour que nous avions pu 
supposer un instant que M. Delavigne descendrait 
jusque-là. Une grande idée, une idée essentielle- 
ment morale devait donner la vie à l'ouvrage de 
ce jeune homme; l'insolente ingratitude des comé- 

3o diens envers les auteurs qui les font vivre est une 
monstruosité assez remarquable pour mériter les 
honneurs de la scène, et le tableau qui mettrait 
sous nos yeux l'arrogance de l'histrion devant le 
poète serait digne de figurer près de ï Avare et du 

35 ^Misanthrope , s'il était vrai, c'est-à-dire s'il était 
révoltant de ridicule. Qu'une muse mordante et 
sévère eût joint comme accessoires quelques traits 
sur l'ignorance des jurys comiques, la bassesse 
des intrigues de coulisses, l'égoisme des comé- 

40 diens voyageurs et la vanité des actrices ambu- 
lantes, le despotisme des sociétaires sur les pen- 
sionnaires, la tyrannie des acteurs envers les au- 
teurs, et même la haute police exercée par certains 
grands seigneurs sur les uns et les autres; rien de 

45 mieux, et tant pis pour les originaux des portraits 
si le public en avait signalé quelques-uns, car aussi 
bien de pareils abus mériteraient d'autres châti- 
ments que des allusions de théâtre. En un mot, 
il fallait nous montrer les rois de la scène absolu- 

5o ment tels qu'ils sont dans leur intérieur, domestica 
Jacta. Il ne s'agissait pas de lever un coin du 
rideau, il fallait déchirer la toile, et c'est ce que 
M. Delavigne n'a point fait, seu debilior, seu timi- 
dior. 



4' LIVRAISON. — SPECTACLES. 203 

55 Rien n'est comparable à l'ennui de faire une 
analyse, si ce n'est peut-être l'ennui de la lire. 
Cependant on ne sau|rait toujours capituler avec [152] 
les principes; et puisqu'il est de règle de donner 
un précis des pièces que l'on critique, pour prou- 

6o ver que du moins on les a vues, nous allons pré- 
senter le plus succinctement possible l'esquisse 
des Comédiens, engageant d'avance le lecteur à ne 
pas lire ce paragraphe, que nous n'aurons peut- 
être pas nous-mêmes la patience d'achever. 

65 Victor, jeune poète de haute espérance, aime 
Lucile, jeune actrice d'un rare talent et d'une vertu 
plus rare encore. 

De la beauté, vingt ans, et pas de cachemire ! 

Granville, brave marin, légataire universel d'un 
70 oncle opulent qui l'a chargé de doter une petite 
cousine, qui n'est autre que l'actrice Lucile, arrive 
à Bordeaux pour s'éprendre aussi de cette dernière, 

Que pourtant il n'a vue 
Qu'en payant au bureau sa première entrevue. 

Lord Pembrock, voyageur anglais, possesseur 
d'une immense fortune, est, de son côté, devenu 
en route amoureux de l'intrigante Estelle, cama- 
rade de Lucile, soubrette de théâtre et baronne de 
grands chemins, qui, à l'aide de son faux titre, a 
8o fait promettre à son mylord de l'épouser, 

Car Lisette a la rage 
De couvrir d'un contrat les péchés du bel âge. 

Telle est l'avant-scène; voici l'action. On doit 



204 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

jouer le soir même une comédie de Victor, sur le 
85 succès de laquelle est fondé tout son espoir d'épou- 
ser Lucile, dont il est aimé. Cependant, par caprice, 
les comédiens refusent de représenter sa pièce. 
Voilà l'auteur furieux et désespéré. Or, il advient 
que Lord Pembrock, grâces aux menées d'une 
90 M"* Blinval, rivale d'Estelle, rencontre au foyer la 
prétendue | baronne, qui, pour se tirer d'embarras [153] 
et dissiper la juste surprise de son noble amant, 
lui persuade qu'elle est l'auteur de la pièce nou- 
velle qui devait être donnée le soir même, mais 
95 qu'elle a retirée par modestie. Là-dessus, M"' Blin- 
val imagine de faire jouer la pièce; l'auteur est 
circonvenu; encore indigné, il refuse de rendre 
les rôles. Toutefois le dépit cède à l'amour, et Vic- 
tor non seulement se laisse fléchir, mais encore il 
100 consent à faire, pour l'engager à jouer, quelques 
démarches auprès du prince de la troupe, le grand 
Floridore, jeune premier de cinquante ans, 

Que son asthme trahit du bas de l'escalier. 

Mais Floridore rebute l'auteur; le mot cheveux 
io5 gris se trouve dans son rôle : 

Cheveux gris déplairait à tous les bons esprits, 
Et je ne prétends pas dire : mes cheveux gris. 

Victor, outré, profite du refus de Floridore pour 
lui dire en beaux vers des vérités qui le perdraient, 
iio si un tiers témoin muet de l'altercation, n'avait 
assez de courage et d'autorité pour crier à l'his- 
trion, d'une voix impérieuse : Monsieur jouera. Ce 
tiers, c'est le marin Granville, qui, ayant pénétré 



4' LIVRAISON. — SPECTACLES. 205 

dans le théâtre afin d'obtenir quelques renseigne- 

5 ments sur sa cousine et l'épouser, si elle en est 
digne, a appris son amour pour Victor, éprouve 
et admire le beau caractère de ce jeune poète, lui 
sacrifie ses prétentions sur Lucile et profite, pour 
le servir, du titre qu'il avait déjà imaginé de pren- 

o dre pour s'introduire parmi les acteurs, celui 
d'inspecteur des troupes comiques, charge créée 
nouvellement, et qui impose à l'homme qui en est 
revêtu, l'obligation de rester inconnu des acteurs 
qu'il observe. Floridore, près duquel Granville 
135 passe en conséquence pour le riche auteur d'une 
pièce manuscrite reçue par lui le matin même 
(manuscrit qui, par parenthèse, | n'est qu'un [154J 
cahier de papier blanc)'; Floridore, anéanti, de- 
vient aussi plat qu'il était arrogant, et promet de 
i3o jouer. La représentation commence. Mais lord 
Pembrock, qu'Estelle croyait à la campagne pour 
huit jours, a appris que l'on donnait décidément 
l'ouvrage de sa Sapho bordelaise; il est revenu sur 
ses pas, il a rassemblé ses amis, ameuté les cla- 

) queurs, il veut que la pièce aille aux nues. Tout à 
coup Estelle paraît sur la scène; il la voit, la recon- 
naît, découvre toute sa perfidie. Furieux, il vole au 
foyer. Le poète qu'il y trouve, déjà inquiet sur le 
sort de sa pièce, tremble qu'il n'en détermine la 

. chute en troublant le jeu de la soubrette. Ici, il y 
a une scène vraiment comique. Pembrock veut du 

I. On a observé que .M. Delavigne avait emprunté cette 
idée à l'auteur de la Matinée d'un Comédien, mais l'anec- 
dote étant réellement arrivée à Grandval (et non à Mole), 
M. Delavigne a pu la mettre en œuvre aussi bien que qui 
que ce fût. (C. L.) 



206 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

moins faire siffler la traîtresse Estelle; il s'élance 
pour sortir; Victor, encore plus alarmé, l'arrête; 
le lord insiste, le poète persiste; l'Anglais vindi- 

145 catif veut s'échapper; le Français, pour le retenir, 
lui saute à la gorge. En ce moment critique, les 
comédiens viennent en foule complimenter Vic- 
tor; sa pièce a réussi et son bonheur est comblé 
par son mariage avec Lucile. 

i5o Ce plan bizarre et embrouillé exige autant de 
critiques que le style mérite d'éloges. Un dialogue, 
animé et piquant, semé de traits heureux et de 
pensées épigrammatiques. un rôle entier, rempli de 
beaux vers (celui de Victor, que David récite avec 

i55 chaleur, mais trop vite); une correction conti- 
nuelle, une élégance soutenue placent les Comé- 
diens au premier rang sous le rapport du style, 
parmi les comédies représentées depuis les Deux 
Gendres. Nous allons citer pour preuve de ce que 

160 nous avançons, un fragment de l'une des plus jo- 
lies scènes. On y trouvera ce | style soigné et ce [155] 
dialogue naturel dont nous venons de parler, et de 
plus, un mérite d'observation rare surtout chez 
M. Delavigne. Granville a rencontré au foyer, 

i65 dans l'acteur Belrose, son ancien ami Lebrun, qui 
l'a d'abord reçu assez lestement. Cependant, sur 
un mot du rusé marin, Vartiste devient rêveur. 

Belrose. Paris vers nous détache un inspecteur 
Qui doit porter dans l'ombre un œil observateur; 
170 Et pour venger les droits de l'art en décadence, 
Foudroyer nos talents dans sa correspondance. 
Serais-tu, par hasard?... 

— Granville. Oui, chut! — B. Je le revois, 
Cet excellent amil Va, je pensais à toi. 



4 LIVRAISON. — SPECTACLES. 207 

En lisant ton billet, j'ai pleuré de tendresse. 
175 — G. Je te crois : sois prudent. 

— B. J'approuve ton adresse, 
(Bas) Je puis te découvrir d'effroyables abus. 
Si tu veux à Paris protéger mes débuts. 

— G. Soit : mais tu vas tout dire. 

— B. Ah I qu'à cela ne tienne 1 

— G. Voyons s'il pousse loin la charité chrétienne. 
i8o — B. Tous les emplois sont nuls, hors celui des valets. 

— G. Que tu tiens? 

— B. J'ose dire avec quelque succès, etc. 

Belrose continue, et trace le portrait de tous ses 
camarades; le plus plaisant de tous est celui du 
bon Bernard, oncle de Lucile : 

i85 C'est un homme fort doux, 

De tous les chefs d'emplois il est l'auxiliaire; 
Dans Racine Eurybate, Ergraste dans Molière; 
De la location il porte le fardeau. 
Et frappe les trois coups au lever du rideau. 

igo Plus loin, lorsque Belrose a trouvé un billet 
perdu par lord Pembrock, et adressé à sa baronne, il 
le montre à l'intrigante Blinval, et il s'établit en- 
tre eux le dialogue suivant : 

Belrose. Découvrez-vous celle de nos sultanes 
195 Où peuvent s'adresser ces douceurs anglicanes? 

M"" Blinval. C'est elle 1 — Vraiment? — Du moins, j'en ai [156] 

[l'espoir. 

— Mais... — Il faut les brouiller â ne plus se revoir. 

— Voilà bien le souhait d'une honnête personne! 

— Détrompons son mylord ! — Oh 1 que vous êtes bonne ! 

200 ... Que la vengeance est douce aux grandes âmes ! 
C'est le plaisir des dieux et le bonheur des femmes. 



20S LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Ces vers sont jolis : nous n'osons affirmer qu'ils 

soient vrais. En voici d'autres qui ne le sont que 

trop. Belrose veut inviter tous ses camarades à 

2o5 dîner chez Granville, qu'il leur doit présenter 

comme auteur. 

... Nous serons les deux amphytrions, 
Tu feras les frais; moi, les invitations. 
Sois dans une heure ici : comme un auteur que j'aime, 
aie Je veux au comité te présenter moi-même. 

L'auteur chez qui l'on dîne est sûr d'un beau succès; 
Qui dîne avec son juge a gagné son procès. 
Tout s'arrange en dînant dans le siècle où nous sommes 
Et c'est par des dîners qu'on gouverne les hommes. 

2i5 A ces vers, qui feront rire tout le monde, ex- 
cepté peut-être le voisin de M. Colnet, nous ferons 
succéder ceux-ci qui, récités sur un théâtre où les 
abus n'ont pas encore eu le temps de s'introduire, 
ne plairont pas à son voisin delà rue de Richelieu. 

220 Oui, par votre indolence, 

Le théâtre avili marche à sa décadence. 
Que de vieux manuscrits, qui sont encor nouveaux. 
Dans vos cartons poudreux ont trouvé leurs tombeaux! 
Que d'enfants, inconnus du vivant de leurs pères, 

225 En paraissant au jour sont nés sexagénaires. 

Et mutilés par vous, quand vous nous les offrez, 

Réduits à votre taille, énervés, torturés. 

Ne rendent à l'oubli, qui soudain les réclame, 

Que des corps en lambeaux, sans vigueur et sans âme 1 

23o Contre tant de dégoûts que peuvent les auteurs? 
Désespérés enfin d'un siècle de lenteurs, 

Ils ravalent leur muse aux jeux du vaudeville, [157] 

Aux tréteaux de la farce, où votre orgueil l'exile. 
Ainsi périt en eux, dès leurs premiers essais, 

235 Le germe des beaux vers et des nobles succès. 



4' LIVRAISOX. — SPECTACLES. 2O9 

Ces vers sont pleins de fermeté et de chaleur. 
Les suivants, adressés au poète après son succès, 
ne sont pas moins remarquables, quoiqu'ils aient 
moins d'éclat. 

[o Toi, retiens bien ceci : Le talent d'un poète 
Avorte dans le monde et croît dans la retraite. 
Que d'oisifs du bon ton, ardents à t'inviter. 
De frivoles devoirs viendront t'inquiéter! 
Ne va pas, amoureux d'un brillant esclavage, 
Jouer d'homme amusant le triste personnage, 
Te travailler sans cesse à saisir l'à-propos. 
Et consumer ta verve en stériles bons mots, 
Crains les salons bruyants, c'est l'écueil de ton âge; 
Nous avons trop d'auteurs qui n'ont fait qu'un ouvrage! 

On a beaucoup loué l'introduction parmi les 
Comédiens, d'un certain acteur, nommé Blinval. 

Mannequin politique, 
Prôneur très roturier de la noblesse antique; 
Les nobles, sous Pépin, lui sont tous très connus; 
Mais depuis le roi Jean, rien que des parvenus. 
Quand on reprit Mérope, il sentit quelque honte 
A prêter son visage au soldat Polyphonte, 
Et tremblait d'avoir dit d'un ton séditieux : 
Qui sert bien son pays n'a pas besoin d'aïeux. 

Ces vers, assez bien tournés, ne méritaient 
cependant pas les honneurs du bis qu'un troupeau 
de jeunes sots voulait leur faire obtenir. Nous nous 
félicitons d'avoir contribué, avec une portion du 
parterre, bien faible à la vérité, à ce que l'acteur 
continuât son rôle. Pour ce qui est du personnage 
en lui-même nous conseillons franchement à M. C. 

i4 



210 L1-: CONSERVATEUR LITTERAIRE. : 

Delavigne de sacrifier cette pauvre conception. 
Blinval, froide caricature d'un modèle qui n'existe [158 
pas ou ne vaut pas la peine d'être copié, n'est que 

270 plat et n'atteint pas au mérite du ridicule. Si ce 
personnage est destiné à représenter les royalistes, 
il ne saurait être plus pitoyablement choisi, et la 
suppression d'un aussi triste rôle ne sera pas une 
grande perte. 

275 La versification des Comédiens^ parmi ses bril- 
lantes qualités, présente toutefois quelques taches 
que M. Delavigne effacera sans doute. Voici, par 
exemple, un vers de mauvais goût qui ne peut lui 
échapper ; il est placé dans la bouche de lord 

280 Pembrock : 

A table je m'assieds auprès de ma baronne, 
Et la Tamise enfin soupe avec la Garonne. 

En somme, si le plan des Comédiens est com- 
pliqué, l'action est nulle, parce que ce qui se fait 

285 sur le théâtre, n'est en quelque sorte qu'un épisode 
de ce qui se passe derrière la scène. M. Delavigne 
nous promettait un tableau de caractères, il ne nous 
a offert qu'une galerie de portraits; il avait à nous 
montrer les mœurs des comédiens, il ne nous a 

290 fait voir que quelques-uns de leurs usages; il de- 
vait dévoiler leurs intrigues, il n'a mis à découvert 
que leurs tracasseries; enfin son pinceau n'esquisse 
que faiblement les ridicules qu'il eût fallu peindre 
à grands traits; peut-être n'est-ce pas sa faute. Du 

295 reste, nous terminerons par une observation que 
ses deux ouvrages nous ont mis à même de faire; 
nous craignons que M. Delavigne ne soit dépourvu 
des deux qualités les plus essentielles au théâtre. 



4' LIVRAISON. — SPECTACLES. 211 

Comme auteur tragique, il a du mouvement et 
X) manque de sensibilité; comme auteur comique, il 
a de l'esprit et point de gaieté. // semble^ ainsi que 
le disait ce joyeux et infortuné Scarron, il semble 
que cet homme-là nait ni entrailles ni rate. 

H. [Victor Hugo.] 



REVUE LITTÉRAIRE 



1*591 



TROIS MESSÉNIENNES ROYALISTES 

Par M.. Jules VALENCE. 

La guerre de la Vendée, l'usurpation des cent 
jours et la persécution des royalistes depuis cette 
époque, tels sont les sujets des T7'ois Messéniennes 
de M. Jules Valence. Cet ouvrage se recommande 
par une diction pure et facile; mais on y cherche- 
rait vainement cette élévation de pensées et de sen- 
timents, cette énergie d'expression que semblent 
exiger des événements de cette nature. 

L'auteur, après avoir rappelé le serment que fit 
l'usurpateur de vaincre ou de mourir, ajoute : 

Tu fus témoin de ce parjure, 
Plaine de Mont-Saint-Jean, dans ce combat fameux; 
Et tu diras un jour à la race future 
Qu'il ne sut triompher ni mourir avec eux. 

Et plus bas : 

Le barbare fuyait I bientôt il s'hurnilie 
Devant le peuple altier, dominateur des mers, 
Et sans verser des pleurs il accepte la vie, 
Le mépris, la honte et des fers. 



214 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

20 Nous ne nous arrêterons point à rendre un 
compte plus détaillé de l'ouvrage; nous laisserons 
à l'auteur le soin de donner lui-même une juste 
idée de son talent : une simple citation vaut sou- 
vent mieux qu'une longue analyse. 

25 L'auteur s'adresse aux royalistes persécutés. 

Peut-être confondant le prince et la patrie 
Par un funeste aveuglement 
Des lâches qui l'avaient trahie 
Vous avez poursuivi le juste châtiment : 
3o Imprudents! Contre qui demandiez-vous vengeance? 
Contre des citoyens qui trahissaient leur foi : 
Eh! ne saviez-vous pas qu'on peut servir la France 
En combattant contre son roi? 

F. 



i\l. Marchena, réfugié espagnol, littérateur et 

35 poète très distingué, fait imprimer en ce moment, 

à Montpellier, des traductions et des ouvrages 

originaux en langue espagnole. Déjà il a publié la 

traduction des Lettres persanes, et il se propose de 

la faire suivre de celle des Œuvres historiques de 

40 Voltaire, et des meilleurs ouvrages classiques de 

toutes les langues modernes. Il annonce en outre 

qu'il va publier le recueil de ses poésies. Cette 

entreprise mérite d'être encouragée. M. Marchena 

est le premier poète espagnol qui ait réussi â 

45 transporter dans son idiome natal le style franc et 

animé de notre grand comique. 11 a fait jouer, il y 



4' LIVRAISON. — REVUE LITTÉRAIRE. 2l5 

a une dizaine d'années, sur le grand théâtre de 
Madrid, et avec succès, la traduction en vers du 
Tartuffe. 



5o L'abondance des matières nous empêche de 
parler, dans cette Livraison, de la Famille Lillers, 
roman que publie, par souscription, l'auteur de 
l'Observateur au dix-neuvième siècle. Nous enga- 
geons, en attendant, nos lecteurs à prendre con- 

55 naissance de cet ouvrage, où l'on retrouve tout 
l'esprit de M. Saint-Prosper. 



CINQUIEME LIVRAISON 

(Février 1820.) 



POÉSIE '*"' 



LES DESTINS DE LA VENDEE 

Ode dédiée à M. le Vicomte de Chateaubriand. 

« Qui de nous, en posant une urne cinéraire. 
N'a trouvé son ami pleurant sur un cercueil? 
Autour du froid tombeau d'une épouse ou d'un frère. 

Qui de nous n'a mené le deuil*? » 
5 — Ainsi sur les malheurs de la France éplorée, 

Gémissait la Muse sacrée 

Qui nous montra le ciel ouvert. 
Dans ces jours où, planant sur Rome et sur Palmyre, 
Sublime, elle annonçait les douceurs du martyre 
lo Et l'humble bonheur du désert. 

a I. Quel Français ignore aujourd'hui les Cantiques funè- 
bres? Qui de nous n'a mené le deuil autour d'un tombeau, 
n'a fait retentir le cri des funérailles? (Martyrs, liv. XXIV.) 

d C. L. 



Publ. en une plaquette de ii p. sous le même titre. Paris, 
Boucher, 1819 — Edit. des Odes de 1822 : Ode II, sous le titre 
A M. le Vicomte de Chateaubriand, la Veridée; épigr. : « Ave, 
Cssar, morituri te salutant f Tacite) » — Je cite les variantes de 
l'édition originale de 1822 (A) et de l'édition définitive, Paris, 
Gosselin, 1829 (D) 

2 D n'a trouvé quelque ami — 8 D Dans ces chants, où 
planant 



220 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Depuis, à nos tyrans rappelant tous leurs crimes, 
Et vouant aux remords ces coeurs sans repentirs. 
Elle a dit : « Dans ces temps, la France eut ses victimes. 
Mais la Vendée eut ses martyrs. » 
i5 — Déplorable Vendée, a-t-on séché tes larmes? 
Marches-tu, ceinte de tes armes, 
Au premier rang de nos guerriers? 
Si l'honneur, si la foi n'est pas un vain fantôme, 
Montre-moi quels palais ont remplacé le chaume 
20 De tes rustiques chevaliers. 

Hélas! tu te souviens des jours de ta misère; 
Des flots de sang baignaient les sillons dévastés. 
Et le pied des coursiers n'y foulait de poussière 

Que la cendre de tes cités. 
25 Ceux-là, qui n'avaient pu te vaincre avec l'épée, 

Semblaient, dans leur rage trompée, 

Implorer l'Enfer pour appui; [162] 

Et, roulant sur la plaine en torrents de fumée, 
Le vaste embrasement poursuivait ton armée, 
3o Qui ne fuyait que devant lui. 

La Loire vit alors, sur ses plages désertes. 
S'assembler les tribus des vengeurs de nos rois. 
Peuple qui ne pleurait, fier de ses nobles pertes. 

Que sur le trône et sur la croix. 
35 C'étaient quelques vieillards fuyant leurs toits en flammes. 

C'étaient des enfants et des femmes, 



i3 D eut des victimes — 14 Z) eut des martyrs — 14 Z) ajoute 
une note : Allusion à la belle notice sur la Vendée publiée 
dans le Conservateur en 1819 par M. de Chateaubriand. C'est 
dans l'émotion de cette lecture que TOde fut composée et 
publiée d'abord sous ce titre emphatique et vag-ue : les 
Destins de la Vendée. — 3i A sépare par un trait; en D le 
chiffre II 



5' LIVRAISON. — POÉSIE. 221 

Suivis d'un reste de héros; 
Au milieu d'eux marchait leur patrie exilée; 
Car ils ne laissaient plus qu'une terre peuplée 
40 De cadavres et de bourreaux. 

On dit qu'en ce moment, dans un divin délire, 
Un vieux prêtre parut parmi ces fiers soldats, 
Comme un saint, chargé d'ans, qui parle du martyre 

Aux nobles anges des combats; 
45 Tranquille, en proclamant de sinistres présages, 

Les souvenirs des anciens âges 

S'éveillaient dans son cœur glacé; 
Et racontant le sort qu'ils devaient tous attendre, 
La voix de l'avenir semblait se faire entendre 
5o Dans ses discours pleins du passé. 

« Au delà du Jourdain, après quarante années, 
Dieu promit une terre aux enfants d'Israël; 
Au delà de ces flots, après quelques journées, 

Le Seigneur vous promet le Ciel. 
55 Ces bords ne verront plus vos phalanges errantes 1 

Dieu, sur des plaines dévorantes. 

Vous prépare un tombeau lointain : 
Votre astre doit s'éteindre, à peine à son aurore; 
Mais Samson expirant peut ébranler encore 
60 Les colonnes du Philistin. 

Vos guerriers périront; mais, toujours invincibles, 
S'ils ne peuvent punir, ils sauront se venger; 
Car ils verront encor fuir ces soldats terribles 

Devant qui fuyait l'étranger. 
65 Vous ne mourrez pas tous sous des bras intrépides; [163J 

Les uns, sur des nefs homicides, 

Seront livrés aux flots mouvants; 
Ceux-là promèneront des os sans sépulture. 

Si En D : IIL 



222 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

Et cacheront leurs morts sous une terre obscure, 
70 Pour les dérober aux vivants*. 

Et vous, ô jeune chef, ravi par la victoire 

Aux hasards de Mortagne, aux périls de Saumur, 

L'honneur de vous frapper dans un combat sans gloire 

Rendra célèbre un bras obscur. 
75 II ne sera donné qu'à bien peu de nos frères 

De revoir, après tant de guerres, 

La place où furent leurs foyers; 
Alors, ornant son toit de ses armes oisives. 
Chacun d'eux attendra que Dieu rende à nos rives 
80 Les lis qu'il préfère aux lauriers. 

Vendée, ô noble terre I ô ma triste patrie! 
Tu dois payer bien cher le retour de tes rois; 
Avant que sur nos bords croisse la fleur chérie, 

Ton sang l'arrosera deux fois. 
83 Mais aussi lorsqu'un jour l'Europe réunie. 

De l'arbre de la tyrannie 

Aura brisé les rejetons, 
Tous les rois vanteront leurs camps, leur flotte immense. 
Et, seul, le roi chrétien mettra dans la balance 
90 L'humble glaive des vieux Bretons. 

Grand Dieu I si toutefois, après ces jours d'ivresse, 

a I. La noble veuve de Lescure emporta le corps de son 
mari dans sa voitur,e, et on l'enterra dans un coin obscur, 
c pour le soustraire aux outrages et à l'exhumation. (C. L.). 



91 En D, une note : Cette strophe et la suivante renferment 
sur les actes du ministère d'alors envers les Vendéens, des 
allusions devenues obscures aujourd'hui, et qui, en 1819, 
n'étaient peut-être que trop claires pour le repos de l'auteur. 
Au reste, s'il ne les explique pas ici, c'est qu'il n'y a plus de 
danger à le faire, et que d'ailleurs ces passages sont trop 
empreints de colère de parti. 

c A, D aux outrages de l'exhumation. 



5' LIVRAISON. — POÉSIE. 223 

Blessant le cœur aigri du héros oublié, 
Une voix insultante offrait à sa détresse 
Les dons ingrats de la pitié ; 
g5 Si sa mère, et sa veuve, et sa fille éplorées. 
S'arrêtaient, de faim dévorées. 

Au seuil d'un favori puissant, [164J 

Rappelant à celui qu'implore leur misère 
Qu'elles n'ont plus ce fils, cet époux et ce père 
100 Qui croyait leur léguer son sang; 

Si, pauvre et délaissé, le citoyen fidèle, 
Lorsqu'un traître enrichi se rirait de sa foi, 
Entendait au sénat calomnier son zèle 

Par celui qui jugea son roi; 
io5 Si, pour comble d'affront, un magistrat injuste, 

Déguisant sous un nom auguste 

L'abus d'un insolent pouvoir, 
Venait, de vils soupçons chargeant sa noble tête, 
Lui demander ce fer, sa première conquête, 
iio Peut-être son dernier espoir; 

Qu'il se résigne alors. Par ses crimes prospères 
L'impie heureux insulte au fidèle souffrant; 
Mais que le juste pense aux forfaits de nos pères 

Et qu'il songe à son Dieu mourant. 
n5 Le Seigneur veut parfois le triomphe du vice. 

Il veut aussi, dans sa justice. 

Que l'innocent verse des pleurs; 
Souvent, dans ses desseins, Dieu suit d'étranges voies. 
Lui, qui livre Satan aux infernales joies, 
120 Et Marie aux saintes douleurs. » 

Le vieillard s'arrêta. Sans croire à son langage. 
Ils quittèrent ces bords pour n'y plus revenir; 
Et tous croyaient couvert des ténèbres de l'âge 
L'esprit qui voyait l'avenir. 
125 Ainsi, faible en soldats mais fort en renommée, 



224 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

Ce débris d'une illustre armée 

Suivait sa bannière en lambeaux ; 
Et ces derniers Français que rien ne put défendre, 
Loin de leurs champs détruits et de leur chaume en cendre, 
i3o Allaient conquérir des tombeaux. 

V.-M. Hugo. 



ÉPIGRAMME SUR le défunt mercure [165] 



Ce livre avec raison arborait les couleurs 

Du pourvoyeur des rives sombres ; 

Ne guidait-il pas ses auteurs 

Où son patron guidait les ombres? 



D. MoNiÈRES. [Abel Hugo. 



129 A, D Loin de leur temple en deuil — D donne la date 
1819. 



PROSE 



LE DUEL DU PRECIPICE 

POÉSIE ERSE* 

Je t'atteindrai, je te frapperai de mon épée, et 
ton crâne me servira dans les festins, dit le Danois. 

iMes chiens ont faim, répondit le Saxon; ils de- 
mandent du sang, et ce ne sera pas la première fois 
5 que mes chiens auront été servis avant le fils de tes 
aïeux. 

Il dit, et il ricane comme un corbeau qui croasse 
à l'aspect d'un cadavre. Attends-moi seulement, dit 
le Danois; et il parcourt le bord de l'abîme, cher- 
lo chant un passage. La place où je t'attends, tu y 
attendras les vautours, répond le Saxon, toujours 
immobile et debout dans ses armes. 

Mais l'abîme qui les sépare est large et profond; 
il est semé de rochers, et un torrent roule au fond 
i5 comme un | tonnerre. C'est en vain que le Danois [166] 
cherche un passage : il rugit de fureur. Cependant, 

I. Ce morceau est traduit d'un ouvrage peu connu en 
France, publié à Stockholm en i8o5 par le savant professeur 
P. Merner, et intitulé : Exquisitiones p/iilosophicœ. (C. L.) 



Reproduit dans les Annales romantiques de i823. 

i5 



226 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

à l'aspect du combat des deux barbares, les armées 
s'arrêtent, les trompettes font silence; les cour- 
siers frappaient du pied la terre, et le sang ruisse- 

20 lait le long des piques. 

Un sapin était là, un vieux sapin qui avait été 
abattu par les tempêtes. Les esprits de la nuit 
l'avaient roulé du haut de la montagne, afin qu'il 
descendît vers les mers, et qu'il conduisît dans les 

25 contrées lointaines les héros, leurs enfants; mais 
le sapin s'était arrêté sur le bord de l'abîme, sa- 
chant qu'il ne verrait jamais de combat plus terri- 
ble que celui dont il allait être témoin. 

Le Danois s'avance rapidement, plié sous l'hor- 

3o rible fardeau; le Saxon, son glaive nu à la main, 
se tient prêt à s'élancer sur le pont que son en- 
nemi lui prépare. Tout à coup le Danois s'arrête, 
et le sapin tombe en retentissant sur les deux 
bords. 

35 Ils se sont rencontrés au milieu du pont fragile; 
ils se sont saisis; ils se tiennent, ils se pressent, 
pied contre pied, poitrine contre poitrine; tous les 
deux ils veulent s'enlever et se précipiter dans le 
gouffre ; tous les deux ils sont immobiles : on dirait 

40 qu'ils ne combattent que des yeux. 

Tout à coup un cri se fait entendre, un cri terri- 
ble. Le Saxon a enlevé son ennemi ; il le tient 
entre ses bras au-dessus de sa tête; il le balance 
en rugissant de triomphe; il va le lancer dans le 

45 précipice. 

Alors on vit les bergers qui s'étaient enfuis par 
crainte de la bataille, s'avancer sur le haut des ro- 
chers; on entendit les loups hurler dans la solitude 
des forêts, et l'on aperçut distinctement dans les 



5' LIVRAISON. — PROSE. 227 

5o airs les fantômes emportés par les vents qui se pen- 
chaient sur le bord des nuages. 

Mais le Danois d'une main a saisi son vainqueur [167] 
par sa rouge chevelure; de l'autre il le frappe au 
visage de son poignard. Les cris de joie se chan- 

55 gant en cris de détresse. La tète du Saxon se rejette 
en arrière ; il chancelle, le pied lui manque, ils vont 
tomber. 

Épargne-moi, crie-t-il au vaincu. Regagne la 
terre, répond le Danois. Et le Saxon s'avance, 

60 aveuglé par le sang ; il marche à pas lents suspendu 
sur l'abîme, tenant toujours entre ses bras son en- 
nemi qui le guide. 

Enfin il a franchi l'abîme; il a mis le pied sur la 
terre, ils sont sauvés. Tout à coup, emporté par la 

65 douleur, il se retourne et veut lancer son ennemi 

dans le gouffre. Meurs, s'écrie le Danois. Il le 

frappe; le Saxon frappé chancelle ; il tombe et il 

entraîne le Danois avec lui. 

Ils roulent, ils roulent de roc en roc. Bardes, 

70 chefs, soldats, tout est accouru sur le bord du pré- 
cipice. On les voit se saisir, se frapper, se com- 
battre encore. Tout à coup ils arrivent à un endroit 
où le roc est à pic, ils disparaissent, et on entend 
leurs corps se briser sur un rocher qui s'avance en 

75 esplanade au-dessus du torrent. 

Ils restent quelque temps sans mouvement : peu 
à peu on voit les cadavres se ranimer et se cher- 
cher encore à coups de poignard. Arrêtez! criaient 
les Senécions, les Senécionsdont l'aspect doit être 

80 assez puissant pour faire rentrer au fourreau les 
glaives déjà tirés; vaines clameurs : ils se relèvent, 
ils se frappent, ils se roulent. Tout à coup, chose 



228 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

horrible! un ours énorme sort de dessous les gla- 
ces, il se jette sur les deux guerriers, et, aux cris 
85 de toute l'armée, il les entraîne en rugissant dans 
sa caverne. 

E. [Eugène Hugo.] 



LITTÉRATURE FRANÇAISE f*^*^ 



LA PANHYPOGHRISIADE 

OU LE SPECTACLE INFERNAL 

DU SEIZIÈME SIÈCLE 

Comédie épique, par M. Népomucène L. LEMERCIER, 
de l'Académie française. 

(Deuxième et dernier article.) 

Nous avons annoncé que M. Lemercier avait su 
mêler des traits d'une grande élévation aux idées 
les plus singulières. Le dialogue suivant en offre 
un exemple remarquable. 
5 La bataille de Pavie est commencée ; la Mort 
vient auprès de La Trimouille, et s'adressant à lui : 

Vieux La Trimouille, toi, parmi les escadrons, 
Au péril qui t'attend tu vas à pas moins prompts. 

LA TRIMOUILLE 

C'est que tu m'apparais; et mon heure arrivée 
10 M'avertit que ta faux sur ma tête est levée. 

LA MORT 

Si tu pressens mes coups, que ne sors-tu des rang-s ? 

LA TRIMOUILLE 

Me fais-tu peur? 

LA MORT 

Malgré les dehors que tu prends, 
Vieillard, de m'éviter n'aurais-tu pas l'envie? 



230 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

LA TRIMOUILLE 

Non ; je sais préférer mon honneur à ma vie. 

LA iMORT 

i5 Tu te roidis, brave homme; hélas! qu'en ce moment 
Ton courage affecté me sourit tristement 1 

LA TRIMOUILLE 

J'ai toujours sans effroi contemplé ton image. 

LA MORT 

Oui, telle qu'un fantôme au travers d'un nuage ; 
Mais lorsque les regards m'envisagent de près, 
20 Mon aspect fait frémir; conviens-en? 

LA TRIMOUILLE 

Moi ! jamais. 

LA MORT 

Je sais qu'à tes pareils ma tête décharnée 
De lauriers éclatants se montre couronnée; 
La gloire, de son voile, aux regards des héros 
Cache les vers hideux qui me rongent les os : 

25 On vante mes cyprès; cependant ma présence 
Hier à la retraite exhortait ta prudence : 
Je t'ai glacé, la nuit, d'un présage odieux; 
Ton chien hurlant sembla t'adresser des adieux; 
Et ton coursier, l'oeil morne, et la tête en arrière, 

3o Sent qu'il conduit son maître au bout de sa carrière. 
C'en est fait! tes brassards, ta cuirasse d'airain. 
Ne pourront de ma faux parer le coup certain : 
Va te faire immoler... Un jour ta vieille armure 
Sera de ton château l'honorable parure : 

35 Mais quand de tes périls je t'accours avertir, 
Aux crédules soldats oseras-tu mentir, 
Et mener sans pitié sous la mitraille affreuse 
Ces jeunes campagnards, milice valeureuse? 



5* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 23l 

Le poète a longtemps parlé, mais on sent que 

40 le philosophe a dicté les quatre derniers vers. Ce 
dialogue est d'ailleurs plein de vérité, et si la Mort 
n'a pu faire toutes ces réflexions au vieux La Tri- 
mouille, il a pu se les faire à lui-même. 

L'épisode d'Ugolin, celui de Françoise de Rimini, 

45 sont justement admirés. Peut-être le Dante leur 
doit-il une grande partie de sa gloire; .\L Lemer- 
cier aura sans doute | un jour la même obligation [170] 
à l'épisode de Candor et de Pulcrine. (9' chant.) 
L'armée de Charles-Quint met Rome au pillage; 

5o deux jeunes époux, un vieillard leur père, un enfant 
leur fils, attendent avec anxiété quel malheur va 
les frapper dans les calamités générales. 

Les portes de leur palais sont brisées par une 
soldatesque effrénée, les domestiques égorgés. 

55 Candor meurt en défendant sa femme et son vieux 
père; le vieillard expire, et Pulcrine, la plus mal- 
heureuse de sa famille^ reste en proie à la bruta- 
lité des vainqueurs. 

Un voile alors cacha le courroux allumé 
60 De la pudeur luttant contre un Mars enfumé : 
Scène dont les humains raillent l'horreur extrême. 
Et dont l'aspect hideux révolta l'enfer même. 

La scène change. Rome est en flammes, 

Et l'incendie au loin ondoie avec les flots : 
65 Une femme accourait poussant mille sanglota; 
Sa main guide un enfant : elle a fui sa demeure, 
Et sur l'arc d'un vieux pont marche, s'arrête et pleure. 
C'est Pulcrine et son fils d'un pas épouvanté 
Traversant les débris de la vaste cité. 



232 LK CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

70 Pulcrine qui, fuyant et bourreaux et victimes. 
Lève ses yeux frappés de l'image des crimes, 
Et sous l'affreux éclat répandu dans les airs. 
Paraît une ombre pâle, échappée aux enfers. 

Elle cherche à rassurer son tils, que ses regards 
75 épouvantent; sa tête se perd, elle oublie son mal- 
heur récent, et alors se passe une des scènes les 
plus terribles qu'on puisse imaginer. 

PULCRINE 

Ne pleure pas... Tes pleurs importunent ta mère... 

Va, va te consoler dans les bras de ton père : 
80 II t'aime, il nous sourit; son aimable bonté [171] 

Jamais pour tes,erreurs n'eut de sévérité : 

C'est pour nous rendre heureux qu'il agit, qu'il respire; 

Et quand nous soupirons, sa tendresse en soupire... 

N'est-il pas vrai, Candor, modèle de vertu? 
85 Cher époux, réponds-moi... 

l'enfakt 

Ma mère, où le vois-tu? 

PULCRINE 

Oui, Candor, hàtons-nous de sortir de la ville. 

Ta fidèle équité^ cherche un séjour tranquille... 

La guerre menaçante approche de ces murs. 

Nous trouverons aux champs des asiles plus sûrs; 
90 Des mœurs de l'âge d'or nous reverrons la trace. 

Tu te plais à Tibur, où se plaisait Horace : 

L'amour, la poésie, et le doux soin des fleurs. 

Sous d'agrestes abris enchanteront nos cœurs. 

Viens... faisons à mon père approuver ce voyage : 
95 Les vieillards à leur toit sont attachés par l'âge. 

1. Hémistiche inintelligible. (C. L.) 



5* livraison. — littérature française. 233 

l'enfant 
A qui parles-tu donc? 

PULCRINE 

A ton père 



Il est mort. 



PULCRINE 



Mort! qui? perds-tu l'esprit?... Non, mon enfant, il dort. 
Regarde... Pour jamais il dort sur la poussière... 
Son corps est tout sanglant, et ses yeux sans lumière; 
loo Ses yeux, hélas! témoins de mon horrible affront I... 

L'idée de la mort de son époux lui rend le senti- 
ment de toute son infortune; elle ajoute : 

Misérable I où cacher l'opprobre de mon front?... 

Candor, en expirant tu reçus ma promesse... [172] 

io5 Je ne trahirai point ma gloire et ta tendresse. 

L'outrage qui me souille est ignoré de tous, 

Et victime après toi de ton amour jaloux, 

Dans l'éternel oubli dérobant notre injure... 

Vois ces ondes... entends le Tibre qui murmure... 
iio La mort qui sous ce pont roule au milieu des flots. 

M'ouvre leur vaste lit... C'est là qu'est le repos. 



Ah ! pourquoi coupes-tu ta belle chevelure. 
Ma mère? 

PULCRINE 

O longs cheveux! inutile parure! 
La main de mon époux se plut à vous tresser; 
ii5 C'est autour de mon fils qu'il faut vous enlacer. 
Liez d'un nœud fatal et l'enfant et la mère... 



234 Ï-E CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Son fils, épouvanté de ces sinistres apprêts, veut 
s'arracher de ses bras. Elle le retient; et parvenue 
au dernier degré d'égarement, croyant entendre la 
120 voix de son époux, elle se lève. 

l'enfant 
Arrête... Oh! par pitié!... 

PULCRINE 

Ton père nous appelle. 
Elle dit, prend sa course, et, mère trop cruelle. 
Dans le fleuve avec lui tout à coup s'élançant. 
Pousse un cri vers les cieux et tombe en l'embrassant. 
125 On vit longtemps sa robe, en flottant sur les ondes. 
Les soutenir luttant sur les vagues profondes. 
Leurs mains battre les flots rougis de feux lointains, 
Disparaître ; et le Tibre engloutit leurs destins. 

Ces vers terminent dignement ce bel épisode, 
i3o qui peut se passer de nos louanges et de nos com- 
mentaires. 

François I*"'' meurt victime de la vengeance de 
l'époux I de la belle Ferronière, vengeance que [173| 
M. Lemercier n'a pas craint de personnifier. Ghar- 
i35 les-Quint, retiré au couvent de Saint-Just, y fait 
célébrer son enterrement, et expire ensuite accablé 
par la tristesse. La toile tombe; la pièce est finie, 
et les diables se révoltent; les uns sifflent, les au- 
tres applaudissent. Le théâtre, détruit par l'anar- 
140 chie, s'écroule dans l'abîme et les met tous d'ac- 
cord. 

On sent tout ce qu'un pareil plan offre de bizarre. 
La sévérité des critiques dont l'ouvrage de M. Le- 
mercier a été l'objet, ne nous laissait plus rien à 



5' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 235 

145 dire sur le ridicule de quelques endroits du poème, 
nous avons pensé qu'il n'y avait plus qu'à rendre 
justice à ce qu'il renferme de beautés. 

Nous n'avions pas à hésiter, il fallait décider que 
l'un de nos poètes les plus distingués était fou, ou 

i5o bien qu'il avait cherché à le paraître; nous avons 

pris ce dernier parti, et une seconde lecture de son 

poème nous a confirmé dans l'opinion que nous 

avançons. 

Lesage raconte, dans sa préface de Gil Blas, un 

i55 trait dont il est bon de se souvenir avant de com- 
mencer la lecture de la Panhypochrisiade, car celui 
qui, rebuté par la trivialité de certaines expressions, 
ou par la bizarrerie de plusieurs scènes, rejetterait 
l'ouvrage sans le lire, ressemblerait à cet étudiant 

i6o qui laissa son camarade chercher seul le trésor 
caché sous l'épitaphe du licencié. 

A. [Abel Hugo.] 



HISTOIRE GÉNÉRALE DE FRANCE [174] 

Par MM. VÉLY, VILLARET, GARNIER et DUFAU, ornée 
de plus de trois cents gravures. Règne de Charles lX{suite 
et fin), t. XXX*. 

(Premie?- article.) 



Chez les anciens, l'occupation d'écrire l'histoire 
était le délassement des grands hommes; c'était 
Xénophon, chef des dix mille ; c'était Tacite, prince 
du sénat. Chez les modernes, comme les grands 
5 hommes ne savaient pas lire, il fallut avoir recours 
à des savants, c'est-à-dire à des gens qui n'étaient 
savants que parce qu'ils étaient restés toute leur vie 
étrangers aux intérêts de ce bas monde. 

Il est à remarquer que les premiers historiens 
lo anciens écrivirent d'après des traditions, et les 
premiers historiens modernes, d'après des chroni- 
ques. 

Les anciens, écrivant d'après des traditions, sui- 

I. A Paris, chez Desray, libraire, rue Hautefeuille, n* 4. 
(C. L.) 



Dans Littérature et Philosophie mêlées, 2 fragments (1-78 et 
208-267) et une phrase détachée (273-276). 

1-78 En tête de Littérature et Philosophie mêlées, t. I, p. 5-io. 
— 2 des grands hommes historiques — 5 les grands hommes 
historiques — 5-7 fallut que l'histoire se laissât écrire par des 
lettrés et des savants, gens qui n'étaient savants et lettrés 
que — 8 monde, c'est-à-dire à l'histoire. | De là, dans l'his- 
toire, telle que les modernes l'ont écrite, quelque chose de 
petit et de peu intelligent. ] Il est à remarquer 



5' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. l2>J 

virent cette grande idée morale, qu'il ne suffisait 

i5 pas qu'un homme eût vécu, ou même qu'un siècle 
eût existé, pour qu'il fût de l'histoire, mais qu'il 
fallait encore qu'il eût légué de grands exemples à 
la mémoire des hommes. Voilà pourquoi l'histoire 
ancienne ne languit jamais; elle est ce qu'elle doit 

20 être, le tableau raisonné des grands hommes et des 

grandes choses, et non pas, comme on l'a voulu 

faire de nos temps, le registre de vie de quelques 

hommes, ou le procès-verbal de quelques siècles. 

Les historiens modernes écrivant d'après des 

25 chroniques, ne virent dans leurs livres que ce qui 
y était déjà : des faits contradictoires à rétablir et 
des dates à concilier; ils écrivirent en savants, 
s'occupant beaucoup des faits et rarement des 
conséquences, ne s'étendant pas sur les événe- 

3o ments d'après l'intérêt moral qu'ils étaient suscep- 
tibles de préjsenter, mais d'après l'intérêt de [175] 
curiosité qui leur restait encore, eu égard aux 
événements de leur siècle. Voilà pourquoi la plu- 
part de nos histoires commencent par des abrégés 

35 chronologiques et se terminent par des gazettes. 

On a calculé qu^il faudrait huit cents ans à un 

homme qui lirait quatorze heures par jour, pour 

lire seulement les ouvrages écrits sur l'histoire qui 

se trouvent à la Bibliothèque royale; et parmi ces 

40 ouvrages, il faut en compter plus de vingt mille, la 
plupart en plusieurs volumes, sur la seule Histoire 
de France, depuis MM. Royou, Fantin-Désodoards 
et Anquetil, qui nous ont donné des histoires com- 



22 de notre temps — 25 dans les livres que ce qui y était 
des faits — 48 qui ont donné 



238 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

plètes, jusqu'à ces braves chroniqueurs Froissard, 

45 Comines et Jean de Troie, par lesquels nous sa- 
vons que ung tel jour le roi estait malade et qu ung 
tel autre jour ung homme se noya dans la Seine. 

Or, parmi ces ouvrages, on sait ou on ne sait 
pas qu'il en est quatre généralement connus sous 

5o le nom des quatre grandes histoires de France, 
celle de Dupleix qu'on ne lit plus; celle de Méze- 
ray qu'on lira toujours, non pas parce qu'il est 
aussi exact et aussi vrai que Boileau l'a dit pour la 
rime, mais parce qu'il est original et satirique, ce 

55 qui vaut encore mieux pour des lecteurs français; 
celle du père Daniel, jésuite, fameux par ses descrip- 
tions de batailles, qui a fait en vingt ans une his- 
toire qui n'a d'autre mérite que l'érudition, et dans 
laquelle le comte de Boulainvilliers ne trouvait 

60 guère que dix mille erreurs; et enfin celle de Vély 

et continuateurs, dont nous allons nous occuper. 

« Il y a des morceaux bien faits dans Vély, a dit 

Voltaire dont les jugements sont précieux; on lui 

doit des éloges et de la reconnaissance; mais il 

G5 faudrait avoir le style de son sujet, et pour faire 
une bonne Histoire de France, il ne suffit pas 
d'avoir du discernement et du goût. » 

Villaret, qui avait été comédien, écrit d'un style 
pré [tentieux et ampoulé; il fatigue par une affec- [176] 

70 tation continuelle de sensibilité et d'énergie; il est 
souvent inexact, et rarement impartial. Garnier, 



45 Jean de Troyes — 46 et que ung — 48 Parmi ces ouvra- 
ges, il en est — 52 non parce qu'il — 58 histoire où il n'y a 
— 60-61 celle de Vély continuée par Villaret et par Garnier 
62 dit Voltaire 



5* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 289 

plus raisonnable, plus instruit, n'est guère meil- 
leur écrivain; sa manière est terne, son style lâche 
et prolixe ; il n'y a entre lui et Villaret que la diffé- 

75 rence du médiocre au pire; et si la première con- 
dition de vie pour un ouvrage doit être de se faire 
lire, le travail de ces deux auteurs peut être à juste 
titre regardé comme non avenu. 
[M. Dufau ne s'est pas laissé épouvanter, nous 

80 ne dirons pas par la force, mais par la faiblesse 
des talents auxquels on lui proposait d'associer le 
sien; il est bien supérieur à ses devanciers, même 
à Vély; son style est clair, rapide, concis et pres- 
que toujours élégant; sa narration est animée; ses 

85 descriptions ne manquent ni de chaleur ni de co- 
loris; ses recherches sont solides, sa critique judi- 
cieuse et impartiale; en un mot, son ouvrage an- 
nonce un vrai talent. Nous croirons devoir lui 
donner plusieurs conseils; mais le premier, c'est 

90 de refaire le travail de Villaret et de Garnier, qui 
réellement fait disparate avec le sien. 



73-74 style est lâche et prolixe. Il n'y a entre Garnier et Vil- 
laret — 78 L. et Ph. ajoute deux paragraphes nouveaux : « Au 
reste, écrire l'histoire d'une seule nation, c'est œuvre incom- 
plète, sans tenants et sans aboutissants, et par conséquent 
manquée et difforme. 11 ne peut y avoir de bonnes histoires 
locales que dans les compartiments bien proportionnés d'une 
histoire généiale. Il n'y a que deux tâches dignes d'un his- 
torien dans ce monde : la chronique, le journal ou l'histoire 
universelle. Tacite ou Bossuet. | Sous un point de vue res- 
treint, Comines a écrit une assez bonne histoire de France 
en six lignes : « Dieu n'a créé aucune chose en ce monde 
ny hommes, ny bestes, à qui il n'ait fait quelque chose son 
contraire, pour la tenir en crainte et en humilité. C'est pour- 
quoi il a fait France et Angleterre voisines- » 



240 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Dans ce premier article, nous examinerons 
M. Dufau sous le rapport du style; dans le second, 
nous l'examinerons comme historien. 

95 Après avoir rapidement retracé les premières 
années de la régence, la mauvaise administration 
de Catherine, son isolement au milieu des partis, 
la renaissance des troubles, l'auteur arrive à cette 
fameuse fuite de Meaux, qui eut une si grande in- 

100 fluence sur le reste de la vie de Charles IX^ alors 
que la cour est sur le point d'être enlevée par le 
prince de Condé, et qu'elle n'est sauvée que par 
l'intrépidité des Suisses. Anquetil n'a vu là qu'une 
circonstance en faveur des catholiques sur laquelle 

io5 il fallait rapidement passer; Mézerai n"y a vu que 
le désarroi des femmes de la cour, forcées de fuir 
au milieu des soldats, et le père | Daniel, qu'une [i77] 
marche par bataillon carré; M.. Dufau nous trace 
un véritable tableau de caractère; on reconnaît 

iio déjà la manière des anciens. 

« A minuit donc ces étrangers, commandés par 
le colonel Pliffer, homme intrépide et bon officier, 
qui avait promis sur sa tête qu'il ramènerait le roi 
sain et sauf dans sa capitale, vinrent se ranger au- 

ii5 tour de la demeure royale. Malgré la fermeté et le 
dévouement qu'ils témoignaient , on était loin 
d'être tranquille. Le roi laissait voir une sombre 
indignation d'être obligé de fuir devant ses sujets; 
la reine-mère paraissait inquiète : un secret effroi 

120 avait gagné tous les cœurs. Le vieux connétable 
seul ne démentait pas cette fermeté qu'il avait tou- 
jours montrée dans le péril. 

« Cependant, à la lueur des torches, on se dis- 
pose à partir. Les Suisses reçoivent au milieu 



5* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 24I 

125 d'eux le roi, la reine-mère, les princes et le nom- 
breux cortège des filles de la reine, lis marchent 
avec gaieté, enseignes déployées, etc. » 

L'auteur peint avec les mêmes couleurs la ba- 
taille de Saint-Denis et celle de Jarnac, où périt le 

i3o prince de Condé; il évite de tracer le portrait de 
ce grand homme; il se contente de le peindre par 
le témoignage des historiens; et en effet il était 
difficile de faire autrement, après le portrait si ori- 
ginal et si vrai que nous en a laissé Mézerai : Ainsi 

i35 mourut Louis de Bourbon, prince de Condé, ce grand 
ennemi de la messe, etc. Il est à remarquer que Mé- 
zerai, qui, comme on sait, était buveur et cynique, 
conserve son caractère dans toute son histoire; il 
est piquant, mais il n'intéresse jamais; il n'a ni 

140 chaleur, ni énergie; il est toujours en dehors des 
événements; quelque sujet qu'il traite, fêtes, guer- 
res ou massacres, il rappelle toujours ce vers de 
Segrais : 

Un vieux faune en riait dans sa grotte sauvage. 

145 Mais le morceau où M. Dufau nous semble avoir [178] 
développé le plus de chaleur, le plus d'énergie, en 
un mot le plus de talent de style, c'est la descrip- 
tion de la Saint-Barthélémy. Dans un sujet aussi 
usé, il était difficile de trouver des couleurs nou- 

i5o velles. Cependant nous ne croyons pas que, dans 
aucun des historiens qui ont décrit cette nuit ter- 
rible, il se rencontre un début aussi vif et aussi 
animé que celui-ci : « Aussitôt on vole à Saint-Ger- 
main-l'Auxerrois, situé plus près du Louvre que le 

[55 Palais, où l'on ne devait sonner que vers la pointe 
du jour. Bientôt le sinistre tocsin donne le signal 



242 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

des fureurs. A ce bruit, les soldats embusqués se 
rassemblent, des lumières paraissent tout à coup 
aux fenêtres; on tend des chaînes dans les rues, 

i6o les armes brillent, un long cri de mort se fait en- 
tendre. » 

L'auteur continue la description de cette nuit 
fatale. 11 peint la mort de Coligny; il ne paraît pas 
adopter l'opinion que le vieillard ait été aban- 

i65 donné de ses serviteurs après qu'il leur eut dit ces 
paroles : « Mes amis, sauvez-vous, que ma mort 
ne fasse qu'une veuve. » 11 rapporte ces derniers 
mots au Bohémien Dianowitz : « Jeune homme, tu 
devrais respecter mes cheveux blancs. » Cepen- 

170 dant le corps de l'amiral est jeté par les fenêtres; 
le duc de Guise vient le contempler; il foule aux 
pieds le cadavre. L'auteur continue : 

« Peut-on retracer sans frémir le tableau qu'ofïre 
alors cette malheureuse ville? Des troupes force- 

175 nées parcourent les rues. Le son des cloches, les 
coups de feu, les vociférations fanatiques, les gé- 
missements des victimes se mêlent et retentissent 
dans l'air. On enfonce les portes, on poursuit les 
malheureux protestants désarmés et à demi-nus 

180 jusque sur les toits. Les femmes, après avoir as- 
souvi la féroce brutalité du soldat, sont massa- 
crées. On égorge les enfants dans leur berceau. I Le [179 
sang ruisselle dans les rues. La ville entière n'offre 
plus qu'une vaste scène de carnage. » 

i85 Et toute la description est écrite avec une pareille 
vigueur. L'auteur la termine par le beau trait de 
Vesins, qui, sous prétexte d'égorger lui-même son 
ennemi, le tire des mains des soldats, le fait mon- 
ter à cheval, le mène en lieu de sûreté, et le quitte 



5" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 248 

190 en lui adressant ces héroïques paroles : Je n ai pas 
vouki me venger en assassin, mais en brave; quand 
vous voudrez^ nous viderons notre querelle en gentils- 
hommes. 

On remarqua comme une des singularités de 

195 cette nuit terrible, à ce que rapporte d'Aubigné, 
que dans une si grande multitude de vaillante no- 
blesse, aucun ne mourut l'épée à la main, si ce 
n'est Guerchi, et qu'aucune maison ne se fit forcer 
si ce n'est celle d'un avocat nommé Taverni, qui 

200 fit faire des balles avec sa vaisselle, et qui, lorsque 
les munitions lui manquèrent, fit ouvrir les portes, 
et se précipita de lui-même au milieu des massa- 
creurs. 

On raconte, dit Mézerai, qu'on vit poignarder 

2o5 un enfant qui se jouait à la barbe de celui qui le 
tua, et qu'une bande de petits garçons en traîna 
un autre à la rivière.] 

Les descriptions de batailles de M. Dufau sont 
bien supérieures aux tableaux confus et sans 

210 couleur que nous a laissés Mézerai, et aux in- 
terminables bulletins du père Daniel; toutefois, 
il nous permettra de lui faire une légère observa- 
tion, dont nous croyons qu'il pourra profiter dans 
la suite de son ouvrage. Si M. Dufau s'est rappro- 

2i5 ché de la manière des anciens, il ne s'est pas en- 
core assez dégagé de la routine des historiens mo- 



208-267 Littéral, et Philos, mêlées, sous le titre : A un histo- 
rien, t. I, p. 27. 

208 Vos descriptions de batailles sont bien — 212 Toutefois, 
vous nous permettrez une observation — 21 3 que vous pour- 
rez profiter — 214 votre ouvrage. Si vous vous êtes rapproché 
— 2i5 vous ne vous êtes pas 



244 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

dernes ; il s'arrête trop aux détails, et ne s'attache 
pas assez à peindre les masses. Que nous importe, 
en effet, que Brissac ait exécuté une charge contre 

220 d'Andelot, que Lanoue ait été renversé de cheval, 
et que Montpensier ait passé le ruisseau ? La | plu- 
part de ces noms qui apparaissent là pour la pre- 
mière fois dans le cours de l'ouvrage, jettent de la 
confusion dans un endroit où l'auteur ne saurait 

225 être trop clair, et lorsqu'il devrait entraîner par une 
'succession rapide de tableaux. L'esprit s'arrête à 
chercher à quel parti tels ou tels noms appartien- 
nent, pour pouvoir suivre le fil de l'action. Ce 
n'est point ainsi qu'en usait Polybe, et après lui 

23o Tacite, les deux premiers peintres de batailles de 
l'antiquité. Ces grands historiens commencent 
par nous donner une idée exacte de la position des 
deux armées, par quelque image sensible tirée de 
l'ordre physique : l'armée était rangée en demi- 

235 cercle, elle avait la forme d'un aigle aux ailes 
étendues; ensuite viennent les détails. Les Espa- 
gnols formaient la première ligne, les Africains la 
seconde, les Numides étaient jetés aux deux ailes, 
les éléphants marchaient en tête, etc.. Mais, 

240 nous le demandons à M. Dufau lui-même, si nous 
lisions dans Tacite : Vibulenus exécute une 
charge contre Rusticus, Lentulus est renversé de 
cheval, Civilis passe le ruisseau, il serait très pos- 
sible que ce petit bulletin eût paru très clair et 

245 très intéressant à ses contemporains, mais nous 
doutons fort qu'il eût trouvé le même degré de 



217 vous vous arrêtez trop... et vous ne vous attachez pas ^ 
225 entraîner l'esprit par — 226 Le lecteur s'arrête — 240 nous 
vous le demandons à vous-même — 246 aux contemporains 



5' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 245 

faveur auprès de la postérité, et c'est une erreur 
dans laquelle sont tombés la plupart des histo- 
riens modernes; l'habitude de lire les chroniques 

25o leur rend familiers les personnages inférieurs de 
l'histoire qui ne doivent point y paraître; le désir 
de tout dire, lorsqu'ils ne devraient dire que ce 
qui est intéressant, les leur fait employer comme 
acteurs dans les occasions les plus importantes : 

255 de là vient qu'ils nous donnent des descriptions 
qu'ils comprennent fort bien, eux et les érudits, 
parce qu'ils connaissent les masques, mais dans 
lesquelles la plupart des lecteurs, qui ne sont point 
obligés d'avoir lu les chroniques pour pouvoir 

2ÔC) lire l'histoire, ne voient guère autre chose que des 

noms et de l'ennui. En général, il ne | faut dire à [181] 
la postérité que ce qui peut l'intéresser; et pour 
intéresser la postérité, il ne suffit pas d'avoir bien 
exécuté une charge, ou d'avoir été renversé de 

265 cheval, il faut avoir combatt-u de la main et des 

dents comme Cynégire, être mort comme d'Assas, 

ou avoir embrassé les piques, comme Vinkelried. 

[Nous le répétons, nous ne faisons pas cette 

observation à M. Dufau comme un reproche, 

270 mais comme un encouragement; non, pour qu'il 
change sa manière d'écrire, mais pour qu'il s'aban- 
donne avec plus d'assurance à ses propres idées. 
M. Dufau a du talent,] il ne doit donc reculer de- 
vant aucune difficulté ; il fallait de petites armes aux 

275 hommes ordinaires; aux grands athlètes, il leur 
fallait les cestes d'Hercule. E. [Victor Hugo] 



273-276 Phrase consen-ée dans Littéral, et Philos, mêlées, 
t. I, p. 192 — 2.73 L'homme de génie ne doit reculer 



TROIS MESSÉNIENNES SUR LES MAL- 
HEURS DE LA FRANCE, AUGMENTÉES 
DE DEUX ÉLÉGIES SUR LA VIE ET LA 
MORT DE JEANNE D'ARC. 

Par M. Casimir DELA VIGNE. 

Depuis que la littérature est devenue le domaine 
de la politique, on ne peut mettre au jour un ou- 
vrage qu'il ne soit aussitôt adopté par un parti et 
repoussé par l'autre. L'auteur, tour à tour porté 
5 au ciel ou abaissé jusqu'à terre, proteste vaine- 
ment contre les arrêts passionnés et contradictoi- 
res de ses juges. Il est condamné à supporter à la 
fois l'humiliation des éloges les plus exagérés et le 
dégoût des critiques les plus injustes. 

10 Tel a été le sort du "jeune auteur dont nous nous 
occupons. En publiant ses poésies, il a ouvert 
l'arène aux passions et aux clameurs des partis. 
C'est à nous de venger M. C. Delavigne des juge- 
ments exagérés dont il a été l'objet, et de faire en- 

i5 tendre, au milieu de tant d'excès, le langage de la 
vérité. Notre jugement ne peut être suspect; | tout, [182] 
à l'égard de M. C. Delavigne, nous fait une loi de 
l'impartialité. Ce jeune poète est dans les rangs 
des libéraux, et nous sommes royalistes; il a du 

2o talent, et nous avons fait serment d'être justes. 
Ainsi placés entre nos opinions et notre cons- 
cience, notre choix n'a pu être un instant dou- 
teux. 

Les Trois îMesséniennes de M. C. Delavigne et 



5* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 247 

25 ses Élégies sur Jeanne d'Arc, jouissent d'une répu- 
tation méritée. Ce qui constitue le principal mérite 
de ces pièces, c'est une expression poétique, des 
tours vifs et énergiques, et une élégance soute- 
nue. La première Messénienne sur la bataille de 

3o Waterloo nous a semblé supérieure à toutes les 
autres, même à la seconde sur la dévastation du 
Musée, bien que dans celle-ci l'auteur, en alliant à 
une foule d'images gracieuses des tableaux tracés 
avec force, ait fait preuve d'une rare flexibilité de 

35 talent. Les trois autres pièces, quoique inférieu- 
res aux deux premières, ne sont pas indignes de 
leur auteur; on y reconnaît toujours M. C. Dela- 
vigne. On pourrait les comparer à cinq sœurs 
charmantes, qui, sans se ressembler parfaitement, 

40 ont toutes cependant, dans l'ensemble de la phy- 
sionomie, cet air de famille qui convient à des 
sceurs. 

Fades non omnibus una, 
Nec diversa tamen, qualem decet esse sororum. 

45 Le début est plein de noblesse : 

Ils ne sont plus, laissez en paix leur cendre; 
Par d'injustes clameurs ces braves outragés 
A se justifier n'ont pas voulu descendre ; 
Mais un seul jour les a vengés : 
5o Ils sont tous morts pour nous défendre. 

Il peint ainsi leur mort héroïque : 

Parmi des tourbillons de flamme et de fumée, 
O douleur! quel spectacle à mes yeux vient s'offrir? 
Le bataillon sacré, seul devant une aVmée, [183] 

55 S'arrête pour mourir. 



248 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Dans la strophe suivante, la noblesse de la pen- 
sée est encore relevée par la noblesse de l'expres- 
sion : 

Le destin des combats 
60 Leur devait, après tant de gloire. 

Ce qu'aux Français naguère il ne refusait pas, 
Le bonheur de mourir dans un jour de victoire. 

Nous sommes sûrs que les suivants seront en- 
tendus; ils sont l'expression d'une âme toute fran- 
65 çaise : 

Étouffons le llambeau des guerres intesdnes. 
Soldats, le Ciel prononce, il relève les lis : 
Adoptez les couleurs du héros de Bovines, 
En donnant une larme aux drapeaux d'Austerlitz. 

70 Voulons-nous maintenant des peintures gra- 
cieuses; ouvrons la seconde Messéniennc : 

Le deuil est aux bosquets du Guide, 
Muet, pâle, et le front baissé, 
L'Amour que la guerre intimide, 
75 Éteint son flambeau renversé. 

Des Grâces la troupe légère 
L'interroge sur ses douleurs; 
Il leur dit, en versant des pleurs : 
« J'ai vu Mars outrager ma mère. » 

80 Et plus bas : 

Versant sur un beau corps sa clarté caressante, 
A travers le feuillage, un faible et doux rayon 

Porte les baisers d'une amante 

Sur les lèvres d'Endymion. 



5'^ LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 249 

85 Nous avons déjà fait pressentir notre opinion 
sur les deux élégies de Jeanne d'Arc. Le jugement 
que nous en porterons | sera tel qu'on doit l'atten- [184] 
dre de lecteurs que les Messéniennes ont rendus 
sévères. Nous pensons que la peinture des mal- 

90 heurs de la vierge héroïne demandait une teinte 
de tristesse et de mélancolie, une sensibilité vraie, 
qualité précieuse que M. C. Delavigne ne possède 
pas à un haut degré. Ce jeune poète, doué d'une 
imagination vive et brillante, surprend le lecteur, 

g5 mais l'attendrit rarement. 

Il représente Jeanne d'Arc montant sur le bû- 
cher : 

Tranquille elle y monta; quand, debout sur le faîte. 
Elle vit ce bûcher qui l'allait dévorer, 
100 Les bourreaux en suspens, la flamme déjà prête, 
Sentant son cœur faillir, elle baissa la tête, 
Et se prit à pleurer. 

Bien, fort bien jusqu'ici ; mais pourquoi l'auteur, 
au lieu de se livrer ensuite à des exclamations qui 

io5 glacent tout, n'a-t-il pas suivi cette première idée, 
pourtant si juste, si naturelle, de mettre Jeanne 
d'Arc en scène, et de laisser à cette infortunée le 
soin de nous attendrir elle-même sur ses malheurs. 
11 nous semble que Jeanne d'Arc eût touché tous 

uo les cœurs, si le poète l'eût représentée pleurant 
sur un père, une mère délaissée, pleurant sur une 
vie que tant de souvenirs et tant d'espérances lui 
rendaient chère, et pourtant sitôt et si cruellement 
moissonnée. 

ii5 Après avoir rendu un juste hommage au talent 
de M. C. Delavigne, qu'il nous soit permis de lui 



250 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

adresser quelques reproches sur le choix de ses 
sujets. Les victimes du désastre de Waterloo mé- 
ritent sans doute notre pitié et nos regrets; mal- 

120 heur à quiconque refuserait ce dernier tribut à des 
frères qui, pour être rebelles, ne tombèrent pas 
sans honneur. Mais si l'égarement de ces braves, 
que leur mort même n'absoudra point devant l'in- 
flexible histoire, est digne de nos larmes, il ne 

125 l'est point de nos éloges. M. C. Delavigne en con- 
viendra sans peine; il paraît même | l'avoir senti. [185] 
Nous pensons que c'est en effet par un secret sen- 
timent des convenances que ce jeune poète, après 
avoir célébré la gloire contemporaine, si toutefois 

i3o la gloire est là où n'est point la tidélité, l'a asso- 
ciée dans ses chants à celle des anciens jours, que 
la trahison ne ternit jamais. 



LA FAMILLE LILLERS 

OU SCÈNES DE LA VIE 

Par A.-J.-C. SAINT-PROSPER, auteur de VObseivateur 
au dix-neuvième siècle, tome premier*. 

Celui qui, tourmenté du généreux démon de la 
satire, prétend dire des vérités dures à son siècle, 
doit, pour mieux terrasser le vice, attaquer en face 
l'homme vicieux; pour le flétrir, il doit le nommer; 
5 mais il ne peut acquérir ce droit qu'en se nom- 
mant lui-même : de cette manière, il s'assure en 
quelque sorte la victoire, car plus son ennemi est 
puissant, plus il se montre courageux, et la puis- 
sance recule toujours devant le courage; d'ailleurs 

lo la vérité veut être dite à haute voix, et une médi- 
sance anonyme est peut-être plus honteuse qu'une 
calomnie signée. Il n'en est pas de même du mora- 
liste paisible qui ne se mêle dans la société que 
pour en observer en silence les ridicules et les 

i5 travers, le tout à l'avantage de l'humanité. S'il 
examine les individus en particulier, il ne critique 

I. On souscrit pour cet ouvrage, à raison de 2 fr. 5o par 
volume, chez M. Pichard, quai de Conti, n° 5, et Everat, rue 
du Cadran, n° 16. (C. L.) 



Dans Littérature et Philosophie mêlées, deux fragments 
(1-47 et 82-96). 

1-47 Littéral, et Philos, mêlées, t. I, p. 124, sous le litre : 
Satiriques et moralistes. 
8 courageux, lui, et la puissance... 



252 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

que l'espèce en général ; l'étude à laquelle il se 
livre est donc absolument innocente, puisqu'il 
cherche à guérir tout le monde sans blesser per- 

20 sonne. Cependant, pour remplir avec fruit son 
utile fonction^ sa première précaution doit être de 
garder l'incognito. Quelque bonne opinion que 
nous ayons de \ nous-mêmes, il y a toujours en [186] 
nous une certaine conscience qui nous fait consi- 

25 dérer comme hostile la démarche de tout homme 
qui vient scruter notre caractère. Cette conscience 
est celle de 

L'endroit que l'on sent faible, et qu'on veut se cacher. 

Aussi, si nous sommes forcés de vivre avec celui 

3o que nous regarderons comme un importun sur- 
veillant, nous envelopperons nos actions d'un voile 
de dissimulation, et il perdra toutes ses peines. Si 
au contraire nous pouvons l'éviter, nous le ferons 
fuir de tout le monde, en le dénonçant comme un 

35 fâcheux. Le philosophe observateur, à la manière 
des acteurs anciens, ne peut remplir son rôle s'il 
ne porte un masque. Nous recevrons fort mal le 
maladroit qui nous dira : Je viens compter vos 
défauts et étudier vos vices; il faut, comme dit 

40 Horace, qu'il metle du foin à ses cornes, autrement 
nous crierons tous haro! et celui qui se charge 
d'exploiter le domaine du ridicule, toujours si vaste 
en France, doit se glisser plutôt que se présenter 
dans la société, remarquer tout sans se faire remar- 

45 quer lui-même, et ne jamais oublier ce vers de 
Mahomet : 

Mon empire est détruit, si l'homme est reconnu. 



5' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 253 

[C'est peut-être pour avoir négligé ces précau- 
tions, que l'ingénieux auteur de Y Observateur au 
dix-neuvièffie siècle nous présente aujourd'hui un 

5o ouvrage inférieure son premier écrit, pour la partie 
de l'observation, quoiqu'il lui soit supérieur sous 
quelques autres rapports. M. Saint-Prosper devait 
éviter de se nommer, et surtout de prendre, comme 
il le fait dans sa spirituelle préface, le titre dange- 

55 reux d'Eternel observateur du dlx-neuvièrne siècle. 
M. Saint-Prosper est perdu. Désormais, grâces à 
son imprudence manifeste, le voilà sûr de ne plus 
rencontrer que des ignorants pétris de modestie, 
des professeurs qui s'exprimeront en français, des 

6o garçons de bureau pleins d'affabi | lité, des ban- [187] 
quiers aussi ennemis des richesses que Sénèque, 
et des jeunes filles qui parleront vertu comme de 
petits Sallustes, ou comme l'Emilie de son roman 
nouveau. (Chap. v, p. 78.) 

65 Toutefois, qu'il ne se laisse pas décourager par 
des obstacles qu'il s'est créés lui-même; qu'il con- 
tinue à nous représenter les Scènes de la vie 
dans un style original et piquant; qu'il assaisonne 
ses récits, comme il l'a fait jusqu'ici, de réflexions 

70 amusantes et de digressions spirituelles; qu'il 
ajoute, dans les livraisons suivantes, à ses qualités 
ordinaires le mérite d'une action vive et d'un inté- 
rêt soutenu; et puisse la foule des souscripteurs 
qui viendront s'inscrire chez Everat et Pichard, 

75 pour LA Famille Lillers, faire croire au passant 

qu'il s'agit de relever une baraque démolie, ou de 

soulager un pauvre millionnaire frappé de 200 fr, 

d'amende ! 

Tels sont nos vœux : que M. Saint-Prosper 



2^4 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

80 écoute aussi un moment nos critiques. Nous l'en- 
gageons à écrire d'une manière plus correcte;] 
il n'y a plus rien d'original aujourd'hui à pécher 
contre la grammaire. M. de Pradt nous a lassés 
de cette originalité-là. Nous croyons encore que 

85 M. Saint-Prosper possède assez de ressources en 
lui-même pour éviter de tirer parti des petits dé- 
tails, genre qui montre de la recherche et de l'affec- 
tation. Il faut laisser ces puériles moyens d'amuser 
à ces gens qui mettent des intentions dans une 

90 virgule, et des réflexions dans un trait suspensif, 
font de l'esprit sur tout et de l'érudition sur rien, 
et dernièrement encore, à propos de ces piqueurs 
qui ont alarmé tout Paris, remirent sur la scène 
les hommes de tous les siècles et de tous les pays, 

95 depuis Galigula qui piquait les mouches, jusqu'à 
Don Quichotte, qui piquait les moines. 

[C'est un point qui n'est pas encore éclairci, de 
savoir si, lorsqu'un journaliste ne peut faire qu'une 
citation, il doit la choisir de manière à motiver 
100 ses critiques, ou de façon à | justifier ses éloges. 
Nous ne prétendons pas décider la question ; pour 
le cas actuel, les lecteurs feront ce qu'ils voudront 
de nos critiques, ils nous croiront sur parole s'ils 
veulent, ou ne nous croiront pas du tout, ce qui 
iob ne nous fera pas moins de plaisir qu'à M. Saint- 
Prosper lui-même; mais nous ne serons pas aussi 
indifférents sur la foi qu'ils doivent ajouter à nos 



82-96 Littéral, et Philos, mêlées, t. I, p. 149. 

83 Beaucoup d'écrivains nous ont lassés — 84-86 cette ori- 
ginalité-là. Il faut aussi éviter de tirer — 92 et qui dernière- 
ment encore 



5* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 255 

éloges. Le prologue du chap. vu du roman que 
nous annonçons, convaincra nos lecteurs que nos 

iio louanges n'ont pas été plus grandes que le mérite 
du livre. 

« Je ne puis m'empêcher de gémir sur la déplo- 
rable condition des sages ici-bas. 11 semble que le 
destin jaloux de la perfection à laquelle ils veu- 

ii5 lent atteindre, ne soit occupé qu'à les placer dans 
des circonstances propres à démentir la sublimité 
de leurs doctrines. Ainsi un philosophe de l'anti- 
quité' ose-t-il nier la douleur, à l'instant il est 
saisi de la goutte. L'austère Caton veut-il prouver 

120 à sa république l'excellence du désintéressement; 
celle-ci, qu'il étourdissait depuis longtemps, 
l'envoie gouverner Chypre, et voilà que, malgré 
lui, il devient presque aussi riche qu'un ministre 
des finances, chargé de négocier des emprunts. 

125 Un seul souverain' a la bonne pensée de faire un 
livre contre les conquêtes injustes : au moment 
même où toutes les fortes têtes de l'Europe sont 
dans l'extase, il est condamné, par l'intérêt de son 
peuple, à voler une province, que depuis il n'a 

i3o jamais trouvé l'occasion de rendre. D'après des 
autorités aussi imposantes, mes lecteurs voudront 
bien pardonner à M. de Lillers, si quelquefois il 
paraît en contradiction avec ses théories ; ils exa- 
mineront surtout, avant de décider, si ce n'est pas 

i35 par un attachement trop scrupuleux à ces mêmes 

théories, que l'honorable gentilhomme | semble [189] 
s'en écarter. Au reste, pour éviter tout jugement 



1. Possidonius. (C. L.) 

2. Frédéric IL (G. L.) 



256 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

hasardeux dans ces grandes occasions, je fourni- 
rai force éclaircissements ; car, pour la paix de ma 

140 conscience, il m'importe que la vérité soit connue, 
le soin de ma gloire même l'exige, puisque la vé- 
rité est devenue le caractère distinctif de tous les 
grands écrits du siècle, ainsi que le prouvent sans 
réplique les bulletins de la grande armée et 

145 les éloges de nos ministres, tant qu'ils sont en 
place. »] 

M. [Victor Hugo) 



PHOCION 

Tragédie en cinq actes et en vers, par J.-C. ROYOU, repré- 
sentée pour la première fois, sur le Théâtre Français, par 
les comédiens ordinaires du Roi, le 16 juillet 1817. 



Deux des successeurs d'Alexandre, Cassandre 
et Alexandre, fils de Polyperchon, se disputent 
l'empire de la Grèce. Le premier est retranché 
dans la citadelle d'Athènes, le second campe sous 
5 ses murailles. Athènes, au milieu de ces deux 
puissants ennemis, menacée à tout moment de sa 
ruine, est encore tourmentée par des dissensions 
intérieures. Le peuple penche pour le parti 
d'Alexandre, qui promet de rétablir le gouverne- 

10 ment populaire; le sénat tient pour Cassandre. 
qui a rétabli le gouvernement aristocratique : de 
là la haine violente du peuple contre Phocion, 
chef du sénat, et le plus grand ennemi des capri- 
ces de la multitude. Phocion, dans cette crise terri- 

i5 ble, insensible à tout autre intérêt qu'à celui de 
ses concitoyens, ne songe qu'au salut de la Répu- 
blique; il y travaille avec toute l'imprudence d'une 
belle âme. Les moyens qu'il emploie pour sauver 
la patrie sont ceux qu'on emploie pour le perdre 

20 lui-même. 11 parvient à déterminer les deux chefs 



Littérature: et Philosophie mêlées sous le titre : Pla7t de tra- 
gédie/ait au collège, t. I, p. igS, Quelques lignes sur Cam- 
pistron ont été publiées à part, p. i5o. 

4-5 sous les murailles- Athènes entre les deux — î4-i5 dans 
cette crise où il s'agit de lui autant que de Fétat, insensible 

ï7 



358 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

rivaux à s'éloigner de l'Attique et à respecter 
Athènes; et dans le même moment il est accusé 
de trahison, traduit devant le peuple] et condamné. [190] 
Voilà en peu de mots toute l'action de cette tragé- 

25 die, et, comme l'on voit, elle est noble et simple; 
c'est le tableau des agitations populaires et de la 
vertu malheureuse, c'est-à-dire le plus grand 
exemple qu'on puisse mettre sous les yeux des 
hommes, et le spectacle digne des dieux. 

3o D'un côté, nous voyons la haine du peuple, les 
ennemis de Phocion, sa vertu imprudente qui 
leur donne des armes contre lui, enfin Alexandre 
et son armée; de l'autre, les troupes de Gassan- 
dre, le parti des bons citoyens, la vieille autorité 

35 du sénat; enfin l'ascendant éternel de la vertu qui 
fait triompher Phocion toutes les fois qu'il se 
trouve en présence de la multitude. Ainsi la ba- 
lance théâtrale est fortement établie; [les moyens 
sont puissants et d'un noble développement;] 

40 l'action se déroule par une suite de révolutions 
inattendues, [et en effet cette tragédie présente des 
beautés.] 

Ainsi lorsqu'au troisième acte, Phocion n'a pas 
craint de se rendre au camp d'Alexandre, son 

45 ennemi, et qu'il l'a déterminé à accepter une en- 
trevue avec Cassandre, il semble que cette démar- 
che courageuse va désarmer l'ingratitude du peu- 
ple et fermer la bouche à ses accusateurs ; mais 



24-25 l'action de la tragédie; elle est simple et peut être no- 
ble pourtant. C'est — 3o D'un côté, la haine — 38 est établie 
— 41-42 inattendues; les moyens d'attaque et de résistance, 
ont entre eux des proportions qui rendent l'anxiété possible. 



5* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 269 

Phocion s'est exposé à la mort sans mandat; il a 
5o méprisé, pour sauver le peuple, un décret popu- 
laire qui le destituait de sa charge, décret que le 
sénat n'avait pas sanctionné. Ainsi, au moment 
où le spectateur croit que l'action marche vers un 
heureux dénoûment, il se trouve que le péril est 
55 au comble. Le peuple en pleine révolte, assiège la 
demeure de Phocion; il ne se présente aucun 
moyen de salut ; le sénat est sans force, et Cas- 
sandre est trop éloigné. Il n'y a plus qu'à mourir. 
On propose à Phocion d'armer ses esclaves, et de 
60 vendre chèrement sa vie; mais le grand homme, 
[à qui M. Royou met dans la bouche les belles 
paroles de Mathieu Mole, Ouvre^, | dit-il, [191] 

Ouvrez; un magistrat ne se cache jamais. 

On ouvre les portes et ici commence une des 
65 scènes les plus terribles que nous ayions au théâ- 
tre.] 

Le peuple se précipite sur la scène, criant la 
mort! la mort! Phocion n'en est point ému. 

[Aveugles instruments de la plus lâche envie, 
70 Vous parlez de ma mort, vous me devez la vie. 
Le fer était levé, j'en détournai les coups. 
Vous demandez mon sang, il a coulé pour vous. 
Et s'il vous faut encor de plus grands sacrifices. 
Vos poignards ne pourront qu'ouvrir des cicatrices. 

75 Cependant] les orateurs agitent la multitude par 
leurs cris; Phocion la harangue; mais voyant que 



52 Ainsi lorsque le spectateur — 6( mais le grand homme 
refuse — 67 en criant 



200 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

le tumulte redouble et qu'il ne peut parvenir à la 
ramener à des sentiments humains, [tout à coup] 
il monte sur son tribunal : 

80 [Vous osez m'accuser, c'est moi qui vous accuse.] 

Et à ce beau mouvement la révolution théâtrale 
est opérée. Ce n'est plus le vieillard disputant sa 
vie contre une multitude effrénée, c'est un juge su- 
prême qui foudroie des révoltés. Les assassins 

85 tombent aux genoux de Phocion. Le vieillard, pro- 
fondément ému de l'ingratitude de ses concitoyens, 
ne leur demande pas vengeance, il ne leur de- 
mande pas même la vie, il ne leur demande que 
de le laisser vivre encore un jour pour les sauver. 

90 [Nous citerons ici les vers de M. Royou, qui sont 
empreints de la plus mâle éloquence : 

Citoyens, j'entendrai mon arrêt sans effroi, 
Car je le crains pour vous beaucoup plus que pour moi. 
Et n'appréhendez pas qu'à votre impatience 
gb J'oppose une trop longue et vaine résistance. 

Demain, sans plus tarder, je suis prêt; aujourd'hui 
Laissez-moi vous offrir un salutaire appui ; 
Laissez-moi vous sauver des flammes, du pillage, 
Écarter de vos murs l'opprobre, l'esclavage, 
100 Et de ma vie ensuite éteignez le flambeau : 

Je ne demande plus qu'un jour, et qu'un tombeau.] 

Ainsi la face de la scène est changée. Le peuple 

est apaisé; les deux rois vont se rendre dans la 

ville pour conclure une trêve; il semble que Pho- 

io5 cion n'ait plus rien à craindre; [le spectateur res- 



81 et à ce mouvement — 83 une populace effrénée 



5' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 261 

pire :] tout à coup Agnonide se lève, il propose de 
se saisir des deux rois, et de mettre ainsi fin aux 
malheurs de la Grèce. A cette proposition perfide, 
dont il ne développe que trop bien les avantages, 
110 la terreur rentre dans l'âme des spectateurs; on 
sent de suite quel effet la réponse de Phocion va 
produire sur un peuple chez qui Aristide n'osa pas 
une seconde fois préférer le juste à l'utile. Phocion 
voit le piège, et il n'en est point étonné. 

ii5 [Eh quoi ! nous disputons au sein d'un Prytanée 

Pour savoir si l'on doit garder la foi donnée ! 

Quand il s'agit d'enfreindre un pacte solennel. 

Celui qui délibère est déjà criminel. 

Que la Grèce à jamais, que l'univers ignore 
120 Un dessein qui nous perd, et qui nous déshonore. 

Si d'un profond secret il ne reste voilé. 

Magistrats, oublions qu'Agnonide a parlé.) 

Cependant l'entrevue des deux rois est rompue, 
et Phocion est cité devant l'assemblée du peuple 

125 comme coupable d'avoir laissé échapper l'occasion 

de sauver la république. [Nous le répétons, tous 

ces moyens sont pleins de grandeur et de vérité.] 

Ici l'action redouble de vivacité et d'intérêt. 

Phocion est sur le point d'être traîné devant cette 

i3o assemblée composée d'un ramassis d'esclaves et 
d'étrangers ameutés par ses ennemis, lorsqu'on 
apprend que Cassandre descend de l'Acropolis et 
marche à son secours. Le vieillard, quoi [que l'on [193] 

106-107 se lève et conseille de se saisir — 109-uo les avan- 
tages, l'incertitude renaît; on sent tout de suite — 123 11 fait 
ce qu'Aristide n'aurait point osé faire, il reste du parti de la 
chose juste contre la chose utile. L'entrevue des deux rois — 
128 Ici l'action .se presse. Phocion 



202 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

viole les lois pour le faire condamner, ne veut pas 
i35 être sauvé malgré les lois. Il marche lui-même au- 
devant de ses libérateurs, et les force à rentrer 
dans la citadelle; il revient ensuite se présenter 
devant le peuple. Il est au moment d'être absous, 
lorsque tout à coup l'armée d'Alexandre paraît 
140 sur les remparts. Le peuple se révolte, l'autorité du 
sénat est méconnue, et Phocion est condamné. Il 
prend la coupe. 

[Voilà le prix de mes service^.. 

O mes amis ! mon fils ! et vous, femme éplorée, 

145 Dont j'emporte au tombeau la mémoire adorée, 
Loin des bords de l'Attique, en proie à nos tyrans, 
Que l'on cherche un refuge à mes mânes errants ; 
Que si la probité quelque part est soufferte. 
D'un peu de terre au moins ma tombe soit couverte. 

ï5o De ce peuple égaré soyez toujours l'appui. 

C'est mon vœu le plus cher. Quoiqu'immolé par lui, 
L'état où je le laisse, à ma fin douloureuse 
Vient ajouter encore une amertume affreuse. 
Il sera trop puni. Je vois couler vos pleurs; 

i55 11 faut les réserver pour de plus grands malheurs. 
Toujours fidèle aux lois que les méchants profanent, 
Je suis moins malheureux que ceux qui me condamnent. 

(Prenant les mains de sa femme et de son fils.) 
Vous, que j'ai tant aimés, recevez mes adieux. 
Les voiles du trépas s'étendent sur mes yeux. 

160 Le poison vers mon coeur rapidement s'avance. 
Je meurs. 

(A son fils.) 
Mon dernier mot vous défend la vengeance.] 



140 sous les remparts — 142 II prend la coupe et boit gra- 
vement le poison 



5° LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 203 

Nous le répétons, cette tragédie est belle. [C'est 
une des pièces les mieux ordonnées qui aient été 
présentées depuis longtemps au théâtre, et elle 

i65 renferme un grand nombre de vers bien faits :] 
cependant elle n'a obtenu qu'un succès d'estime. 
Cela tient à ce qu'elle est froide; [non pas parce 
qu'elle manque d'action, mais parce qu'elle man- 
que de verve. Il semble qu'après avoir dessiné un 

170 si I beau plan, l'auteur n'a plus trouvé assez de [194] 
forces pour l'exécuter. Une grande partie des scè- 
nes ne sont qu'ébauchées; les intentions sont 
plutôt indiquées que rendues : souvent les idées 
sont belles et les expressions impropres. Il est 

175 malheureux que M. Royou n'ait pas entrepris cette 
pièce lorsqu'il jouissait encore de toute la vigueur 
de la jeunesse; cela est malheureux pour nous, 
voulons-nous dire, car, pour lui, nos regrets ne 
doivent rien ôter à sa gloire.] 

180 Campistron avait déjà mis le sujet de Phocion 
sur la scène [française]. Sa pièce, comme toutes 
celles de cet auteur, est assez bien conçue et n'est 
pas mal conduite. [Son style est plus soutenu que 
celui de M. Royou : seulement, après avoir lu 

i85 iM. Royou, il vous sera resté de beaux vers dans la 
mémoire; et si vous lisez Campistron, il ne vous 
en restera que quelques-uns de ridicules.] 

Campistron, comme Lagrange-Chancel, avait 



162-166 Cette tragédie pourrait être belle, cependant elle 
n'obtiendrait qu'un succès — 167 à ce qu'elle serait froide; 
au théâtre un conte d'amour vaut mieux que toute l'histoire 
— 180 Campistron a déjà mis — 181 toutes celles qu'il a 
faites — 188-207 Ce paragraphe, détaché de l'ensemble, est donné 
à part, sans titre, p. i5o. 



204 I-E CONSERVATEL'R LITTÉRAIRE. 

montré de bonne heure des dispositions pour la 

190 poésie, et cependant ils ne se sont jamais élevés 
tous les deux au-dessus du médiocre. Il est rare, 
en effet, que des talents si précoces parviennent 
jamais à la maturité du génie. C'est une vérité 
dont nous pouvons tous les jours nous convaincre 

195 davantage. Nous voyons des jeunes gens faire à 
dix-neut ans ce que Racine n'aurait pas fait à 
vingt-cinq; mais, à vingt-cinq, ils sont arrivés 
à l'apogée de leur talent, et à vingt-huit ans ils 
ont déjà défait la moitié de leur gloire. On nous 

200 objectera que Voltaire aussi avait fait des vers dès 
son enfance; mais il est à remarquer que dès 
quinze ans Gampistron et Lagrange-Ghancel étaient 
connus dans les salons et considérés comme des 
petits grands hommes, tandis qu'au même âge 

2o5 Voltaire était déjà en fuite de chez son père; et en 
général, ce n'est pas dans des cages, fussent-elles 
dorées, qu'il faut élever les aigles. 

[Mais, pour en revenir à Gampistron, s']il y a 
quelque \ invention dans ses caractères, on peut ob- 

210 server qu'il n'a point su les soutenir. G'est ce qui 

arrive souvent aux gens qui, comme lui, n'ont ni vu 

ni observé, etqui s'imaginent qu'on fait de l'amour 

avec des épithètes et de la vertu avec des maximes. 

Ainsi dans une scène, d'ailleurs assez bien écrite, 

2i5 entre le tyran et Phocion, celui-ci, après avoir dit 
en style de capitan : 



2o3 comme de petits — 208 et suiv. Rattaché sans transition 
à i83 — 209 dans les caractères, mais il n'a — 212 amour avec 
des exclamations — 214 écrite, si l'on admet que le style des 
tragédies de Voltaire est un bon style, entre — 216 dit en 
vrai capitan 



3* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 205 

Un homme tel que moi loin de s'humilier. 
Conte ce qu'il a fait pour se justifier; 
Ose toi-même ici rappeler mon histoire; 
220 Elle ne t'offrira que des jours pleins de gloire : 

Chaque instant est marqué par quelque exploit fameux. 

tout à coup il se reprend, et il ajoute avec une em- 
phase de modestie aussi ridicule que sa jactance : 

Mais que dis-je? où m'emporte un mouvement honteux? 
225 Est-ce à moi de conter la gloire de ma vie? 
D'en retracer le cours quand Athènes l'oublie? 
J'en rougis; je suis prêt à me désavouer. 
Prononce : j'aime mieux mourir que me louer. 

Et plus loin, Campistron ne sachant comment 
23o faire revenir Phocion mourant sur la scène, s'avise 
de lui faire demander une entrevue au tyran. Le 
tyran, très surpris, accorde par pur motif de curio- 
sité; mais comme ce ne serait pas le compte de 
l'auteur de mettre en tête à tête deux personnages 
235 qui n'ont réellement rien à se dire, au moment 
d'entretenir Phocion, on vient chercher le tyran 
pour une révolte. Celui-ci, comme de raison, ou- 
blie de donner contre-ordre pour l'entrevue. Pho- 
cion arrive; et ne trouvant pas le tyran, il cherche 
240 dans sa tête quelle raison peut lui avoir fait quitter 
la scène, et il n'en trouve pas de meilleure, sinon 
que c'est qu'il lui fait peur, et il ajoute avec une 
bonhomie tout à fait comique : 

Sans armes et mourant, je le force à me craindre! [196] 

245 Que le sort d'un tyran, justes dieux, est à plaindre I 



232 se reprend tout à coup 



266 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Et plus loin encore, Phocion mourant, qui se 
promène durant tout le cinquième acte, au milieu 
de la sédition, se rencontre avec sa fille Chrisis, et 
il s'occupe en bon père à lui chercher un mari. Le 
25o passage est réellement curieux. Savez-vous sur qui 
son choix s'arrête? Sur le fils du tyran. 11 semble, 
comme dit le proverbe, qu'il n'y a qu'à ^e baisser 
et en prendre. 

Et voulant en mourant vous choisir un époux, 
255 Je ne trouve que lui qui soit digne de vous. 

La réponse de la fille est peut-être encore plus 
singulière : 

Qu'entends-je? ô ciel I seigneur, m'en croyez-vous capable > 
Je ne vous cèle point qu'il me paraît aimable. 

2G0 C'est cette même Chrisis qui, voyant mourir son 
père et son amant, trop bien élevée pour les sui- 
vre, s'écrie avec une naïveté si touchante : 

O fortune contraire. 
J'ose après de tels coups défier ta colère I 

265 et elle s'en va, et la toile tombe. [Du moins l'Amé- 
lie de M, Delavigne a le bon esprit de s'esquiver 
sans rien dire.] 

H. [Victor Hugo.] 

265 tombe. En pareil cas. Corneille est sublime; il fait dire 
à Eurydice : 

Non, je ne pleure pas, Madame, mais je meurs. 



REVUE LITTERAIRE 



LE SONGE 

Cantate dithyrambique sur l'heureux accouchement de 
S. A. R. M°' la Duchesse de BERRY ; par M. DEBASSIEUX. 

Rien de plus bizarre que le plan de cet ouvrage. 
Le lecteur jugera, par l'analyse que nous en don- 
nons, si l'on a jamais conçu une idée plus extrava- 
gante. 
5 L'auteur est endormi ; un songe heureux le trans- ^197] 
porte au plus haut des cieux, sous les portiques 
d'un temple magnifique, où se pressent en foule 
tous les héros français, dans l'attente du jeune 
prince promis à la France. Bientôt l'enfant royal 

10 paraît. Henri IV lui adresse aussitôt un fort beau 
discours. Après avoir donné à son petit-fils les 
plus sages instructions sur l'art de gouverner, le 
bon roi commence le récit de tous les événements 
qui se sont succédé en France depuis sa mort. Les 

i5 princes de sa maison, et surtout Louis XIV, qu'il 
paraît ne pas aimer, sont loin d'obtenir ses éloges. 
Mais, partisan zélé de la révolution, Henri en re- 
trace les incalculables bienfaits avec toute la cha- 
leur du sentiment. Continuant à entremêler son 

20 récit de sages conseils, il présente à son petit-fils 



268 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

les héros de gS comme des modèles dignes de son 
imitation, et les Vendéens comme des lils ingrats 
qui ne méritent que son mépris. Arrivé au fa- 
meux règne, Henri ne dissimule point son estime 

25 pour le grand homme, auteur de tant de mer- 
veilles. Toujours passionné, mais jamais exclusif, 
le sage monarque aime aussi beaucoup la Charte, 
la liberté de la presse, la loi des élections, ainsi 
que l'enseignement mutuel, dont il se déclare le 

3o défenseur officieux. Les chefs-d'œuvre des arts et 
les produits de l'industrie excitent son admiration. 
Tout à coup, à l'aspect de tant de sublimes pro- 
ductions, un sentiment douloureux oppresse son 
cœur; il songe à tant d'illustres bannis qui n'ont 

35 pu jouir d'un si beau spectacle. Alors, par un mou- 
vement de sensibilité bien naturel, serrant dans 
ses bras son petit-fils : « Va, dit-il, plaider la cause 
du malheur devant le trône où tu dois régner un 
jour. » A ces mots, le jeune prince quitte le ciel; 

40 son premier cri sur la terre est un cri de grâce; il 
est entendu... 

En cet heureux moment, le canon des Invalides 
résonne dans les airs; M. Debassieux, arraché à 
un songe bien doux, | s'écrie en s'éveillant : [198] 

45 J'écoute. . . Douze fois les échos avertis 
M'annoncent qu'au lieu d'un lis 
Une rose vient d'éclore. 
Elle éclot, c'est assez; mes vœux seront remplis. 
Pour assurer un terme à de longues souffrances, 
5o Je demandais un prince intercesseur; 

Le ciel sur la beauté place mes espérances, 
Il nous refuse un frère, et nous donne une sœur. 



5* LIVRAISON. — REVUE LITTÉRAIRE. 269 

Qu'une pareille conception soit sortie du cer- 
veau d'un poète bien portant, voilà ce qui peut 
55 étonner; mais ce qui paraîtra plus surprenant en- 
core, c'est que l'auteur n'est pas tout à fait sans 
talent, et que la versification de sa pièce, sans 
pouvoir être citée comme un modèle, ne manque 
cependant quelquefois ni de grâce ni de fraîcheur. 



L'INSTITUTION DU JURY 

Poème, par M. E. ALLETZ. 

60 La pièce de M. E. Alletz a concouru cette année 
à l'Académie française, du moins nous le présu- 
mons malgré le silence de l'auteur. Ne serait-ce 
pas le dépit d'un mauvais succès (sort d'ailleurs 
commun à tous les autres concurrents) qui aurait 

65 déterminé M. E. Alletz à se venger par l'impres- 
sion de la persécution académique. En ce cas la 
mystification n'a pas eu précisément l'effet qu'il 
en espérait : son poème n'a mystifié que le libraire 
et les acheteurs. 

70 Cette pièce, d'un style ampoulé et prétentieux, 
est surchargée de figures incohérentes, de compa- 
raisons et d'expressions métaphoriques dénuées 
de justesse et de goût. 



* Signé à la table seulement. 



270 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

L'autear, en parlant du Jury, fait la comparai- 
75 son suivante : 

Ce n'est plus une fleur de parfums dépouillée 
Qui ploie, au gré des vents, sa couronne effeuillée; 
Non, c'est un arbre-roi qui, dans les airs surpris, [199] 

Fier, balance son front ceint de fîeurs et de fruits, 
80 Trompe l'effort des vents, rit des traits de l'orage, 
Et nous voit tous, en paix, dormir sous son ombrage. 

Les vers suivants feront encore connaître la 
manière de l'auteur : 

Bercé (le juge) dans les rigueurs d'une charge terrible, 
85 Sa toge sous ses plis voile une âme inflexible... 
La raison dresse en elle un tribunal secret, 
Y monte, juge et rend son infaillible arrêt.., 
Affamé de spectacle et d'émotions fortes... 

Vers dans lesquels il semble que le bon sens et 
go la langue soient sacrifiés à plaisir. 

Malheureusement la bizarrerie du plan de cet 
ouvrage ne le cède pas à la bizarrerie du style. 
Quoi de plus malheureusement imaginé que ce 
dialogue d'introduction entre Thémis et la Liberté, 
95 si ce n'est peut-être l'épisode de Céphis et Blindor, 
qui termine le poème? 

F*. 

* Signé à la table seulement. 



5* LIVRAISON. — REVUE LITTÉRAIRE. 27I 

LE CHAMP-D'ASILE 

Dithyrambe, par M. P. J. 

Le Texas, Proscripolis, Aigleville! que ces noms 
sont heureux! ils semblent faits tout exprès pour 
les vers. Ce ne sont pas de ces mots durs et bar- 

100 bares qui faisaient reculer d'épouvante la muse 
de Boileau, forcée de célébrer les tristes exploits 
de ce Louis. Quel eût été le bonheur de ce poète 
trop timide si, de son temps comme dans le nôtre, 
il eût été permis de créer, uniquement pour le 

io5 charme de l'oreille, une géographie tout idéale et 
toute poétique. Bientôt nous eussions vu quelque 
terre lointaine se peupler, sous sa plume, de noms 
aussi harmonieux que ces douces et nobles appel- 
lations des campagnes de la Grèce et des rives du 

no Simoïs. 

Plus heureux que Boileau, xM. P. J. a pu profiter [200] 
d'un avantage qu'il doit au siècle où il vit. Bien 
que ces mots sonores de Champ-d'Asile, de Texas, 
prêtent un charme tout particulier aux vers où ils 

ii5 entrent, l'auteur, il faut l'avouer, ne doit pas uni- 
quement tous les endroits passables de sa pièce 
à la magie du sol poétique de ce pays si cher à 
Minerve, almaparens. 
Les vers suivants ne sont pas mal tournés : 

120 C'est ainsi qu'emporté sur la plaine liquide. 
Un vieux guerrier déplorait ses malheurs. 
Ce cœur si longtemps intrépide. 
Pour la première fois cédait à ses malheurs. 



272 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Ce front qui, menacé des plus cruels orages, 
125 Avait vu sans effroi la mon et ses horreurs, 
Se chargeait de sombres nuages, 
Et ses yeux s'étonnaient de se mouiller de pleurs. 

Bientôt sur l'Océan immense 
Il cherche sa patrie et ne voit que des mers; 
i3o II la cherche, il s'écrie : O France 1 

France I répète-t-il ; et sa voix dans les airs 
Se perd et se mêle au silence. 

11 est juste de dire que le dithyrambe de iM. P. J. 
n'est pas sans mérite. Plusieurs passages de ce 
i35 petit poème ne manquent pas de facilité ; quelques- 
uns sont même élégants; mais tous nous ont paru 
dépourvus de cette chaleur entraînante, de ces 
mouvements lyriques et passionnés que demande 
particulièrement ce genre de poésie. 



SIXIEME LIVRAISON 

(Février 1820.) 



18 



POÉSIE l'"i 



ACHÉMÉNIDE 

(Extrait d'une traduction inédite de VEnéide.) 

Inlerea fessos ventus ctim sole reliquit, etc. 
fUv. III.) 

Le jour meurt : l'aquilon s'endort au sein des nues. 

Nous abordons d'Enna les rives inconnues; 

Un grand port loin des vents nous offrait ses abris. 

Mais l'Etna sur ces bords vomit d'affreux débris. 
5 Tantôt s'ouvre en tonnant son immense cratère, 

De longs torrents de cendre il inonde la terre; 

Tantôt ses rocs aux cieux roulent en tourbillons, 

Tombent, et sur ses flancs tracent d'ardents sillons; 

Le gouffre en feu mugit : sous sa voûte qui fume 

lo La lave enfle en grondant ses flots noirs de bitume. 

Encelade, dit-on, sous ces rocs obscurcis, 

Cache ses vastes flancs, que la foudre a noircis; 

Le poids du mont l'écrase, et sa brûlante haleine 

Chasse au loin les rochers qu'il soulève avec peine ; 
i5 Si, las de ses douleurs, il retourne son corps, 

Le ciel fume, et l'Etna tremble de ses efforts. 



Réimpr. dans V. Hugo racojité (R) — L'édition G. Simon 
suit le plus souvent le texte du Conservateur, parfois celui du 
V. Hugo raconté; une seule variante nouvelle, d'après le ma- 
nuscrit (M). 



276 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Effrayés de ce bruit, sans le comprendre encore, 

Tremblants, dans les forêts nous attendons l'aurore. 

La nuit qui règne aux cieux, ce fracas plein d'horreur, 
20 Ce prodige, en nos sens tout verse la terreur. 

Des nuages obscurs nous cachent les étoiles, 

Et la lune pâlit en roulant sous leurs voiles. 
L'Olympe enfin se dore : effacée à son tour. 

L'ombre humide s'enfuit devant l'astre du jour. 
25 Soudain, hors des forêts, une ombre à face humaine. 

Pâle, les bras tendus, vers la plage se traîne : 

Ses cheveux hérissés, son front sombre et maigri, 

Tout annonce un mortel par le malheur flétri. 

Son corps faible est couvert de joncs tressés d'épine; 
3o Mais c'est un Grec, de Troie il hâta la ruine. 

Lui-même, il voit de loin nos armes, nos soldats, [202] 

Il recule ; et la peur semble arrêter ses pas. 

Bientôt, vers le rivage accourant tout en larmes : 

« Par ces astres brillants, témoins de mes alarmes, 
35 Par les dieux, par ce jour qui luit encor pour moi. 

Arrachez-moi, Troyens, de ces lieux pleins d'effroi ! 

Que je fuie 1 il suffit. Jadis sous vos murailles. 

Sur les vaisseaux des Grecs j'apportai les batailles; 

Je le sais trop : eh bien! fils de Laomédon, 
40 Si mon crime ne peut espérer de pardon, 

Frappez, ou plongez-moi dans ces mers où nous sommes; 

Si je meurs, je mourrai du moins des mains des hommes. » 



18 R Dans la sombre forêt nous attendons — 21 R Des 
nuages épais — 22 i? Et la lune en fuyant se couvre de leurs 
voiles; M Et la lune s'éclipse en roulant — 27 R, M hérissés, 
son visage maigri — 28 R, M nous montrent un mortel que 
ses maux ont flétri — 29 i? de jonc tressé — 2i R, Af Lui-même 
il reconnaît — 33 R mais bientôt jusqu'à nous accourent — 

34 R, M Par cet astre brillant, témoin de tant d'alarmes — 

35 R, M Par ce ciel, par ces dieux dont tout subit la loi 



6* LIVRAISON. — POÉSIE. 277 

Il dit, tombe à nos pieds sans force et sans chaleur, 
Les embrasse, et d'un Grec nous pleurons le malheur. 
45 Quel est, lui disons-nous, le sujet de vos plaintes? 
Votre nom? vos aïeux? Qui peut causer vos craintes? 
Anchise, le premier, pour gage de sa foi, 
Lui tend sa main sacrée et calme son effroi. 

« Ithaque est ma patrie : Adamaste mon père 

5o Vécut pauvre (que n'ai-je estimé sa misère I); 
Mais son Achéménide, au pied de vos remparts. 
Voulut auprès d'Ulysse affronter les hasards. 
Ici nos Grecs, fuyant un Cyclope terrible. 
M'oublièrent, errant sous sa caverne horrible; 

55 C'est là que Polyphème étend son corps pesant. 
S'enivre de carnage et regorge de sang. 
S'il sort (Dieux, sauvez-nous de ce monstre difforme !), 
Ce géant jusqu'aux cieux lève sa tête énorme; 
Tout fuit, tout s'épouvante à son aspect affreux, 

60 Et sa gorge engloutit les chairs des malheureux. 
Je l'ai vu dans son antre, apprêtant leur supplice, 
Prendre en sa vaste main deux des soldats d'Ulysse, 
J'ai vu leurs corps brisés sur un roc tressaillir. 
Leurs crânes sur le seuil en mille éclats jaillir, 

65 Et le monstre, broyant leurs entrailles fumantes. 
Faire crier leurs os sous ses dents dévorantes. 
Témoin de leur trépas, brûlant de les venger, 
Ulysse se souvint d'Ulysse en ce danger. 
Dès qu'enivré de sang, sur son bras redoutable, [203] 

70 Le géant courbe enfin sa tête épouvantable ; 
Dès que, parmi les chairs et les vins qu'il vomit. 
Immense, il couvre au loin son antre qui gémit; 



56 R Après qu'il s'est repu de carnage et de sang — 
57 R de ce géant difforme — 58 i? Le monstre jusqu'aux 
cieux — 65 /? Et sa faim saisissant leurs entrailles mou- 
rantes 



278 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

En cercle rassemblés autour de ses victimes. 

Le sort marque tous ceux qui vont punir ses crimes; 
75 Nous l'entourons : des Dieux nous implorons l'appui; 

Nous approchons du monstre, et nous fondons sur lui. 

Un tronc d'arbre noueux, qu'un fer aigu prolonge. 

Dans son œil effroyable au même instant se plonge. 

Cet œil étincelait sur son front menaçant : 
80 D'un bouclier d'Argos tel brille le croissant; 

Telle Phébé rayonne en l'horreur des nuits sombres. 

Du moins de nos amis nous vengeâmes les ombres. 

Fuyez ces bords; fuyez, trop malheureux nochers! 

Cent Cyclopes hideux errent sur ces rochers. 
85 Tous, tels que Polyphème, habitant ces rivages. 

Renferment leurs troupeaux dans leurs antres sauvages. 

Phébé m'a vu trois fois, en finissant son cours. 

Traîner dans ces forêts mes misérables jours; 

Là, j'entends des géants tonner la voix bruyante; 
90 Là, je tremble au fracas de leur marche etïrayante. 

Nourri d'herbes, de glands, de quelques fruits amers. 

Le jour fuit, et ma vue erre encor sur les mers... 

J'aperçois vos vaisseaux; sans les connaître encore, 

Je vole, heureux de fuir ces rives que j'abhorre I 
9b Frappez; je meurs content, quel que soit mon trépas; 

Mais sur ces bords cruels ne m'abandonnez pas. » 

A peine il a parlé, nous voyons vers la plage. 
Appuyant son grand corps sur un pin sans feuillage. 



74 R Le sort désigne ceux — 83 R trop impnjdents nochers 
— 85 R Tous tels que Polyphème en des antres sauvages — 
8f)R Parquent les noirs troupeaux qui paissent ces rivages — 
87 R, M en commençant son cours — 88 iî Traîner de bois en 
bois mes — 8g R J'entendais des géants — 90 /? Je frissonnais 
au pas de leur masse effrayante — 92 R Mes yeux, même 
la nuit, interrogeaient les mers — q7 ^ sur la plage 



6' LIVRAISON. — POÉSIE. 279 

S'avancer hors d'un roc, son ténébreux séjour, 
100 Un monstre informe, affreux, vaste et privé du jour, 

Son troupeau qui le suit charme seul sa souffrance: 

Son chalumeau pesant pend à son col immense; 

Il touche enfin les flots : il s'y plonge en hurlant. 

Se courbe, et dans leur sein lave son œil sanglant. 
io5 Au milieu de leur gouffre il fend les mers profondes, 

Marche, et ses flancs encor s'élèvent sur les ondes. 

Nous nous hâtons de fuir : tout se tait; nos vaisseaux 204] 

S'ouvrent au suppliant et volent sur les eaux. 

La rame entre nos mains monte et tombe en cadence; 
no Polyphème l'entend, se retourne, s'élance. 

Étend ses vastes bras, rechasse au loin les îlots, 

Et poursuit, mais en vain, nos pâles matelots. 

Il élève un grand cri L'Italie agitée 

Voit trembler à ce bruit sa rive épouvantée ; 
iib La mer au loin bondit : de longs ébranlements 

Font mugir de l'Etna les abimes fumants. 

Soudain sortent des bois les Cyclopes sauvages, 

Ils descendent des monts et couvrent les rivages; 

Mais ces enfants d'Etna, portant leurs fronts aux cieux, 
lao Nous menacent en vain de regards furieux. 

Race horrible ! on croit voir dans un bois solitaire 

Le cyprès de Diane ou l'arbre du tonnerre. 

La voile est déployée au souffle heureux des vents. 

On fatigue à l'envi les cordages mouvants; 
ia5 Mais les rocs de Scylla montrent de loin leurs cimes. 

Et Charybde près d'eux fait gronder ses abîmes : 



io3 R, A/ les flots et s'y plonge — 104 ^ et dans leur eau lave 
— 106 R Marche et son buste entier s'élève — io8 R, M Reçoi- 
vent notre Grec et volent — 112 R, M les pâles — ii3 R II 
pousse un cri ; soudain l'Italie — 114 R Voit frissonner long- 
temps sa rive — i\b R ha. mer est en fureur; de sourds — 
117 R Les cyclopes, aux cris, sortent, prêts aux ravages — 
119 R d'Etna, dont le front touche aux cieux— i25 R de Scylla 
montrent déjà leurs cimes 



28o LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

La mort est là : fuyons, ou redoublant d'efforts. 
Suivons l'étroit canal sans toucher les deux bords. 
Du détroit de Pélore accourt soudain Borée. 
i.3o Du Pantagre écumant nous franchissons l'entrée; 
Achéménide alors, vers Mégare et Tapsos, 
Sur ces mers qu'il connaît dirige nos vaisseaux. 
Ainsi de tant d'écueils, dont elle était la proie. 
Un compagnon d'Ulysse, un Grec a sauvé Troie. 

V. d'Auvernev. [Victor Hugo.] 



127 R fuyons et redoublant — Af donne la date : du 17 au 
ao octobre 1817. 



LE DESESPOIR D'AMOUR 



Sur son chemin le temps en fait de belles; 

Tout meurt ou change au toucher de ses ailes; 

Sparte n'est plus, Athènes a péri, 

Et d'Agflaé l'incarnat est flétri. 

Voilà ses jeux ! qu'a-t-il fait d'un usage, [205] 

Fameux jadis, lorsqu'on était plus sage ? 

(Vous dire quand, ma foi je n'en sais rien I) 

On ne voit plus, c'est ce que je sais bien, 

De ces amants qui, dignes de la Grèce, 

Savent mourir de rage ou de tendresse ; 

On n'en voit plus : l'usage est pourtant beau. 

Est-il au monde une seule Sapho? 

Vous trouverez, dans nos modernes flammes, 

Peu de Thisbés, moins encor de Pyrames, 

Pas un Orphée, allant aux sombres bords 

Ravir sa femme à l'empire des morts ! 

Il fut un temps, l'heureux temps pour les belles! 

Où l'on mourait victime des cruelles ; 

Mais aujourd'hui que fait-on dans ce cas? 

On pleure, on crie, on jure!... on ne meurt pas. 

J'en vais citer un exemple pour preuve. 

Le jeune Albin adorait une veuve, 

Coquette en diable, et qui, pour cet amant, 

Était sévère avec ménagement. 

A deux genoux, depuis plus d'une année, 

Il courtisait cette belle obstinée. 

Qui, parfois tendre et prête à chanceler, 

Se redressait et le faisait trembler. 



a82 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Il l'aimait donc en toute conscience 
3o Sans désespoir comme sans espérance. 

Certaine nuit, Dor\'al, son compagnon, 

Qui partageait sa table et sa maison. 

Le rencontra, dans le coin d'une rue, 

Les yeux en pleurs, et la mine éperdue, 
35 Parlant tout seul, marchant sans le savoir. 

A cet aspect, l'ami de s'émouvoir : 

« D'où venez-vous, lui dit-il ? — De chez elle I 

— Hein? de chez qui? — De chez cette infidèle 1 

Je l'ai trouvée, ah 1 quel monstre, Dorval I 
4<) Je l'ai trouvée embrassant mon rival 11... 

Allons, allons, la vie est trop amère 1 

Adieu, Dorval I... Toi, console ma mère! » 

Il dit et part, laissant son compagnon [206! 

Tout stupéfait. Près de ces lieux, un pont 
45 Coupait la Seine, et se courbait en voûte. 

Dorval frémit du malheur qu'il redoute : 

« Arrête. Albin, au nom de l'amitié 1 

Conserve-moi ma plus chère moitié 1 » 

Gris superflus ! Douleur, hélas, trop vaine ! 
5o Tout est muet sur les bords de la Seine. 

il se désole; il remplit l'air de cris : 

Les lieux voisins se réveillent surpris. 

On vient; on court. Bientôt, à sa prière, 

Vingt matelots plongent dans la rivière. 
55 Mais point dAlbin ! les soins sont superflus. 

Dorval cnait : « C'en est fait I il n'est plus 1 

Mon cher ami, mon ami n'est qu'une ombre! » 

11 s'en revint mélancolique et sombre : 

De longs soupirs s'échappaient de son coeur: 
6o Ses deux genoux fléchissaient sans vigueur. 

« Ciel, disait-il, fais qu'au plus tôt je meure ! " 

Tant bien que mal il gagna sa demeure : 

11 prit sa lampe et s'approcha du lit. 



6" LIVRAISON. — POÉSIE. 283 



Mais quel objet... (de joie il en pâlit), 
65 Quel cher objet à ses yeux se présente ! 

C'est son ami qui, la tête penchante, 
Nonchalamment posé sur le côté, 
Dormait, ronflait, avec tranquillité : 

« Eh I dit Dorval, en réveillant notre homme, 
70 Mon cher ami, vous dormez d'un bon somme : 

Vous n'êtes pas encor noyé, je crois ! 

Mais se peut-il? Est-ce vous que je vois? 

Vous deviez être au fond de la rivière 1 

— Ah I lui dit l'autre, en frottant sa paupière, 
75 Mon cher Dorval, j'ai remis mon dessein... 

Mais j'ai sommeil; bonne nuit... à demain. 

J.-J. Reda. [j.-J. Ader. 



LITTÉRATURE ESPAGNOLE 



[207j 



JUAN MELENDEZ VALDES 

Poesias escogidas*. — Valencia 1811. 
Poésies choisies. — Valence 181 1. 



Plus on connaît la littérature espagnole et plus 
on trouve étrange cette opinion de Montesquieu, 
qu'elle ne possède qu'wn seul bon livre. Don Qui- 
chotte; et qu'une étude approfondie de cette litté- 
5 rature ne dédommagerait pas d'un travail pénible 
et fastidieux. 

Nous pourrions rappeler, pour démentir cette 
assertion, les noms de tous les grands écrivains 
français imitateurs des Calderon, des Cervantes, 

10 des Lopez de Vega, et ce temps où la littérature 
espagnole était plus familière à nos aïeux que ne 
le sont à leurs enfants les romans anglais, italiens 
ou allemands. Mais nous sommes loin du siècle 
de Louis XIV; qu'il nous soit donc permis, avant 

i5 d'entretenir nos lecteurs d'un des poètes espagnols 
modernes les plus distingués, de jeter un coup 
d'œil rapide sur les richesses littéraires de la 
vieille langue castillane. 

I. Deux volumes in-i8, chez Rodiiguez, libraire espagnol, 
à Paris, Palais-Royal, Cour des Fontaines, n° 4. [C. L.J 



286 LE CONSKRVATEUR LITTÉRAIRK. 

L'Espagne doit à ses mœurs, plus encore qu'à 

20 sa position, une littérature particulière que huit 
siècles de guerre pour la défense de la patrie et de 
l'autel ont rendue nationale et religieuse. 

L'invasion des Arabes avait développé de bonne [208] 
heure, chez les Espagnols, ce goût inné de tous 

25 les peuples du Midi pour la poésie et les beaux- 
arts. x'Vussi, Ronsard torturait-il encore la langue 
qu'ont depuis maniée si habilement les Racine et 
les Corneille, que déjà le langage majestueux des 
enfants de Pelage était préféré dans toute l'Europe 

3o civilisée à l'idiome informe des vainqueurs d'Ab- 
dérame. 

Le règne de Charles-Quint fut l'époque brillante 
de la littérature espagnole. 
Au commencement du seizième siècle^ Boscan, 

35 dans des sonnets, se montre digne rival de Pétrar- 
que, qu'il surpasse quelquefois : dans ses Pasto- 
rales, Garcilasso réunit aux charmes de la poésie 
antique tous les sentiments délicats des modernes. 
Mendoza, presque l'égal d'Horace, dans ses Èpî- 

40 très, donne le premier modèle d'un roman comi- 
que dans Lazarille de Tormès\ et sous la censure 
de l'Inquisition, il raconte les guerres de Grenade 
avec le style de Salluste et la liberté d'esprit de 
Robertson. 

45 Deux siècles avant J.-B. Rousseau, Herrera fait 
résonner la lyre pindarique; Luis de Léon prend 
la harpe de David et chante le Dieu des Chré- 
tiens, nos vertus, nos vices, nos douleurs, nos es- 
pérances. Seul de tous les modernes, jusqu'à 

5o Melendez, Villegas sait toucher le luth voluptueux 
d'Anacréon. Cervantes, sans modèle, reste encore 



6' LIVRAISON. — LITTÉRATURE ESPAGNOLE. 287 

sans égal. Lopez de Vega, antérieur a Shakes- 
peare, crée le théâtre espagnol; Calderon, son dis- 
ciple, l'imite et l'égale quelquefois. Mariana, Solis, 

55 Zarate, racontent à la manière des anciens, et 
avec un style aussi classique, les révolutions de 
l'Espagne, la destruction de l'empire de Monte- 
zume et la conquête du Pérou. 

Une foule de poètes distingués, Jauragui, les j209| 

60 frères Argensola, Lopez de Vega, Luis de Léon, 
enrichissent la littérature espagnole de nombreu- 
ses traductions des classiques anciens, et ce n'est 
que cent ans après que Corneille, inspiré par la 
muse espagnole, réveille la France endormie et 

65 commence le grand siècle. 

La littérature espagnole présente un phénomène 
qui ne s'est encore offert dans aucune littérature, 
mais que la France est peut-être appelée à repro- 
duire de nos jours; c'est une époque brillante pour 

70 les lettres, suivie d'un siècle de langueur, après 
lequel elles brillent de nouveau d'un vif éclat. 

Depuis le milieu du dix-huitième siècle, cette 
littérature a pris un nouvel essor. Émules des 
grands écrivains du temps de Charles-Quint, une 

75 foule de poètes et de prosateurs distingués ont 
paru tout à coup et ont ranimé, chez les Espa- 
gnols, le goût des beaux-arts. Parmi les poètes, 
nous placerons au premier rang Juan Melendez 
"Valdes, dont nous allons examiner les poésies 

80 choisies. 

Elles se composent des Poésies anacréontiques 
qui ont fondé sa haute réputation, d'Odes morales 
et philosophiques, dans lesquelles, aux plus nobles 
sentiments, se trouvent réunies une grâce et une 



288 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

85 délicatesse qui les placent bien au-dessus de tout 
ce que nous possédons dans ce genre; enfin de 
Discours, Epîtres, Élégies, Sonnets, etc., où l'on 
retrouve toujours le véritable poète. 
« Le critique le plus impartial, s'il est sensible 
9f) aux charmes de la poésie », a dit de Melendez le 
savant professeur Bouterweck, « ne peut parler 
que sur le ton du panégyrique de cette imagina- 
tion aussi délicate que vive et toujours fidèle à la 
nature; de cette vérité de | sentiments, de cette [210] 
95 finesse de tournure et d'un style si classique par 
sa précision et son élégance, joint à la plus harmo- 
nieuse versification. » 

Et effectivement, aidé d'une des langues les plus 
harmonieuses de l'Europe, Melendez a répandu 

100 dans ses Odes anacréontiques ce charme si doux, 
cette mollesse, ce luxe aimable de poésie qui ont 
rendu célèbres les chants du vieillard de Téos, et 
qui s'opposent peut-être à ce que nous en ayons 
jamais une bonne traduction dans notre pauvre 

io5 langue française. Peut-être même le poète cas- 
tillan a-t-il surpassé son modèle. C'est l'opinion 
de tous les littérateurs espagnols; et nous avouons 
qu'ils peuvent bien avoir raison. 
Avec la même délicatesse dans les idées, la 

no même grâce dans la manière de les exprimer, on 
trouve, dans ses charmantes compositions, plus 
de vérité dans les descriptions et plus de variété 
dans les tableaux. Ses Odes sur la colombe de 
Philis suffiraient à la réputation d'un poète. Il 

ii5 fallait une imagination bien riante et un goût bien 
sévère pour ne pas être fade en traitant un sujet si 
léger. 



6' LIVRAISON. — LITTÉRATURE ESPAGNOLE. 289 

Melendez y a déployé un talent admirable. Dix- 
huit Odes se succèdent à la gloire de l'oiseau 

120 chéri. Chacune offre un tableau parfait de poésie. 
Tous les détails y sont rendus avec une vérité 
charmante ; et lorsque l'œil ébloui par la vivacité 
des couleurs se détourne un instant de l'oiseau 
trop souvent décrit, une pensée touchante, qui 

125 s'adresse au cœur, vient encore y intéresser. 
Ainsi, quand le poète cherchant la colombe fugi- 
tive, croit avoir rencontré celui qui l'a trouvée, 
après avoir décrit son col arrondi, ses ailes frémis- 
santes, ses yeux vifs et amoureux, son bec et ses 

i3o pieds de pourpre, son blanc plu|mage, son vol lé- [211] 
ger, son doux roucoulement; lorsqu'il a tout dé- 
peint et qu'il paraît n'avoir plus rien à dire, il 
ajoute ces vers charmants : 

Que mas> Pero! ayl al punto 
i3b Sueltamela. y festiva 

Veras quai en mi mano 
El dulce grano pica. 

« Que te faut-il de plus? Mais... lâche-la, et 
pleine de joie, tu verras à l'instant comme elle ac- 
140 court becqueter dans ma main les graines légè- 
res. » 

Les Poésies anacréontiques de Melendez ont cela 
de différent des poésies françaises qui portent ce 
nom, qu'elles se font lire avec un véritable inté- 
145 rêt. Souvent plein de verve et de grâce, Melendez 
est toujours passionné, toujours vrai. Qui ne sen- 
tira le charme des vers suivants? 

Il demande à sa maîtresse la cause de ses dis- 
tractions. Elle se tait : 

19 



290 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

i5o Me digas su mal, o acabes, 

Cruel, de una vez con migo, 

Vivir no puedo en mas dudas : 

Quantos tristes desvarios 

Terne mi desdicha, todos 
1:5 Présentes ahora los mira. 

Todos los miro présentes, 

Y desolado el juicio. 

Sin osar fixarse, vaga 

De una a otro mal perdido. 

160 Mi estado mira y piadosa 

Duelete del : no mi esquivo 

Tormento inhumana dobles 

Con tu sileneio, bien mio. 

<i Que te aqueja? que padeces? 
i65 Fiel yo en tu seno no flo 

i Mis crudas penas? i Pues como [212] 

No le merezco lo mismo? 

Mi amor, mis furores sabes : 

A todo estoy prevenido ; 
170 Menos a olvidarte... oiego 

Sera a todo mi albedrio. 

Ne voilà-t-il pas le langage le plus passionné.^ 
Que de vérité dans cette peinture des tourments et 
de l'inquiétude jalouse d'un amant. Notre prose 
175 ne donnera qu'une idée bien imparfaite de ces jolis 
vers; nous y perdrons ces tournures rapides, ces 
interrogations pressantes, enfin le charme de ces 
fréquentes répétitions. 

« Achève-moi d'un mot, cruelle, ou dis-moi ton 
180 mal. Je ne puis vivre plus longtemps avec mes 
doutes. 

« Tous les malheurs que craint mon désespoir, 



6* LIVRAISON. — LITTÉRATURIi ESPAGNOLE. 29I 

tous, s'offrent ensemble à ma pensée; ils s'offrent 
à ma pensée, et sans oser s'arrêter à aucun, mon 
i85 esprit désolé les redoute tous, tour à tour. 

« Vois ma douleur, plains mon inquiétude, com- 
patis à mes tourments; ne les double pas, inhu- 
maine, par ton silence : ô bonheur de ma vie!... 
« Qui te tourmente ? que souffres-tu ? n'ai-je pas 

190 toujours déposé dans ton sein mes confiantes dou- 
leurs? et comment ne suis-je pas digne aussi de 
partager tes peines? Tu sais mon amour, tu con- 
nais mes fureurs. Parle, oh! parle, j'obéirai en 
aveugle. Je suis prêt à tout... hormis à t'oublier. » 

193 Nous le répétons, que ceux qui n'entendent point 
l'espagnol ne jugent pas Melendez d'après cette 
version décolorée. Notre prose est aussi pâle que 
ses vers sont gracieux. Nous ne nous croyons pas 
toutefois quittes envers le | lecteur; les livraisons i213| 

200 suivantes, en mettant sous ses yeux des imitations 
en vers des meilleurs morceaux de Melendez, lui 
donneront peut-être une idée plus juste du talent 
de ce poète enlevé trop tôt au culte des Muses. Si 
ces nouveaux essais ne satisfont pas le lecteur, du 

2o5 moins aurons-nous fait plus d'efforts pour y par- 
venir, et sous ce rapport nous serons contents. 
D'ailleurs, la poésie ne saurait avoir d'autre inter- 
prète que la poésie; la lyre peut seule répéter les 
sons de la lyre. Et si Buffon a dit que le style est 

»io tout l'homme, se tromperait-on beaucoup en di- 
sant que les vers sont tout le poète? 

A. [Abel Hugo.] 



LITTERATURE FRANÇAISE 



ODES CHOISIES 

Précédées d'un Discours sur la poésie et les poètes lyriques 
anciens et modernes, par M. le Comte de VALORI 



M. de Valori a vu comme nous l'indifférence de 
son siècle pour la poésie, et cet obstacle ne l'a 
point rebuté. 11 a eu le courage, nous dirions pres- 
que le dévouement, d'offrir au dégoût superbe de 
5 ses lecteurs un recueil d'odes au grand complet. 
Que tout honneur lui soit donc rendu, et qu'il re- 
çoive ici nos compliments bien sincères de ce qu'il 
n'a désespéré ni de la poésie ni de son siècle. 
On l'a remarqué avant nous, il suffit d'un ou- 

10 vrage en vers, quel qu'il soit, s'il est parfait, pour 
assurer à son auteur un nom qui ne doit point 
périr. C'est sans doute sur la foi d'une vérité si 
consolante que M. de Valori s'est décidé à braver 
l'injuste prévention de ses contemporains. | Une [214J 

i5 belle ode vaut bien un sonnet sans défaut, et nous 
semble, comme à Boileau, un passeport très va- 
lable à la postérité : Pompignan n'a fait qu'une 
ode; un simple madrigal a sauvé de l'oubli Saint- 
Aulaire. 

20 Nous laisserons à d'autres le soin de décider si 



294 Ï'E CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

M. de Valori peut ou non prétendre à la gloire du 
poète de Montauban ; quant à nous, sans aborder 
une question si délicate, nous avouerons toutefois 
que quelques odes de cet auteur se distinguent par 

25 une marche rapide et animée, et que sa manière 
ne décèle point un imitateur servile. Si son style, 
trop souvent antithétique et maniéré, laisse beau- 
coup à désirer sous le rapport de la franchise et de 
la pureté de l'expression, de la facilité et de l'élé- 

3o gance des tours, ses pensées ne manquent pas ce- 
pendant d'un certain éclat, ses images ne sont dé- 
pourvues ni de grâce ni de noblesse. M. de Valori 
s'est nourri de la lecture des vieux modèles; tout 
en lui, ses qualités comme ses défauts, annonce 

35 l'étude de l'antiquité. On retrouve dans quelques- 
unes de ses strophes cette couleur noble et simple 
de la poésie antique heureusement alliée au ton 
plus brillant de la poésie moderne, comme dans la 
suivante extraite de l'Ode au Café. 

40 Riant Flaccus, ô mon maître 1 

Quand ta nymphe dans Tibur 

Chantait les monts où doit naître 

Le cep du Falerne pur; 

Plus souvent d'un pas rapide, 
45 Chez toi, buveur intrépide. 

Ou Mécènes, ou Lépide, 

Fût venu rire aux éclats. 

Si le moka délectable 

Eût remplacé, sur la table, 
5o L'amphore aux trois consulats. 

Ces vers sont à la fois l'éloge du poète de Tibur 
et l'imitation parfaite de son simple abandon et de 
sa noble facilité. 



6' LIVRAISON. — LITTKIÎATURE FRANÇAISE. 296 

L'ode à une petite-maîtresse nous a semblé sur- [215] 
55 tout digne d'être remarquée. Un coloris plein de 
fraîcheur, une expression souvent heureuse, des 
images élégantes, telles sont les qualités de cette 
pièce, qui respire en outre la philosophie la plus 
douce et la plus aimable. 

6(1 II est une beauté que blesse l'œil du jour. 
Dans l'alcove soyeuse où l'aile de l'amour 

Chasse le souffle impur d'Éole. 
Pour faire un lit plus souple à son corps languissant, 
Une main dépouilla, de son duvet naissant, 
65 L'oiseau sacré du Capitole. 

Une mouche bourdonne ou l'offusque à dessein : 
D'un hardi papillon fixé sur son beau sein, 

L'incommode poids l'indispose. 
Sous le lin délicat, empreint d'un suc de fleur, 
70 Elle gémit : son bras s'agite avec douleur. 
Froissé par le pli d'une rose. 
Malheur au pied bruyant dont Vessor indiscret 
En un si doux néant la trouble et la distrait ! 
Inquiets aux sons d'une lyre, 
75 Ses nerfs souffrent, martyrs des folâtres ébats; 
Ses lèvres de corail ne résisteraient pas 

A la fatigue d'un sourire. 
Oh I qu'elle me plaît mieux cette vierge des champs, 
Qui, sous son toit auguste, aux soins les plus touchants, 
8o Consacrant l'été de son âge, 

Des travaux d'un époux partage la moitié, 
Et n'est pas moins, aux jours de fête ou d'amitié, 
La Bigottini du village. 

Ces vers, à quelques taches près, sont fort jolis. 
85 Malheureusement M. de Valori n'écrit pas tou- 
jours sur ce ton, il faut bien l'avouer, et le plaisir 
que nous éprouvons à exposer aux yeux les parties 



296 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

brillantes du tableau ne doit point nous en faire 
cacher les ombres. M. de Valori a des défauts es- 
90 sentiels : nous lui reprocherons trop d'affectation 
dans le choix des sujets comme dans le style de 
ses odes , | et cette recherche dans l'expression [216] 
n'est pas la moindre cause de l'obscurité qui en 
rend la lecture fatigante. 

95 M. de Valori veut être original, et ne cache pas 
assez les efforts qu'il fait pour le paraître. Il en est 
de cette qualité dans l'écrivain comme de la grâce 
dans les femmes; elle est toujours un don de la 
nature et jamais l'ouvrage de l'art; les grâces étu- 

100 diées touchent à la prétention, et l'originalité af- 
fectée n'est pas loin de la bizarrerie. 

C'est ainsi qu'à l'occasion de la mort du prince 
de Condé, M. de Valori a imaginé de composer 
une ode intitulée le Canon des Invalides, unique- 

io5 ment parce que ce prince illustre conservait à 
Chantilly des canons, prix de sa valeur, qui ont 
été dépuis transférés aux Invalides. Nous ne vou- 
lons pas qualifier une idée si étrange; nous nous 
contenterons de faire observer à l'auteur qu'il a 

no poussé peut-être un peu trop loin l'application de 
ce précepte d'Horace : 

Pictoribus atque poetis 
Quidlibet audendi semper fuit aequa potestas. 

Voici par exemple les deux dernières strophes 
ii5 de cette ode ; 

Ainsi parut me dire, aux murs des Invalides, 
Un bronze vénérable, écho de son grand cœur; 
Cet airain, dont le feu creusa les vieilles rides. 
Va se transfigurer sous les traits du vainqueur. 



6" LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 297 

120 Oui, peuple, saluez d'un accent unanime 

Ce vœu que nos Coustous forment en votre nomi 
Et Condé, si j'en crois l'ardeur qui les anime. 
Va renaître à nos yeux des débris d'un canon. 

Qui reconnaîtrait dans ces vers l'auteur des 

125 strophes que nous avons citées plus haut? On 

chercherait vainement ici le 'Molle atque Jacetum 

de ces anciens que M. de Valori connaît pourtant 

si bien. 

Nous ne pouvons terminer sans parler du dis- 

i3o cours sur la poésie lyrique qui précède ce recueil [217] 
d'odes. Nous le recommandons à l'attention du 
lecteur comme un des traités les plus savants 
qu'on ait publiés en ce genre. L'auteur y fait en 
quelque sorte l'histoire de l'art : il le prend à sa 

i35 naissance chez les anciens, le suit pas à pas jus- 
qu'à nos jours, et examine enfin l'état où il se 
trouve parmi nous et chez toutes les nations de 
l'Europe. Plusieurs imitations heureuses des pre- 
mières odes grecques enrichissent encore cette 

140 dissertation critique, déjà si recommandable par 
le double mérite du style et de l'érudition. 

S. 



CLOVIS 

Tragédie en cinq actes, précédée de considérations histori- 
ques, par M. Nkpomucène L. LEMERCIER, de l'Académie 
française. 



[Il semble que Messieurs de la rue de Richelieu 
aient pris à tâche de ne nous laisser aucun doute 
sur la nécessité de l'établissement d'un second 
théâtre. C'était peu que leur jugement sur les 
5 Vêpres siciliennes nous eût donné un exemple de 
leur équité, il fallait encore que leur conduite en- 
vers M. Lemercier vînt nous offrir la mesure de 
leurs caprices; et nous le demandons à tous les 
hommes de bonne foi, comment un jeune poète 

lo pouvait-il espérer de paraître autrefois sur la 
scène, lorsque l'auteur d'Agatnemnon lui-même 
est obligé de recourir à l'impression, pour faire 
connaître au public une tragédie faite depuis vingt 
ans.^ 

i5 Ce n'est pasque nous eussionsvu avec plaisir la 
représentation de Clovis; bien au contraire, cette 
pièce, dans les circonstances présentes, nous eût 
paru au moins intempestive; non pas tant par les 
principes qu'elle renferme que par les opinions 

20 auxquelles elle pourrait donner | l'éveil. S'il n'est [218] 
point rare d'y trouver des vers tels que ceux-ci : 

L'homme parjure aux dieux, est parjure aux humains. 
Qui brisa les autels sait renverser les trônes. 



Un fragment (368-388) conservé dans Littérature et Philoso- 
phie mêlées. 



6* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 299 

II en est d'autres qui, pour être placés dans la 

25 bouche des païens et n'avoir qu'une vérité locale, 
pourraient fort bien être considérés comme des 
vérités absolues, et être applaudis comme tels par 
une certaine classe de chrétiens de nos jours. 
Est-il d'ailleurs si moral de présenter sans cesse 

3o les abus que les hommes ont faits de la religion à 
un peuple qui n'est déjà que trop disposé à n'y 
voir que des abus? 

Ces réflexions ne s'adressent pas à M. Lemer- 
cier, sa pièce n'est pas plus impie que bien des 

35 pièces de Saint-Genest qui ne causaient pas le 
moindre scandale chez nos aïeux. Ce n'est pas la 
faute de Tauteur, mais celle du temps; et l'époque 
à laquelle M. Lemercier a commencé Clovis le 
met à l'abri de tout reproche. Nous ne le chicane- 

40 rons même pas sur cette attention toute nationale, 
d'avoir été chercher dans nos archives le tyran 
qu'il voulait peindre, et surtout d'avoir adopté de 
préférence entre les divers témoignages des histo- 
riens, la version la moins favorable à l'honneur 

45 de la monarchie française. Nous aimons mieux re- 
marquer que pour entreprendre un pareil ouvrage 
sous Buonaparte, il fallait avoir un courage peu 
commun; c'était vouloir peindre la tête de Méduse 
en face. M. Lemercier y est parvenu; il nous a 

5o tracé un tableau hideux de bassesse et de vérité. Il 

lui a plu de le nommer Clovis, mais on pourra 

toujours dire de lui ce qu'il avait dit du Tibère de 

Chénier : il l'avait vu. 

Nous passons de suite à l'examen de la pièce. 

55 Sans nous arrêter à discuter la préface, c'est une 
petite philippique contre les Leudes et les Aristo- 



300 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

crates, qui nous a rappelé le | poète qui est parvenu [219] 
à mettre une apostrophe à la liberté jusque dans 
la bouche de Moïse*. 

60 La scène est à Cologne. Glovis a fait demander 
le passage dans ses états au vieux roi Sigebert, et 
cependant il approche suivi de toute son armée : 
Sigebert qui connaît le tyran, voudrait refuser et 
se défendre; il en est empêché par les représenta- 

65 tions de son fils. Voilà l'exposition. 

Le jeune prince qui a servi dans les armées de 
Clovis ne peut le croire capable d'une trahison; 
d'ailleurs le tyran lui a fait dire qu'il lui amène en 
mariage sa captive Édelinde, et Clodoric, ivre de 

70 joie, se refuse à toutes les craintes de son père. 
C'est en vain que le vieillard lui objecte le carac- 
tère dissimulé de Clovis, le prince n'y répond que 
par un fait; mais ce fait frappe vivement, parce 
qu'il contraste avec le portrait que Sigebert a 

75 tracé du tyran. 

Lorsqu'il nous accusa, de son sort détachés, 
D'unir aux Bourguignons nos intérêts cachés. 
Sans feinte, et hautement, ne nous fit-il pas dire 
D'éluder les traités que Gondebaud désire, 
^o Et de ne pas quitter ou servir à demi 

Un parent longtemps cher, pour un nouvel ami? 

Ainsi l'on sait que Sigebert a voulu un moment 

quitter le parti de Clovis. Il est vrai que tous deux 

semblent l'avoir oublié , mais l'on a appris 

85 d'ailleurs que Clovis est implacable. Cependant 

on annonce l'arrivée de Clovis : nous sommes au 

I. Liberté ! gloire à Dieu ! gloire à la liberté ! (C. L), 



6* LIVRAISON. — littératlrp: française. 3oi 

second acte; le tyran paraît, c'est Tartufe en habit 
de guerrier. Laurent, serrez ma haire avec ma dis- 
cipline : 

«H) Soldats! que nos drapeaux flottent dans la cité : 
Révélez par vos dons ma générosité. 

Que, respecté de vous, nul habitant ne craigne. [220} 

Dans les temples chrétiens que la sainteté règne. 
Et dites aux guerriers qui marchent sur mes pas, 

9^ D'aller de cette ville honorer les prélats. 

Resté seul avec son confident, le tyran dévoile 
ses projets : 

Tu sais quel est Clovis... Ma garde est dans ces murs. 
Mon nom d'avance y règne... 



loo Quel prétexte appuierait votre injuste rigueur, 
Si, se montrant fidèle au nœud qui vous engage, 
Gondebaud de ce roi publiait le message? 



L'homme qu'il en chargea n'a pu le lui porter. 
Mes ordres dans le Rhin l'ont fait précipiter. 
io5 Cependant, Gondebaud, à sa première lettre, 
Répond par un traité que l'on doit me remettre; 
Et ce gage vendu prouvant ses trahisons, 
De mon ressentiment fondera les raisons. 

Ainsi, au milieu de la scène suivante, lorsque 
no Clovis accable le vieux Roi de protestations insi- 
dieuses, tout à coup on lui remet les lettres de 
Gondebaud. En ce moment il jette le masque; il 
fait charger de chaînes Sigebert, et il ordonne à 
ses troupes de s'emparer de la ville. 



302 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

ii5 Jusqu'ici il n'y a que des éloges adonner au 
plan : l'action marche, elle est grande et simple; 
le style prête davantage à la critique, cependant il 
y a de beaux vers. On aura remarqué le morceau 
où M. Lemercier a voulu lutter avec le fameux 

!2o passage de Mahomet. Mais il y a une bien grande 
différence entre Clovis faisant des confidences à 
son esclave, ce qui est contre son caractère, et le 
faux prophète osant dire à son ennemi : 

Nous sommes seuls, écoute, 
125 Je me sens assez grand pour ne pas t'abuser. 

Cependant au troisième acte, l'action se noue; [221] 
Sigebert est en fuite; Clodoric a corrompu ses 
gardes; le peuple murmure et menace. Que va 
faire Clovis? Il conçoit un dessein digne de lui; 

i3o il va forcer Clodoric à tuer son père dont il doit 
connaître la retraite, en le menaçant, s'il refuse, 
de faire périr Édelinde; et ensuite, justevengeur 
du parricide, il montera au trône sur le corps de 
ses ennemis massacrés l'un par l'autre. C'est, 

i35 comme l'on voit, toute l'intrigue de Mahomet; ce 
sont les mêmes moyens, il n'y a que les motifs de 
changés. Il ne faut pas en faire un crime à 
M. Lemercier; sa tâche n'en devenait que plus 
difficile. 

140 Nous lui ferons ici une critique plus sérieuse. 
Clodoric, à qui Aurelle a déclaré les volontés du 
tyran, se félicite de ne point connaître la retraite 
de son père, par crainte de le trahir pour sauver la 
vie â Édelinde. Ce sentiment nous semble faux; 

145 Clodoric ne doit point hésiter; il le pourrait tout 



6* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 3o3 

au plus, si on le menaçait de livrer son amante â 

un rival. 
Et plus loin Adelmar paraît, et lui annonce que 

son père viendra la nuit lui parler dans le palais. 
i5o II semblerait plus naturel que le vieillard ne vînt 

pas au milieu de ses ennemis et que son fils l'allàt 

trouver dans sa retraite. Nous sommes fiers de 

nos règles, et nous sommes sans cesse à les 

éluder. 
i55 Mais le quatrième acte s'ouvre; il est nuit. Glo- 

doric est seul. 

Je n'entends plus les voix qui frappaient ces enceintes, 

Mais des vents de la nuit les solitaires plaintes. 

Qui, pleines de courroux, de moments en moments 
i6(' Conforment leurs soupirs à mes gémissements. 

Ciel! fais crouler ces tours sur de coupables têtes... 

Palais de nos aïeux, vos portes sont donc prêtes 

A s'ouvrir au tyran qui nous a dépouillés! 

De son nom criminel vos murs seront souillés : 
i65 Vous verrez effacer les titres de vos maîtres, [222] 

Et tomber les drapeaux conquis par nos ancêtres! 

Vous verrez vos sujets, inondant votre seuil. 

Pour flatter nos bourreaux fouler notre cercueil. 

Et nous ne serons plus!... 

170 Tout à coup deux étrangers s'avancent. Qui 
marche vers ces lieux? s'écrie Glodoric. 

SIGEBERT 

Votre père et son guide. 

GLODORIC 

Ah ! seigneur : - S. Ah I mon fils ! —G. Oh ! de quel souffle humide 
La nuit a pénétré vos habits, vos cheveux! 
175 S. C'est le froid des tombeaux dont nous sortons tous deux. 



304 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Il est, sous ce palais, de souterraines voûtes, 

Lieux profonds dont moi seul je connaissais les routes, 

Où les rois, nos aïeux, cachèrent leurs trésors 

Quand les Goths, pleins de rage, infestèrent ces bords, 
i8o C'est là qu'entre des rocs, privé de la lumière. 

J'ai, de mes assassins, fui la main meurtrière ; 

Et c'est là que vivant, ton père enseveli 

S'est déjà cru plongé dans l'éternel oubli. 

G. O mon père! — S. Adelmar a, dès la nuit obscure, 
i85 A mon corps épuisé porté la nourriture. 

Cependant Clodoric déclare à son père l'af- 
Treuse proposition du tyran. 

Il ne me restait donc pour unique espérance 
Que le secours du glaive, et que mon assurance, 
190 Pour marcher à Clovis et pour l'assassiner. 
Mais un rempart d'airain semble l'environner; 
Je ne dois plus prétendre à revoir son visage, 
Si votre sang versé ne m'ouvre le passage. 

Quoique le vieillard connût Clovis, il ne s'atten- 
195 dait pas à un tel excès d'atrocité; il en reste quel- 
que temps épouvanté; mais bientôt reprenant son 
courage : J'ai peu de jours à perdre, dit-il; déjà, 
plutôt que d'exposer mes sujets | à la mort pour [223] 
sauver un reste de vie, je me suis enfui jusque 
20(3 dans les entrailles de la terre. 

Là, reçu dans la nuit où sont entrés les morts. 
J'ai, des gouffres d'enfer presqu'entrevu les bords. 
Là, sais-tu qu'en secret, confident de l'abîme. 
J'ai pris, du sort des rois, un dédain magnanime? 
3o5 Là, sais-tu quel penchant semble attirer les pas 
Vers le but qui conduit de la vie au trépas? 



♦-)• LIVRAISON. — LlTTÉRATURi: FRANÇAISE. 3o5 

Là, sais-tu que la mort, d'une voix solennelle, 
M'a dit que des tombeaux la paix est éternelle ? 
Non, le fil de nos jours, que sa faulx doit couper, 
210 Ne vaut pas tous nos soins qu'un hasard peut tromper. 
Sauve donc mes sujets d'un maître impitoyable : 
Obéis par mon ordre à son ordre effroyable : 
Ravis, en m'immolant, ton sceptre à son courroux, 
Et que je meure en roi pour le salut de tous. 

2i5 Nous ne nous étonnons pas si, à la lecture de 
ces vers, Monvel avait prédit à M. Lemercier qu'il 
entraînerait les spectateurs; nous ne connaissons 
rien chez les anciens et les modernes qui soit su- 
périeur à ce morceau pour la grandeur et la ter- 

220 rible majesté. 

Cependant, comme on le pense bien, le fils re- 
fuse d'obéir à cet ordre de son père. Ils se sépa- 
rent; mais à peine le vieillard est-il rentré dans les 
souterrains, qu'accablé par l'idée de ses malheurs, 

225 il se tue lui-même et envoie ordonner à son fils de 
venger sa mort par celle de Glovis. Oui, je t'obéi- 
rai, s'écrie Clodoric : 

Ton courage, ô mon père! a passé dans mon âme. 
Je le sens; ma fureur, comme une ardente flamme, 
23o A séché, dans mes yeux, mes pleurs prêts à couler. 
Sans larmes je verrais tout ton sang ruisseler? 

C'est dans ce moment que le ministre du tyran, 
suivi de ses soldats, se présente devant lui : 

AuRELLE. Seigneur, sortiez-vous de ces lieux 
235 A cette heure où la nuit couvre d'ombres les cieux? 

Alliez-vous à Clovis porter quelque nouvelle [224] 

Du sort de Sigebert? — C. J'allais lui dire, Aurelle, 
Qu'il chercherait en vain Sigebert sur nos bords. 



306 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Ce prince est loin. — A. Où donc a-t-il fui? — 

C. Chez les morts. 
240 A. Quelle main l'a frappé, seigfneur? — 

C. Qu'il vous souvienne 
De quel coup, sans témoins, vous charg-eâtes la mienne. 
A. Quoi! votre zèle a pu... — G. Vous vous en étonnez! 
A. Pourquoi tant de pâleur sur vos traits consternés? 
C. On ne peut, sans horreur, surmonter la nature. 
245 A. D'un service si grand quelle preuve assez sûre?... 
C. Le corps de Sigebert et le poignard fumant 

Convaincront vos regards de tout mon dévoûment. 
La garde qui vous suit, déclarez-le sans feinte, 
Me venait retenir captif dans cette enceinte. 
25o Clovis était bien prompt à soupçonner ma foi. 
A. Vous étiez prisonnier, vous allez être roi. 
C. Conduis-nous, Adelmar, dans ces voûtes funèbres : 

Ces flambeaux vous pourront éclairer leurs ténèbres. 
A. Retirez- vous, soldats, allons... Vous frémissez! 
255 C. Mes cheveux, sur mon front, seigneur, se sont dressés. 
Et de mon père mort la dépouille sanglante 
Va soulever mon cœur déjà plein d'épouvante. 

(A part.) 
Soutiens-moi, Dieu du ciel! O Dieu! ne laisse pas 
Défaillir ma constance en ces affreux combats*! 

260 Cet acte est admirable; il soutient la comparai- 
son avec celui de Voltaire : s'il n'est pas aussi bien 
écrit, et s'il est moins déchirant, il est aussi origi- 
nal ; d'ailleurs, il a le mérite de laisser le specta- 
teur dans une attente terrible, tandis que le qua- 

265 trième acte de 'Mahomet épuise l'âme et termine la 
pièce. Passons au cinquième. 

I. Lafon a refusé le rôle de Clodoric, qui ne lui offrait pas 
d'effet de scène. (C. L.) 



6' LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 3oj 

Les deu.x premières scènes, quoique belles, sont 
un peu longues; nous voyons bien que M. Lemer- 
cier, au moment de la catastrophe, a voulu faire 

270 ressortir l'hypocrisie du | tyran; mais ce n'est [225] 
guère dans un cinquième acte, où tout doit être 
situation, que les scènes de développement sont 
utiles. Cependant Glodoric paraît: la terreur rentre 
avec lui sur le théâtre. Il nous semble entendre 

275 d'ici le frémissement d'impatience qui se répand 
parmi les spectateurs. 

Nous ferons encore une critique. A peine Ede- 
linde apprend-elle que son amant s'est rendu cou- 
pable du meurtre de son père, qu'elle le maudit 

280 dans une imprécation de près de quarante vers. 
Nous ne pensons pas que ce soit là tout à fait de 
l'amour. Un regard de Glodoric devrait la rassu- 
rer, et en supposant qu'elle le crût coupable, elle 
devrait tout au plus gémir, pleurer ou tomber éva- 

285 nouie. Les extrêmes douleurs n'ont pas une si 
grande éloquence de paroles. Ce n'est pas là l'in- 
nocente Edelinde, c'est Clytemnestre tout entière. 
Cependant Clovis et Clodoric restent seuls; les 
gardes entourent le tyran, et se placent aux côtés 

290 du jeune homme : quelle scène! 



Eh quoi donc, Clodoric! vous semblez éperdu 
Du service éminent que vous m'avez rendu?... 
Après avoir commis ce qu'on nomme un grand crime. 
Tout repentir est lâche, et n'a rien qu'on estime. 

CLODORIC 

295 Du repentir amer je ne sens point le fiel. 

Qui commanda le meurtre en rendra compte au ciel. 



3o8 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Je me crois innocent, et veux, par mon courage. 
Racheter ma couronne et mon juste héritage. 

CLOVIS 

Le désir de régner est donc en vous bien fort, 
3oo S'il vous rendit facile un parricide effort? 

CLODORIC 

J'ai lieu de m'étonncr si votre cœur s'étonne 
Qu'un forfait coûte peu pour s'acquérir un trône. 

CLOVIS 

Prince! où donc votre père était-il retiré? 

CLODORIC 

Dans ce palais, au fond d'un réduit ignoré. 

CLOVIS 

3o5 Pourquoi refusiez-vous d'abord de m'en instruire? 

CLODORIC 

Je l'ignorais; lui-même est venu m'y conduire. 

CLOVIS 

II s'est donc, sans frayeur, mis en votre pouvoir? 

CLODORIC 

Oui, sans frayeur... Et moi, j'ai rempli mon devoir. 

CLOVIS 

Il fallait de ses jours me rendre encor le maître. 

CLODORIC 

3io Vos soldats, devant vous, m'empêchaient de paraître. 

CLOVIS 

Sa mort me garantit votre sincère foi. 

CLODORIC 

Puissent tous vos sujets vous aimer comme moi! 



0* LrVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 309 
CLOVIS 

Ce zèle aura bientôt sa digne récompense. 

CLODORIC 

Oui, le sang- paternel sera payé, je pense. 

CLOVIS 

3i5 Comptez-y bien : Clovis peut vous en assurer. 

CLODORIC 

Un mystère important me reste à déclarer. 

{A voix basse et s'approchant un peu plus de Clovis.) 
L'enceinte de ce lieu cache un trésor immense ; 
Et pour me conquérir votre auguste alliance. 
Je prétends vous livrer le dépôt précieux 
320 Des biens que sous la terre ont gardé mes aïeux; 
Aux avides regards j'ai craint de les commettre. 
C'est dans vos seules mains que je veux les remettre. 
Suivez-moi sous la voûte où mes pas ont marché. 

CLOvrs * 

En quel lieu descendrai-je? 

CLODORIC 

Où mon père est couché. 

325 Malheur à ceux qui ne sentiront point de pareils 
vers! 

Ici nous nous arrêtons, car notre tâche devient 
plus pénible: il ne nous reste plus qu'à faire au- 
tant de critiques que nous avons donné d'éloges. 

33o Cette scène terrible est interrompue par l'arrivée 
des grands qui viennent offrir la couronne à Clo- 
vis. Malheur à qui se rend l' usurpateur d'un trône! 
s'écrie le tyran avec une modération hypocrite; 
Sigebert est mort : 



3lO LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

335 Clodoric est son juste héritier; 

Mais prendrez-vous un roi qui fut son meutrier, 
Et dont le front, marqué du sceau de l'anathème, 
Mérite un coup du glaive et non un diadème? 

A ces mots, Clodoric tire son épée et se préci- 
340 pite sur Clovis; mais il est arrêté par les gardes 
qui le désarment et qui le mènent à la mort. Ce 
moyen mélodramatique termine malheureusement 
cette belle scène; il a pu réussir dans Hyperm- 
nestre, parce qu'il amenait un dénouement heu- 
345 reux et désiré du spectateur; mais ici ce | n'est [227] 
qu'une catastrophe inattendue qui ne satisfait pas 
et qui ne surprend que par sa facilité. 11 semble 
que, dans cet acte, Mahomet ait porté malheur à 
Clovis, et que M. Lemercier ait voulu également 
35i) lutter contre les beautés et les défauts de son mo- 
dèle. 

Le reste de l'ouvrage ne nous paraît guère meil- 
leur. Clodoric est mis à mort; Clovis monte sur le 
trône en disant : 

355 Je jure en cette enceinte. 

De régner par les lois de la piété sainte. 

Edelinde vient se tuer devant lui, et lui prédit 
que sa race sera de courte durée; à cette prédic- 
tion, le tyran, qui n'est cependant pas supersti- 
36o tieux, s'écrie : 

Fatal usurpateur me voilà condamné ! 

Et la toile tombe. M. Lemercier nous dit dans 
sa préface que Clovis est puni par le sentiment de 
sa propre honte ; il nous le dit, mais en vérité, nous 



6' LIVRAISON. LITTîtKATUlUC FKANÇAISE. 3ll 

365 ne le voyons pas. L'usurpateur triomphe, et il ne 
lui est rien arrivé qui doive l'étonner, et à quoi il 
n'ait dû s'attendre.] 

Il est à remarquer que le dénoûment de Maho- 
met est [aussi] plus manqué qu'on ne le croit gé- 

370 néralement. 11 suffit, pour s'en convaincre, de le 
comparer avec celui de Britannicus . La situation 
est semblable. Dans les deux tragédies, c'est un 
tyran qui perd sa maîtresse au moment où il croit 
s'en être assuré la possession. La pièce de Racine 

375 laisse dans l'âme une impression triste, mais qui 
n'est pas sans quelque consolation, parce que l'on 
sent que Britannicus est vengé, et que Néron n'est 
pas moins malheureux que ses victimes : il semble 
qu'il devrait en être de même dans Voltaire ; cepen- 

38o dant le cœur qui ne se trompe pas reste abattu; 
et en effet Mahomet n'est nullement puni. Son 
amour pour Palmire n'est qu'une petitesse dans 
son caractère et qu'un | moyen dérisoire dans l'ac- [228] 
tion. Lorsque le spectateur voit cet homme songer 

385 à sa grandeur au moment où sa maîtresse se poi- 
gnarde sous ses yeux, il sent bien qu'il ne l'a jamais 
aimée, et qu'avant deux heures il se sera consolé 
de sa perte. 

[Pour en revenir à Clovis, il nous semble que si 

390 iM. Lemercier avait eu l'idée de rattacher plus for- 



368-388. Littérature et Philosophie mêlées, I, p. 96. 

389 Dans Littéral, et Philos., un paragraphe de conclusion : 
Le sujet de Racine est mieux choisi que celui de Voltaire. 
Pour le poète tiag-ique, il y a une profonde et radicale diffé- 
rence entre l'empereur romain et le chamelier prophète. 
Néron peut être amoureux, Mahomet non. Néron, c'est Lin 
phallus; Mahomet, c'est un cerveau. 



3l2 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

tement Edelinde à son sujet, comme, par exemple, 
s'il en eût fait une fille de Clovis, employée par le 
tyran à tromper Glodoric, et trompée elle-même, 
qui se serait poignardée sur le corps de son amant 
o5 au moment où son père monte sur le trône, nous 
pensons, dis-je, qu'il y aurait eu alors une péri- 
pétie digne du reste de la tragédie.] 

E. [Victor Hugo.] 



CORRESPONDANCE 

A MM. les Rédacteurs du Conservateur 
littéraire '. 

Massevaux ". 14 janvier 1820. 
Messieurs, 

Mon père est un honnête citoyen, qui vit aujour- 
d'hui absolument retiré des affaires dont il s'était 
mêlé, il y a quelque vingt-cinq ans, d'une manière 
assez active, s'il faut en croire ses voisins. Depuis 

5 le retour d'une certaine dynastie, que, d'après un 
orateur fort distingué, il appelle | la branche pour- [229] 
rie, mon père n'ouvre plus la bouche sur la politi- 
que, si ce n'est avec une cinquantaine d'amis qui 
se réunissent chez lui, à peu près tous les soirs, 

10 pour causer, en leur qualité de notables de Masse- 
vaux, d'une foule d'objets tout à fait relatifs aux 
intérêts de la commune, tels que la loi des élec- 
tions, la souscription pour M. le Directeur des 
Messageries ou l'expulsion de la féodalité dans la 

i5 personne de notre curé et de nos frères ignoran- 

1. Nous croyons devoir insérer la lettre de notre corres- 
pondant. Elle pourra nous dispenser de rendre compte du 
joli poème que M. Berchoux vient de publier sous le titre 
d'Art politique. (C. L.) 

2. On trouvera les titres de yloire de Massevaux, petite 
bourgade du Haut-Rhin, dans le rapport de M. Mestadier 
sur les pétitions relatives à la loi des élections. (C. L.) 



3l4 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

tins. Du reste, mon père ne lit aucuns journaux, 
excepté toutefois le Constitutionnel, que lui prête 
un boucher de ses amis (chaud partisan du droit 
de pétition et très mécontent d'avoir tout récem- 

20 ment sollicité en vain, lui trois centième, la place 
de bourreau de Versailles); VIndépendant, que lui 
envoie directement un de ses cousins, autrefois 
arracheur de dents à Massevaux, aujourd'hui chargé 
de rédiger la partie de la feuille militaire consa- 

25 crée aux indépendants de l'Amérique; la VWincrve, 
que lui donne un parent éloigné d'un ancien maî- 
tre des cérémonies de l'Empereur; la Renommée, 
que notre épicier nous transmet assez régulière- 
ment autour du beurre et de la chandelle; et enfin, 

3o le Journal de 'Paris, que nous recevons gratis. 
Sans vous faire ici le portrait de mon père, ce qui 
ne serait point filial, ni vous parler de ses usages '' 
domestiques, ce qui pourrait m'attirer de lui pour 
la millième fois les surnoms de niais et de bavard; 

35 ni vous instruire de toutes ses démarches, ce qui 
ne ressemblerait pas mal à de la trahison; je crois 
pouvoir vous entretenir innocemment de sa biblio- 
thèque qui est assez curieuse, comme vous en juge- 
rez par mes lettres subséquentes, où je me propose 

40 de vous la décrire, quoiqu'il m'en ait interdit l'en- 
trée, ce qui fait que je suis fort ignorant, comme 
vous le verrez encore dans mes lettres, si vous me 
faites la grâce de les ouvrir. 

Avant de commencer cet important examen, je 

45 vous parlerai, Messieurs, d'un petit livre sur lequel 
je vous prierai de me | donner votre opinion pour [230] 
éclaircir mes idées. Je vous dirai donc que l'autre 
mois, tandis que mon père était allé faire signer 



6' LIVRAISON. — LITTIÎRATURK FRANÇAISE. 3l5 

par un bon nombre de gens qui n'entendent pas 

b'> le français, un chiffon de papier qui doit sauver la 
patrie, je me glissai de mon côté dans sa bibliothè- 
que. Je ne vous décrirai pas, Messieurs, le ravisse- 
ment dont je fus saisi, tout d'abord, en voyant ran- 
gées dans le plus bel ordre toutes les productions 

55 merveilleuses écloses avec l'aurore de la liberté, 
laquelle, éclairant la fin du siècle dernier, servit, 
pour ainsi dire, de crépuscule au siècle des lumiè- 
res. Près des discours d'un vertueux régicide pour 
l'abolition de la peine de mort, brillait le Compte 

6c) rendu de dame Guillotijie^ reine du Carrousel, suze- 
raine de la Grève, etc., par l'honorable M. Tisset; 
d'une comédie de M. Collot d'Herbois, je tombai 
sur un plaidoyer de M. Tainville, et d'un hymne 
au divin Marat, sur une imprécation poétique contre 

65 Pitt et Gobourg, ennemis du genre humain. Plus 
loin, quelques livres plus modernes avaient paru 
dignes d'être accolés à des ouvrages du bon temps ; 
ainsi près de l'apologie des Cordeliers et de l'Eloge 
des Théophilanthropes, j'ai trouvé le Panégyrique 

70 des amis de la presse, et le Correspondant électoral 
non loin de la Morale élémentaire à l'usage des 
Ecoles françaises, par M. L.-C.-T. Rousseau. 

Je m'aperçois. Messieurs, qu'empressé que je 
suis de vous donner un avant-goût de tant de 

75 richesses, je n'en viens pas très directement à l'ou- 
vrage qui doit faire le sujet de ma lettre. C'était 
une petite brochure rouge, jetée négligemment 
sur un bureau, décorée d'une gravure lithographi- 
que et intitulée : Art politique. Ce livre paraissait 

80 récemment arrivé et portait la date de 1819. Jugez, 
Messieurs, combien dut être enchanté un pauvre 



3l6 LE CONSERVATIÎUR LITTÉRAIRE. 

jeune homme libéral qui se croyait retombé dans 
les fanges de la barbarie et replongé dans les fers 
de la féodalité, de voir dans un poème | nouveau [231| 

85 professer des principes et avouer des opinions 
que les patriotes gardent aujourd'hui au fond de 
leur cœur, sans oser les communiquer à l'univers, 
comme ils le faisaient si bien dans le bon temps. 
L'auteur entre d'abord en matière sans se plier à 

90 des routines superstitieuses : 

Le rimeur philosophe a-t-il besoin des Dieux? 

Puis, dès son premier chant, consacré à l'origine 
des pouvoirs, il ose proclamer de grandes vérités 
95 sur les hases et \e& principes, après quoi il ajoute des 
choses pleines d'une haute raison et qui n'avaient 
pas encore été dites aussi clairement dans la Mi- 
nerve : 

Moïse, des Hébreux législateur suprême, 
100 Recevant ses pouvoirs et la loi de Dieu même, 
Vaut-il Monsieur Grégoire ayant reçu mandat 
D'un quartier de Nanci, pour réformer l'État > 
Ce roi des Bactriens dont la Perse s'honore, 
Enseignant la sagesse aux peuples de l'aurore, 
io5 Zoroastre peut-il égaler un bourgeois 

Voué du côté gauche à régenter les rois? 

Après quelques considérations tout à fait neuves 

sur l'arche de Noé et la tour de Babel, le poète en 

vient à la Monarchie, qui forme le sujet de son 

1 10 second chant. Et ici, Messieurs, je vous le demande, 

quel ravissement n'ai-je pas dû éprouver en voyant 



6* LIVRAISON. — L1TTÉRATUR12 FRANÇAISE. 3lJ 

proclamer tout haut des maximes que mon père 
et ses amis n'émettent encore que tout bas. 

Amis, voulez-vous voir les grandes monarchies 
ii5 Exemptes de défauts et d'abus affranchies? 
Renversez-les d'abord : c'est le point capital. 

Dans l'État monarchique avec art ébranlé. 
Que tout soit à l'instant aplani, nivelé. 
En un point seulement que l'égalité cesse, 
I20 Accordez au vilain le pas sur la noblesse. 

Même du meilleur prince entravez la puissance. 
Il ne doit obtenir que des droits mitigés, [232] 

Qu'il lui suffît de lire en Gode rédigés ; 
Que le sceptre en ses mains ne soit qu'un vain fantôme, 
125 Une ombre de pouvoir pour l'ombre d'un royaume. 

On modère surtout le pouvoir qu'on dépouille. 

Des goujats assemblés en comité primaire, 
De toute autorité sont la source première. 

Et une foule d'autres sentences exprimées avec 
i3o une certaine âpreté qui les rend neuves pour moi, 
sinon pour le fond, du moins pour la forme. J'ai 
également admiré dans ce chant plusieurs passa- 
ges qui rappellent, les uns, des souvenirs glorieux, 
tels que la prise de la Bastille où brillèrent par 
i35 leur audace deux généraux qui savaient mieux 
faire de la bière que ce.Condé, prétendu grand, 
ne savait faire une omelette ; les autres, des sou- 
venirs attendrissants, tels que les journées du 
Manège et du Jeu de Paume, où nos modernes 
140 Fabricius déposèrent sur l'autel de la Patrie les 



3l8 I.I-: CONSl^RVATIiUlt IJTTÉRAIRE. 

boucles de leurs souliers. Messieurs, ce second 
chant étincelle de beautés. Ici, l'aphorisme immor- 
tel, Guerre aux châteaux! Paix aux chaumières ! sert 
de texte à cette exhortation si touchante : 

145 Vertueu.K laboureurs aux mœurs douces et pures. 

Allez de votre sort réparer les injures. 

Chassez vos châtelains de ces nobles séjours, 

Où vous alliez chercher de perfides secours. [chaînes. 

Leurs biens sont des forfaits, leurs bienfaits sont des 
i5o Allez, pleins d'innocence, attaquer leurs domaines; 

Que leur mobilier même, à bon droit convoité, 

Toujours innocemment soit au vôtre ajouté. 

Nous avons dans notre salon une pendule qui a 
appartenu à un ancien oppresseur de mon père. 
i55 C'est une antiquaille, mais elle est là pour le prin- 
cipe. — Plus loin, une démonstration éclatante de 
la supériorité du siècle : 

... Villars dans Denain servait-il son pays [233] 

Comme Monsieur Constant ou Monsieur Azaïs, 
160 Comme les nouveaux Grecs de la moderne Athène, 
Inspirés par Minerve une fois par semaine? 

Voilà qui est positif. J'ai regretté, pour faire 
une critique, qu'à l'éloge de ces ouvrages toujours 
si classiques contre les ci-devant, dont vos quais 

i65 sont décorés, l'auteur n'ait pas joint quelques 
mots de louange sur ces gravures en l'honneur de 
nos grands hommes qui tapissent vos boulevards, 
et qui, accompagnées de notices toutes françaises, 
vous apprennent que le général R*** entra de très 

170 bonheur au service et que le maréchal B*** fut la 
pâture des oiseaux de proies. 



6 LIVRAISON'. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. SlQ 

J'en viens au troisième chant, qui est encore 
plus remarquable que le second, ce qui ne m'é- 
tonne pas ; l'auteur y célèbre la République. Quel 
175 début! 

O qu'une république a des charmes pour moil 
Qu'il est doux de n'avoir pour souverain que soi! 
Heureuse la contrée, aux mœurs républicaines, 
Où chacun de l'État à son tour tient les rênes : 
i«<i Où de fiers citoyens, bons à tous les métiers. 
Le matin font des lois et le soir des souliers 1... 

Cette opposition fait venir les larmes aux yeux ; 
il semble qu'on soit reporté aux jours des patriar- 
ches, aux âges de Saturne et de Janus, 

i85 Où tout en méprisant les grandeurs de la terre. 
On est gonflé d'orgueil sous l'écharpe d'un maire! 

Espérons tout de la loi sur t organisation muni- 
cipale que mon père élabore dans ce moment-ci 
avec ses amis. 

190 J'ai connu ces plaisirs trop courts, trop fugitifs... 

Brave homme! 
J'ai brillé dans les rangs des citoyens actifs... [234] 

Heureux patriote! 
Je n'ai brillé qu'un jour; c'est assez dans la vie. 

195 Ici, Messieurs, je fais une pause. Mentent morta- 
lia tangunt, comme disait le chef de notre école 
mutuelle, lors de la dissolution de ces infortunés 



320 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

amis de la presse, qui n'ont aussi brillé qu'un 
jour. 
2o<^ Dans les vers suivants se trouve exprimée une 
idée bien noble du citoyen de Genève : 

Que le bourreau lui-même obtienne votre fille; 

L'égalité se plaît à ces tendres liens, 

Dont il doit naître un jour des bourreaux citoyens. 

2o5 Voltaire, esprit féodal et monarchique, s'était 
moqué de Rousseau dans ce vers : 

Je marie au Dauphin la fille du bourreau. 

Aujourd'hui, heureusement, nous n'avons plus 
(j'emprunte l'élégante expression d'un illustre dé- 

2IO puté) de Dauphin qui fasse parmi nous le gros dos. 
Après un hommage au drapeau tricolore que, 
grâce à vos artistes, je porte toujours sur mon cœur 
en forme de gilet, le poète rend justice éclatante à 
l'humanité si étendue de nos républicains. Il rap- 

■2i5 pelle ces motions touchantes en faveur des ci- 
devant noirSy et la sensibilité de ce bon Monsieur 
Brissotqui trouvait le sucre aussi amer que Rous- 
seau trouvait le gigot mauvais. On sait d'ailleurs 
que la philanthropie était la vertu principale des 

220 régénérateurs du monde. M. Couthon rejeta l'ap- 
pel au peuple par pitié pour l'agonie de Louis le der- 
nier, et le plus grand tort que l'on puisse reprochera 
M. de Robespierre, est d'avoir augmenté la famine 
de l'an II en portant opiniâtrement dans ses che- 

225 veux la nourriture du pauvre. La Convention Na- 
tionale, soigneuse des plaisirs du peuple, décré- 
tait une foule de fêtes 1 patriotiques, où il était [235] 



C LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 321 

tenu de s'amuser, car, comme dit l'auteur de \'A?-t 
politique, dans une République, 

33o Le jour où l'on doit rire empêchez qu'on ne pleure ; 
Le plaisir ou la mort, qu'on s'amuse ou qu'on meure. 

maxime rigoureusement pratiquée par M. Lebon, 
propagateur des principes dans Arras, lequel fit, 
comme on sait, monter dans le tombereau une 

235 femme et son enfant, que ne divertissaient pas les 
jeux du rasoir national. 

Après avoir applaudi à l'institution des filles- 
tnères, à l'invention du culte de la Raison, repré- 
sentée par des beautés sans culottes, et à la trans- 

240 formation des bagnes en séminaires de la liberté, 
le poète arrive à cette colonie infortunée que n'ont 
pu constituer ni M. J. Juge, ni M. Carrion de Ni- 
sas fils, jeunes publicistes égaux en science et en 
talent, Arcades ambo ! Pour nous servir encore en 

245 passant des expressions du directeur de notre 
école mutuelle : 

Naguère du Texas les plaines solitaires, 
Champ-d' Asile, ont reçu des amis et des frères, 
Amants de la nature, ennemis des tyrans, 
25o Jaloux des droits de l'homme en Europe expirants. 

A ce début plein de majesté, l'auteur fait succéder 
une esquisse rapide des institutions sur lesquelles 
ces vrais Français se proposaient d'asseoir leur 
république, des naissances dans le goût du Prus- 
255 sien Clootz, des morts à la façon de l'Américain 
Payne, et des mariages à là manière du Genevois 
Jean-Jacques. On savait d'ailleurs où trouver des 
compagnes. 

Un peuple entreprenant épouse des Sabines, 



022 LE CONSERVATEUR LITTERAIRE. 

260 Voilà donc la ville tracée au milieu des bruyères, 
les remparts décrits au cordeau et le théâtre indi- 
qué par quatre pieux. Mais l'Amérique, épouvan- 
tée de ces apprêts, | menace la cité naissante : 
alors les colons indépendants tiennent conseil! 

265 ... Pour le soutien de cette indépendance, 
D'une force publique on décrète l'urgence. 
Cinquante Romulus, à la légère armés. 
Et du meilleur esprit, comme on dit, animés. 
Formant un mur d'airain autour de la patrie, 

270 Menacent l'univers de toute leur furie. 

S'il osait quelque jour, insultant à leurs droits. 
Souiller leur territoire à la suite des rois. 

Après cette formidable déclaration on croirait 
que le monde va rentrer en lui-même. Point du 
275 tout. 

Tout marchait à grands pas dans la future Athènes, 
Et déjà sa splendeur datait de trois semaines, 
Quand un sous-lieutenant, d'un piquet escorté... 

Je m'arrête, Messieurs, car la plume tremble 
280 entre mes mains; ce n'est jamais sans une certaine 
épouvante que l'on envisage de près les boulever- 
sements des empires. Ainsi finit cette malheureuse 
colonie du Texas, qui n'eut pas même le temps de 
dépenser son budget. 

285 Le monde apprit sa fin. Minerve sait le reste. 

J'achevais ce chant, quand mon père rentra. Je 
m'esquivai en toute hâte, regrettant de ne pouvoir 
terminer un livre aussi intéressant, et me propo- 



6* LIVRAISON. — LITTÉRATURE FRANÇAISE. 323 

sant bien, d'après la hardiesse des principes qui y 

290 sont exposés impunément, d'engager plusieurs 
vieux écrivains et jeunes auteurs de ma connais- 
sance, les uns, à remettre au jour leurs anciens 
écrits, les autres, à publier leurs nouveaux manus- 
crits, qu'ils gardaient prudemment pour des temps 

295 meilleurs. Cependant une discussion que j'enten- 
dis le soir même dans notre salon sur le quatrième 
chant de l'Art politique, me donna à penser que 
mon enthousiasme pour ce poème 'pourrait bien 
n'être que le fruit de mon ignorance et de | ma [237] 

3oo simplicité. Comme cette lettre est déjà un peu lon- 
gue, je remets à vous raconter dans une prochaine, 
si vous le trouvez bon, comme quoi il me fut à peu 
près prouvé que les trois premiers chants de VArt 
politique n'étaient qu'une longue figure de rhétori- 

3o5 que, appelée vulgairement ironie, comme quoi je 
restai presque convaincu que l'auteur était un 
ultra mauvais plaisant, et comme quoi il me fut du 
moins invinciblement démontré que le quatrième 
chant, que je n'ai pas lu, hurlait de se trouver avec 

3io les autres, suivant l'éloquente expression d'un ho- 
norable ex-préfet. 
Salut et fraternité. 

Publicola Petissot. [Victor Hugo.] 



REVUE LITTÉRAIRE 



ODES 

Par M. Henri TERRASSON. 

M. Henri Terrasson a publié, cette année, un 
petit recueil composé de quatre odes : les deux pre- 
mières sont consacrées à la mémoire de deux des 
grands écrivains du dernier siècle, Voltaire et 
5 Rousseau; l'auteur célèbre, dans la troisième, la 
gloire des armées françaises, et, dans la dernière, 
rend hommage aux vertus de Guillaume Penn. 

Ces odes ne sont pas sans mérite. Bien que la 
plupart des strophes soient déparées par quelques 
10 taches, plusieurs ne manquent cependant ni de 
mouvement, ni d'énergie, et décèlent dans l'auteur 
un sentiment quelquefois juste de l'harmonie ly- 
rique. 

Les strophes suivantes ne nous ont pas paru in- 
i5 dignes d'être remarquées ; la première est tirée de 
l'ode Aux détracteurs de Voltaire; la seconde est 
extraite de l'ode Aux ar^nées françaises. 

Si de nos jours encor l'auguste poésie 
Versait sur nous les flots de sa douce ambroisie, 
20 J'irais, les yeux en pleurs, [238] 



326 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

Ingrats, vous entraîner vers la tombe outragée, 
La tombe, que vos mains ont jadis ombragée 
De lauriers et de fleurs. 

Je n'ai point célébré l'éclat sanglant des armes. 
25 Les Muses savent trop qu'acheté par des larmes. 
Un laurier fut souvent l'emblème du malheur. 
Je n'apportai jamais à l'autel du carnage 

Un criminel hommage ; 
Mais j'ai chanté cet hymne, offert à la valeur. 

3o Abstraction faite de toute opinion personnelle, 
nous citerons encore, comme pleine de chaleur et 
d'énergie, l'apostrophe que le poète adresse à la 
ville de Genève, où le buste de Rousseau a été en- 
levé du lieu des assemblées publiques : 

35 Un nom que ce globe proclame. 

Ton crime cherche à l'effacer! 

Ce marbre, où respirait son âme. 

Rien ne peut-il le remplacer? 

Rousseau, par notre idolâtrie, 
40 "Vengé d'une obscure patrie. 

Fuit tes murs d'opprobre couverts, 

Tu consommes tes vils outrages; 

Mais au contemporain des âges 

Qu'importe un coin de l'univers? 

45 On voit avec peine, après ces beaux vers, des 
images incohérentes comme celle-ci : 

Le vol hardi de l'aigle aux brûlantes campagnes, 
Où s'assied du soleil le trône radieux. 

C'est la première fois qu'on s'avise, poétique- 
5o ment parlant, de représenter le soleil assis sur un 
trône, et un trône assis sur des campagnes. 



6* LIVRAISON. — REVUE LITTÉRAIRE. Ssj 

Il n'est guère possible de trouver une strophe 
plus malheureuse d'expression et d'harmonie que 
la suivante : 

55 Tu triomphes, Colomb, un monde t'appartient. 

Mais sur ces bords lointains quel besoin te retient? 

Viens jouir de ta renommée. [239] 

Quels insignes honneurs t'attendent désormais 1 

L'Espagne le revoit, et sur lui pour jamais 
6o D'un cachot la porte est fermée. 

Le mauvais effet de cette strophe tient au choix 
du rythme qui, se terminant par une rime fémi- 
nine, ne peut convenir qu'à des odes courtes et 
dans le genre gracieux comme la Jeune captive 
65 d'André Chénier. F*. 



EPITRE AUX ELECTEURS 

Par 'un AMI de la Charte et du Roi. 

Voici encore une de ces mille et une brochures 
que personne ne lit. 

C'est une doléance ministérielle, en forme d'é- 

pître, dont le but est d'éclairer l'opinion des éiec- 

70 teurs. Feu le pauvre chevalier du Juste milieu ne 

tint jamais la balance plus égale que ce nouvel 

ami de la Charte et du Roi ; son style n'est ni froid, 

* Signé à la table seulement. 



3u8 LE CONSERVATEUR LITTÉRAIRE. 

ni chaud; ni grave, ni doux; ni plaisant, ni sévère; 
ses opinions paraissent être une espèce de terme 
75 moyen entre le vrai et le faux, le bien et le mal; 
c'est-à-dire, qu'à proprement parler, l'auteur n'a 
pas plus de style que d'opinion. 
Si d'un côté il crie aux électeurs. 

Aux cris que pousse à droite un orgueil en délire, 
80 Opposez la pitié que la faiblesse inspire. 

De l'autre, il dit : 

A gauche, méprisez des tribuns factieux 

Qui vous entraîneraient dans l'abîme avec eux. 

Puis, 

85 L'un, des lis et du trône outrageant la bannière. 
Aux antiques abus veut ouvrir la barrière. 

Et plus bas, [240] 

L'autre, pour liberté, nous offrant la licence, 
Vers le joug d'un tyran marche avec insolence. 

90 Courage, monsieur le ministériel, 

En bon ami de cour. 
N'en épargnez aucun, que chacun ait son tour. 

L'auteur a beau se cacher sous le voile de l'ano- 
nyme, sa manière le trahit; on reconnaît en lui, 
95 sinon l'ami de la Charte et du Roi, du moins l'élève 
et l'admirateur du premier joueur de bascule du 
siècle. On peut même dire à la louange du disci- 
ple, que, sans avoir encore l'étonnante prestesse 



6* LIVRAISON. — REVUE LITTÉRAIRE. 32^ 

et l'admirable dextérité de son maître, il manie 

loo toutefois assez joliment l'instrument ministériel. 

Un vers passable sur cinquante mauvais ne forme 

pas une juste compensation; telle est cependant la 

proportion qu'a observée dans son poème le génie 

spéculatif du poète. Quoi de plus difficile que de 

io5 garder constamment l'équilibre ! 

On a demandé souvent : Qu'est-ce qu'un minis- 
tériel ? Et cette question est restée sans réponse. 
Si vous voulez cependant avoir une idée exacte 
d'une épître aux électeurs, écrite par un homme 
iio de cette trempe, figurez-vous des vers où, à l'es- 
prit sémillant du Journal de Paris, se trouvent 
réunies la gaieté du Moniteur et la clarté du défunt 
Courrier. 

F. 



»*, On vient de publier un ouvrage intitulé : His- 
1 15 toire des Ministres favoris anciens etmodernes. M . Vi- 
gnon, rue d'Aguesseau, n' 12, jaloux de repousser 
d'avance toute inculpation de plagiat, nous écrit 
pour nous prier d'annoncer qu'il s'occupe depuis 
plusieurs années d'un ouvrage intitulé : Histoire 
120 ministérielle de France, depuis l'origine de la monar- 
chie jusqu'à nos jours. Cet ouvrage sera publié par 
livraisons, et le premier volume, qui paraîtra cette 
année, contiendra l'histoire des maires du Palais, 
ministres des rois de la première race. 



TABLE DES MATIERES 



Pages. 
Introduction v 



POESIE 

L'Enrôleur politique, satire ; par M. Victor-Marie Hugo. 3 
Les Vierges de Verdun, ode couronnée en 1819 par l'Aca- 

cadémie des Jeux floraux ; par M. V.-M. Hugo 53 

L'Avarice et l'Envie, conte ; par M. V. d'AuvERNEY 61 

Épitre à Brutus (Les Vous et les Tu) ; par Aristide 109 

Stances à Thaliarque ; par M. Eugène Hugo 114 

Élégie ; par M. J.-J. Réda ii5 

Épigramme ; par M. D. Monières 116 

Cacus (Extrait d'une traduction inédite de VÉnéide) ; par 

M. V. d'AUVERNEY i63 

Les Destins de la Vendée, ode dédiée à M. le vicomte de 

Chateaubriand ; par M. V.-M. Hugo 219 

Épigramme sur le défunt Mercure; par M. D. Monières. 224 
Achéménide (Extrait d'une traduction inédite de VÉ- 

néide) ; par M. V. d'AuvERNEY 275 

Le Désespoir d'Amour, conte ; par M. J.-J. Réda 281 

PROSE 

Du Génie (E.) 167 

Le Duel du Précipice, poésie erse (E.) 225 

LITTERATURES ÉTRANGÈRES 

Littérature anglaise. — Walter Scott. L'Officier de for- 
tune, la Fiancée de Lammermoor (M.) , 63 

Littérature espagnole. — Juan Melendez Valdes. Poe- 

sias escogidas (A.) 285 



332 TABLE DES MATIÈRES. 



LITTERATURE FRANÇAISE 

Essai sur l'Indifférence en matière de religion; par F. de 
La Mennais (D.-B.) 1 1 

Œuvres complètes d'André de Chénier (E.) 18 

L'Observateur au dix-neuvième siècle; par A.-J.-C. Saint- 

Prosper (C. S'-M.) 29 

La Jérusalem délivrée; par Baour-Lormian, de l'Acadé- 
mie française. — i" art. (A.) 73 

Les Vêpres siciliennes. — Louis IX. — 1" art. (V.) 83 

La Panhypocrisiade, comédie épique; par N.-L. Lemer- 
ciER, de l'Académie française. — 1" art. (A.) 117 

L'Esprit du Grand Corneille; par le comte François de 
Neufchateau, de l'Académie française (M.) 124 

De l'Éloquence politique; par P.-S. Laurentie. — i" art. 
(B.) i38 

La Jérusalem délivrée; par Baour-Lormian, de l'Acadé- 
mie française. — 2» et dernier art. (A.) 171 

Lettres sur la nouvelle traduction de la Jérusalem. — 
Observations sur le même ouvrage; par G.-G. (A) 177 

Les Vêpres siciliennes. — Louis IX. — 2' et dernier art. 
(V.) 179 

Réflexions morales et politiques sur les avantages de la 
monarchie ; par M"* C. de M***. — 1" art. (B.) 193 

La Panhypocrisiade, comédie épique ; par N.-L. Lemer- 
ciER, de l'Académie française. — 2' et dernier art. 
(A.) 229 

Histoire de France; par Vély, Villaret, Garnier et Du- 
FAU. — I" art. Œ.) 236 

Trois Messéniennes, suivies de Deux Élégies sur Jeanne 
d'Arc ; par C. Delavigne (S.) 246 

La Famille Lillers; par A.-J.-C. Saint-Prosper, tome I" 
(M.) 25i 

Phocion, tragédie ; par J.-C. RoYOU (H.) 267 

Odes choisies ; par le comte de Valori (S.) 293 

Clovis, tragédie; par N.-L. Lemercier, de l'Institut (E.). . 298 



TABLE DES MATIÈRES. 333 



CORRESPONDANCE 

I" Lettre de Publicola Petissot sur l'Art politique, 
poème ; par Berchoux 3i3 

SPECTACLES 

Théâtre-Français. — Le Frondeur, comédie en un acte 
et en vers ; par M. Royou (H.) 37 

Second Théâtre-Français. — Un Moment d'Imprudence, 
comédie en trois actes et en prose ; par MM. Waf- 

FLARD et FULGENCE (H.) 9I 

Théâtre du Vaudeville. — La Somnambule, vaudeville 
en deux actes; par MM. Scribe et Germain Delavi- 
GNE (H.) 94 

Théâtre de la Porte Saint-Martin. — Cadet-Roussel 
Procida ; par MM. Dupin et Carmouche (H.) 97 

Académie royale de Musique. — Olympie, tragédie lyri- 
que en trois actes. Paroles de MM. Dieulafoi et Bri- 
FAUT ; musique de M. Spontini (H.) 145 

Théâtre-Français. — Le Marquis de Pomenars, comédie 
en un acte et en prose (H.) i5o 

Second Théâtre-Français. — Les Comédiens, comédie 
en cinq actes et en vers; par M. C. Delavigne (H.). . 201 

REVUE LITTÉRAIRE 

Les Trois Nuits d'un Goutteux, poème en trois chants; 
par le comte François de Neufchateau, de l'Acadé- 
mie française (U.) loi 

Aux Missionnaires de l'Irréligion, poème ; par P. -A. Vieil- 
lard (F.) 104 

Constant et Discrète, poème en quatre chants, suivi de 
poésies diverses ; par le comte Gaspard de Pons (V.). i53 

Le Dix-neuvième Siècle, satire ; par Ed. Corbières (F.). . . 164 

Le Dix-neuvième Siècle, épître à M. le comte Ferrand ; 
par RossET (U.) 157 

L'Abus des Mots, satire ; par M*** (F.) iSg 



334 TABLE DES MATIÈRES. 

Trois Messéniennes Royalistes; par Jules Valence (F.). . 2i3 
Le Songe, cantate sur l'heureux accouchement de 
S. A. R. Madame la duchesse de Berri; par Debas- 

siEUX (F.) 267 

L'Institution du Jury, poème ; par Ed. Alletz (F.) 269 

Le Champ-d'Asile, dithyrambe ; par P.-J. (F.) 271 

Odes; par Henri Terrasson (F.) 325 

Épître aux Électeurs; par un Ami de la Charte et du 

Roi (F.) 327 

VARIÉTÉS 

Nouvelles littéraires 44. io5, 214, 329 



ToiiLousr. — Impr. et Libr. Ëdoitard Pritat. — 4o.'il 



I 



SOCIÉTÉ DES TEXTES FRANÇAIS MODERNES 



La Société des Textes français modernes a pour but de 
réimprimer des textes publiés dans les quatre derniers 
siècles, et d'imprimer des textes inédits appartenant à ces 
mêmes siècles. 

Les membres de la Société paient une cotisation an- 
nuelle de vingt francs dont ils peuvent se libérer par un 
versement de trois cents francs. 

Moyennant une cotisation annuelle Ae quarante francs , 
ou un versement de six cents francs, ils peuvent recevoir 
les publications tirées sur papier de Hollande. 

Les exemplaires sur papier de Hollande ne sont pas 
mis dans le commerce. 

Les sociétaires ont droit à toutes les publications de la 
Société, à partir de l'année de leur adhésion. 

Ils ont droit à une remise de 20 "/>- sur le prix de 
chacun des volumes publiés antérieurement. 

La Librairie Hachette à qui a été confié le soin de 
recevoir les cotisations, se charge également de trans- 
mettre à la Société les adhésions nouvelles. 



PUBLICATIONS DE LA SOCIÉTÉ 

PREMIER EXERCICE (igoS) : 

Amyot. Pericles et Fabius Maximus (L. Clément) épuisé 

Des Masures. Tragédies saintes (Ch. Comte) 7 fr. 

Mairbt. La Syloie (J. Marsan) épuisé 

DEUXIÈME EXERCICE (1906) : 

Maistre Pierre Pathelin, fac-similé de l'édition de Guillaume 

Le Roy (E. Picot) épuLé 

Le Festin de Pierre avant Molière (G. de B^-votte) 8 1 

BER^ARDI!( DE Saikt-Pierre. La Vie et les Ouvrages de 

J-J. Roussfou (M. Souriau) !? 5o 

La Muse Française, t. I (J. Marsan) 6 » 



TROISIÈME EXERCICE (1907) : 

Du Bellay. Œuvres Poétiques, t. I. (H. Chamard) épuisé* 

3. DE ScHELANDRE. Tvi' et Sidon (1608) (J. Haraszti) 6 » 

Foktb:<eli,e. Histoire des Oracles (L. M aigron) 6 » 

QUATRIÈME EXERCICE (1908) : 

Voltaire. Lettres Philosophiques (G. Lanson), 2° édition, 3 vol. 10 » 

La Muse Française, t. II (J. Marsan) 6 » 

CINQUIÈME EXERCICE (1909) : 

HÉROET. Œuvres Poétiques (F. Gohin) épuisé 

Du Bellay. Œuvres Poétiques, t. II (II. Chamard) épuisé* 

Tristah. Plaintes d'Acante (J. Madeleine) épuisé 

SIXIÈME EXERCICE (1910) : 

Sebillet. L'Art Poétique François (F. Gaiffe) épuisé 

Correspondance de J.-B. Rousseau et de Brossette, t. I (P. Bon- 

nefon) 6 » 

Sbna?jcour. Rêveries, t. I (J. Merlant) épuisé 

SEPTIÈME EXERCICE (191 1) : 

Du Vair. Actions et Traictez Oratoires (R. Radouant) 6 » 

Bayle. Pensées sur la Comète, t. I (A. Prat) épuisé 

Correspondance de J.-B. Rousseau et de Brossette, t. II (P. Bon- 

nefon) 6 » 

HUITIÈME EXERCICE (1912) : 

Du Bellay. Œuvres Poétiques, t. III (H. Chamard) 3 5o 

Bréboeuf. Entretiens Solitaires (R. Harmand) 6 » 

Bayle. Pensées sur la Comète, t. II (A. Prat) 6 » 

Senancour. Obermann, t. I (G. Michaul) épuisé 

NEUVIÈME EXERCICE (lyiS) : 

Montesquieu. Lettres Persanes (II. Barckhausen), 2 vol 10 » 

Voltaire. Candide (A Morize) 6 » 

Senancour. Obermann, t. II (G. Michaut) 5 » 

DIXIÈME EXERCICE (191 6 et 1915) : 

Ro^SARD. Œuvres complètes, t. I et II (P. Lauraonier) épuisés 

Jean de Lingewdes. OEuvres Poétiques (E.-T. GriQiths) 6 1 

AxFRED DE Vigny. Poèmes Antiques et Modernes (E. Estève) . . . épuisé 

* Les volumes épuisés de Du Bellay, de Ronsard et de Vigny seront réimprimés. 



ONZIÈME EXERCICE (1916 et 1917) 

Maurice Scève. Délie (E. Parturier) ta 

Tristan. La Mariane (J. Madeleine) 6 

DOUZIÈME EXERCICE (1918) : 

Herberat DBS EssARTS. Traduction d'Amadis de Gaule, livre I 

(H. Vaganay), 2 vol ni 

Lamartoe. Saiil (J. des Cognets) 5 

TREIZIÈME EXERCICE (1919 et 1920) : 

De Bellay. Œuvres Poétiques, t. IV (H. Chamard) 12 

Trista>-. La Mort de Sénèque (J. Madeleine) 10 

QUATORZIÈME EXERCICE (1921) : 

RoHSARD. Œuvres complètes, t. III (P. Laumonier) i5 

Bois-Robert. Epistres en vers, t. I (M. Cauchie) 16 



EN PRÉPARATION 

Herberay DES EssARTS. Traduction d'Amadis de Gaule, livres II-IV 
(H. Vaganay). 

Du Bellay. Œuvres Poétiques, t. V. et suiv. (H. Chamard). 

Ronsard. Œuvres complètes, t. IV et suiv. (P. Laumonier). 

Agrippa d'Aubigné. Œuvres complètes, à l'exception de YUistoire Uni- 
verselle (A. Garnier). 

E. Pasquier. Recherches de la France, livre VII (G. Michaut); livre VIII 
(F. Gohin). 

Ch. Sorel. Histoire comique de Francion (E. Roy). 
— Polyandre (E. Roy). 

Tristan. Le Parasite (J. Madeleine). 

ScARRON. Nouvelles tragi-comiques (J. Caillât). 

BoiLEAU. Satires (A. Cahen). 

Articles et brochures relatifs aux Lettres Philosophiques de Voltaire 
(C. Lanson). 

Senancour. Rêveries, t. II (J. Merlant). 

Le Conservateur littéraire (J . Marsan). 

Balzac. Louis Lambert (M Bouteron). 
Etc. 




PUBLICATIONS DE LA SOCIÉTÉ 



CLASSEMENT PAR ÉPOQUES 

XV* SIÈCLE 

Maistre Pierre Pathelin (E. Picot). 

\VI* SIÈCLE 

Herbbray des Essarts. Traduction d'Amadis de Gaule, livre I (H. Va- 

ganay). 
HÉROET. Œuvres Politiques (F Gohin). 
Maurice Scève. Délie (E. Parturier). 
Sebillet. L'Art Poétique François (F. Gaiffe). 
Du Bellay. Œuvres Poétiques (H. Chamard), t. I-IV. 
Ronsard. Œuvres complètes (P. Laumonier), t. I et II. 
Amyot. Pericles et Fabius Maxirnus (L. Clément). 
Des Masures. Tragédies saintes (Ch. Comte). 
Du Vair. Actions et Traicte: Oratoires (R. Radouant). 

XVII' siècle 

J. de Schelandre. Tyr et S'irfon (J. Haraszti). 

J. DE LiNGENDEs. Œuvres Poétiques (E.-T. Grifïlths). 

Mairet. La Sylvie (.?. Marsan). 

Tristan. Les Plaintes d'Acante (J. Madeleine). 

— La Marinne (J. Madeleine). 

— La Mort de Sénèque (J. Madeleine). 
Bois-Robert. Epistres en vers, t, I (M. Gauchie). 
Le Festin de Pierre avant Molière (G. de Bévotte). 
Bréboeuf. Entretiens Solitaires (R. Harraant). 
Fontenelle. Histoire des Oracles (L. Maigron). 
Bayle. Pensées sur la Comète (A. Prat). 

XVm' SIÈCLE 

Correspondance de J.-B. Rousseau et de Brossette (P. Bonnefon). 
Montesquieu. Lettres Persanes (H. Barkhausen). 
Voltaire. Lettres Philosophiques (G. Lanson). 

— Candide (A. Morize). 

Bernardin de Saint-Pierre. La Vie et les Ouvrages de J.-J. Rousseau 
(M. Soudan). 

xi\' siècle 

Senancour. Rêveries (J. Merlant), t. I. 

— Obermann (G. Michaut). 
Lamartine. SaUl (J. des Cognets). 
Le Conservateur littéraire, t. I. (J. Marsan). 
La Muse Française (J. Marsan). 
Alfred de Vigny. Poèmes Antiques et Modernes (E. Estève). 



6fr/372 



La Bibliothèque 

Université d'Ottawa 

Echéonce 

Celui qui rapporte un volume 
après la dernière date timbrée 
ci-dessous devra payer une amen- 
de de cinq sous, plus un sou pour 
chaque jour de retard. 



The Library 

University of Ottawa 

Date due 

For failure to return a bdok on 
or before the last date stamped 
below there will be a fine of five 
cents, and an extra charge of one 
cent for each additional day. 



V 



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CE PQ 1136 

•C65 1922 Vl/1 

COO 

ACC# 1385397 



LE CONSERV 



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